L'ÉQUIPE DES VENDANGEURS est à l'oeuvre deux fois par an, les récoltes ayant lieu en décembre et en juin. Climat tropical oblige. I. HOFFMANN/OUTBACK IMAGE
LES VIGNES DU DOMAINE AUROY sont plantées sur l'atoll de Rangiroa, entre l'océan et le lagon. Le relief très plat les expose à la submersion lors des tempêtes. I. HOFFMANN/OUTBACK IMAGE
DES FÛTS DE CHÊNE NEUFS provenant du Limousin sont débarqués à l'aube au port d'Avatoru, sur l'atoll de Rangiroa. I. HOFFMANN/OUTBACK IMAGE
DOMINIQUE AUROY dans une jeune vigne plantée sur de la « soupe de corail ». I. HOFFMANN/OUTBACK IMAGE
Dominique Auroy, jeune ingénieur chez Cegelec, débarque en Polynésie française en décembre 1965. Et il n'en repartira plus. En 1980, voyant le coût des vins importés dans ce territoire qui en consomme quatre millions de bouteilles par an, il se met à rêver d'un vignoble local. Mais il lui faudra dix ans de tests opiniâtres sur tous les archipels de la Polynésie française pour récolter les premières grappes, à Rangiroa. C'est là, sur cet atoll des Tuamotu, à 350 km au nord de Tahiti et à une heure de vol, qu'il va installer son vignoble.
Début janvier, la récolte de l'été austral s'est terminée. En l'absence de saison froide, il faut pratiquer une taille sévère pour que la plante redémarre un nouveau cycle. Sous la chaleur des tropiques, elle croît de 10 cm par jour. Si bien que les prochaines vendanges auront lieu entre mai et juin, soit deux récoltes par an. Les pieds les plus anciens ont 18 ans et, après 36 vendanges, ils sont de plus en plus productifs.
À Rangiroa, la vigne pousse sur un sol très pauvre et très calcaire composé de « soupe de corail » qu'il faut enrichir en apportant du compost au pied de chaque plant. Dans cet environnement, le phylloxéra n'existe pas. La vigne est donc franche de pied, ce qui confère plus d'arômes et de matière aux vins. Le mildiou n'existe pas non plus. Mais d'autres ennemis menacent le vignoble. En 2006, une armée de tupas, les crabes du cocotier, a dévasté 500 plants. Il arrive aussi que les cochons sauvages visitent le domaine. À chaque invasion, les exploitants doivent déployer des trésors d'ingéniosité car seules des méthodes naturelles de lutte peuvent être envisagées.
Les intempéries n'épargnent pas non plus le domaine. En 2009 et 2010, deux dépressions tropicales ont noyé les vignes sous des eaux saumâtres pendant plusieurs jours. La plantation culmine à 1 m au-dessus du niveau de la mer et sa situation à mi-chemin entre l'océan et le lagon l'expose à une montée des eaux dès que la houle est trop forte. Heureusement, les pieds les plus anciens ont bien résisté.
Autre particularité : sous les tropiques, l'ensoleillement est constant. Il dure 11 h 30 par jour, contre 16 heures par jour en été en métropole. De ce fait, les raisins sont moins riches en sucres et en couleur au moment de la récolte. Difficile d'obtenir de véritables rouges. C'est pourquoi Dominique Auroy a cessé d'en produire en 2008 au profit des rosés et des blancs.
Cette année-là, Serge Dubs (meilleur sommelier du monde en 1989), de passage en Polynésie, lui suggère de produire du blanc de noirs avec son carignan. Pour obtenir des jus clairs et conserver de la fraîcheur, il le récolte en sous-maturité et le presse immédiatement après la vendange. Ce blanc est peut-être le seul au monde vinifié à partir de carignan noir.
Aujourd'hui, une soixantaine de personnes vivent de la vigne. L'exploitation est rentable depuis l'année dernière seulement, tant les coûts de production sont exorbitants. Tous les travaux sont manuels. La vendange est une opération hors du commun. En période de cueillette, seize vendangeurs partent aux aurores en bateau du village d'Avatoru pour rejoindre le domaine Ampélidacées, implanté sur un autre bout de l'atoll. Ils arrivent sur place en 25 minutes, après la traversée de la passe d'Avatoru.
Vers 16 heures, ils font le chemin inverse avec la récolte du jour. Arrivés au petit port local, ils chargent un camion pour rejoindre le chai à quelques centaines de mètres de là. Pendant les quatre semaines que dure une vendange, il faut au minimum 26 allers-retours pour transporter plusieurs dizaines de tonnes de raisin. Une fois que les vins sont élevés, ils sont envoyés, toujours par bateau, à Tahiti pour y être embouteillés.
Aujourd'hui, la vigne fait partie intégrante du paysage de l'atoll de Rangiroa et il est difficile d'imaginer Tahiti sans son vin. Le domaine Ampélidacées couvre 7 ha avec un rendement de 25 hl/ha. « La demande est supérieure à la production, ce qui nous permet de faire monter les prix et d'être rentables. Nous vendons nos vins autour de 30 €/col prix consommateur », explique Dominique Auroy.
La qualité de ces vins est comparable à celle de la métropole. Les professionnels ne s'y sont pas trompés : le vin blanc sec (millésime 2008) et le vin de corail (2009) ont obtenu deux médailles d'argent aux Vinalies internationales de Paris.
Fort de son originalité, le vin de Tahiti est devenu incontournable sur toutes les bonnes tables de l'archipel. 40 000 bouteilles sont produites par an. 90 % de la production sont consommés surplace et 10 % en Métropole. Il n'est, pour l'heure, pas vendu aux États-Unis à cause des barrières douanières, et il est un peu cher pour les Japonais. En revanche, les Québécois semblent séduits par sa qualité. Désormais, l'exploitation vise la certification bio.
Et comme s'il avait peur de s'ennuyer, Dominique Auroy s'est trouvé un nouveau défi : réimplanter la canne à sucre à Tahiti où une distillerie existait entre 1895 et 1906. Les tests vont bon train sur treize espèces de canne à sucre différentes. Un premier rhum de Tahiti bio a été élaboré, qu'on peut déjà trouver chez les bons cavistes de l'île.
Cinq permanents formés sur place
Depuis le début des années 2000, la société Ampélidacées, qui gère le vignoble, implique les Polynésiens dans son développement. Elle crée des formations viticoles au collège technique de Rangiroa. Des élèves participent aux travaux du domaine et certains cours sont même donnés en plein air sous les cocotiers. Depuis 2002, près de 200 jeunes ont reçu une formation leur permettant à terme d'être recrutés par la société. Nul doute que les futurs responsables du vignoble se trouvent parmi eux. Le scepticisme initial des autochtones a fait place à l'enthousiasme. Jacqueline Tuaie, l'actuelle cheffe de culture, est d'ailleurs une Polynésienne arrivée au domaine il y a quinze ans. Elle se souvient des débuts où il fallait creuser à la pelle pour planter les ceps. À présent, elle dirige une équipe de huit permanents dont Hokulea qui a rejoint l'exploitation en 2010 après avoir été mécanicien et qui est très fier de cette reconversion.