À Marseillan, dans l'Hérault, les Caves Richemer déboursaient 40 000 € en levures sélectionnées avant chaque vendange. Depuis cinq ans, leur facture est tombée à 2 000 €.
Pierre-Yves Rouillé, le directeur technique, ensemence toujours toutes ses cuves. Mais, désormais, il commence par multiplier ses LSA dans des fermenteurs. Pour cela, il a fait appel à Vivelys, spécialiste des levains actifs. « Nous avons acquis quatre fermenteurs car nous dépensions beaucoup pour les LSA sans être certains que nos saisonniers les réhydrataient correctement. Rien ne garantissait que c'étaient bien elles qui réalisaient les fermentations. »
Grâce aux fermenteurs, il ne faut plus que 100 kg de levures à la cave pour ensemencer ses 90 000 hl annuels, contre 1,5 tonne auparavant. « Dans un fermenteur de 20 hl, il faut mettre 1 kg de LSA, de l'eau, du moût centrifugé ou filtré, du DAP et, dans de rares cas, du bicarbonate de potassium pour désacidifier le milieu. Le tout est agité en continu et oxygéné grâce à un débitlitre », livre Jean-François Gilis, chef de produits chez Vivelys. Quand le levain mousse trop, la cave doit également incorporer un antimousse à base d'huile végétale, « moins de 1 ml/hl, et sans résidus dans le vin ». L'entreprise ne dévoile pas davantage sa recette, de peur d'être copiée.
Inquiets de voir cette pratique prendre de l'ampleur, les producteurs de levures dénoncent un manque de transparence (voir l'encadré ci-dessous).
Toujours est-il que cette mixture permet d'obtenir 20 kg de levures en 15 heures à partir de 1 kg. « Nous décomptons les populations au bout de 12 heures, à l'aide d'un microscope, poursuit Pierre-Yves Rouillé, et nous nous assurons qu'elles sont bien viables par colorimétrie. » Lorsque le levain renferme 300 millions de levures par ml, un oenologue saisonnier, dédié aux fermenteurs, l'injecte dans les cuves à fermenter. Le directeur lui a confectionné un chariot avec un bac dans lequel il verse le levain par gravité, et une pompe, qui ne sert qu'aux ensemencements, pour éviter les contaminations.
Pierre-Yves Rouillé a longtemps utilisé 40 LSA différentes pour vinifier les 25 cépages de la cave. Comme il ne dispose que de quatre fermenteurs pour les multiplier, il a été contraint de réduire son assortiment. « J'en ai retenu une vingtaine. Avec le recul, je réalise que c'est largement suffisant. » Il ne regrette pas son investissement : « Les phases de latence sont beaucoup plus courtes et les arrêts de fermentation moins fréquents. » Cerise sur le gâteau, le directeur juge les vins plus nets et plus fruités.
Tout le monde ne montre pas le même enthousiasme. À l'IFV de Bourgogne, Vincent Gerbaux a du mal à croire que la souche utilisée au départ reste pure. « Il est déjà très difficile d'éviter les contaminations dans un laboratoire, avec du personnel formé. Je vois mal comment ce pourrait être le cas dans une cave. Et personne ne fait de PCR [test génétique] pour s'en assurer », explique ce spécialiste de la microbiologie. Mais Pierre-Yves Rouillé ne se fait pas de souci. L'ICV contrôle régulièrement l'implantation des LSA dans ses cuves, avec de bons résultats.
« Et si la vendange arrive plus tard que prévu, que fait-on du levain ? », poursuit Vincent Gerbaux. D'après Jean-François Gilis, celui-ci se conserve 24 heures. Pierre-Yves Rouillé n'a pas besoin de ce délai. Sa cave vinifiant essentiellement des blancs, il peut attendre que le raisin arrive pour lancer ses levains. « Le pressurage et le débourbage laissent le temps aux levures de se multiplier. »
Vincent Gerbaux rappelle aussi que les levuriers établissent des recettes très précises pour multiplier et réhydrater les souches, afin de préserver les qualités pour lesquelles elles ont été sélectionnées (résistance à l'alcool, révélation d'arômes...). « Un fermenteur peut porter atteinte à l'état physiologique de la levure et amoindrir ses performances. Elle peut alors produire des composés soufrés ou engendrer une montée d'acidité volatile. À l'heure où l'on met en oeuvre des itinéraires de vinification de plus en plus rigoureux, il est dommage de faire l'impasse sur la microbiologie », conclut le chercheur. Lui ne prendrait pas de risques « sachant que la levure est loin d'être l'intrant le plus cher ».
Pourtant, Vivelys affirme avoir séduit 45 caves à travers le monde, qui ensemencent au total 8 millions d'hectolitres par an. Pour l'heure, cette pratique concerne les grosses unités, produisant au moins 30 000 hl. En France, elles sont sept à avoir franchi le pas. Un fermenteur de 20 hl coûte 12 000 €. « Entre le matériel, la formation et la maintenance, le recours au "levain actif" revient au moins à 40 000 € », indique Jean-François Gilis. Compte tenu des économies qu'il a réalisées, Pierre-Yves a déjà amorti sa dépense.
Les levuriers se rebiffent
Les producteurs de levures voient les fermenteurs d'un mauvais oeil. « Cette pratique soulève plusieurs questions, expose Didier Théodore, chef de produit levures chez Lallemand. Quid de la propriété intellectuelle et du respect du travail réalisé par les partenaires institutionnels ? C'est un peu facile d'arriver après et de multiplier des levures qui ont demandé des années de recherche. » Didier Théodore dénonce aussi une inégalité de traitement. « Les LSA, très contrôlées, doivent être exemptes de produits indésirables. Pour les levains actifs, c'est le flou artistique. » Comme Vincent Gerbaux, il explique qu'il est impossible pour une cave de produire des cultures pures de LSA. « Or, on sait que des espèces comme Kloeckera, Candida ou Pichia produisent beaucoup de composés soufrés, d'acide acétique et d'acétate d'éthyle. » Il considère ainsi que les « levains actifs » ne sont rien de plus qu'un pied de cuve amélioré. « C'est un retour en arrière, après trente ans de progrès sur la production des levures afin qu'elles arrivent dans un bon état physiologique. » Il rappelle enfin que c'est en Australie que la propagation est la plus répandue, « or, c'est là-bas que nous vendons le plus de levures de reprise de fermentation ».
Le Point de vue de
CHARLES DALLIER, DIRECTEUR DE LA CAVE L'OCCITANE, À SERVIAN, DANS L'HÉRAULT
« Il faut s'organiser et planifier les préparations »
« Il y a deux ans, nous avons acquis cinq fermenteurs de 20 hl pour vinifier nos 230 000 hl. Depuis, nous avons divisé nos achats de levures par dix. C'est très rentable, mais ce n'est pas si simple. Il faut s'organiser et établir un planning de préparation de levains, calqué sur celui des arrivées des raisins. Cela demande une petite gymnastique, d'autant que nous utilisons 30 LSA. La réalisation de levains demande des bases en microbiologie. Nous confions ainsi cette tâche à des oenologues saisonniers. Ils s'occupent des fermenteurs, comptent les levures et s'assurent de leur viabilité. Les fermenteurs renferment au moins 200 millions de levures par ml après 16 heures de multiplication. C'est à ce moment-là que nous utilisons ces levains pour ensemencer nos cuves. Il faut aller vite pour que les levures gardent une bonne viabilité et ajuster la température du levain à celle de la cuve à ensemencer. J'ai peu de recul sur le profil des vins, mais j'ai noté une diminution des temps de latence : les fermentations débutent plus vite. »