Après des années d'hégémonie, Saccharomyces cerevisiæ va-t-elle devoir céder du terrain à d'autres levures ? Les fabricants en sont convaincus. « Nous en sommes aux balbutiements de l'utilisation des levures non-Saccharomyces. Le champ des possibles est immense », indique Olivier Pillet, responsable du développement des biotechnologies chez IOC.
Anne-Claire Bauquis, responsable du marketing vin chez Chr. Hansen, qui affirme avoir identifié une douzaine d'espèces ou de souches de levures non-Saccharomyces intéressantes, partage cet avis. Pour les vendanges 2017, cette société en distribue quatre. « On sent un réel intérêt sur le terrain. En 2009, nous avons lancé Prélude, la première Torulaspora delbrueckii du marché. Depuis, nous enregistrons chaque année une croissance à deux chiffres de nos ventes pour ces levures. Et nous allons encore enrichir notre gamme », promet Anne-Claire Bauquis.
Ajoutées très tôt à la vendange, les non-Saccharomyces colonisent le milieu, barrant ainsi la route aux levures apiculées productrices d'acétate d'éthyle, aux Bretts et autres micro-organismes indésirables. On peut supprimer le sulfitage ou sécuriser les vinifications que l'on conduisait déjà sans SO2. On appelle cela la bioprotection. Qui plus est, certaines de ces levures étoffent le profil organoleptique des vins.
C'est l'abandon du SO2 en vinification qui a conduit l'oenologue alsacien Arnaud Immélé à lancer Primaflora, la première préparation de levures contenant des non-Saccharomyces. « La vinification sans SO2, c'est l'avenir. Ceux qui l'ont essayée ne reviennent jamais en arrière. Ils ont compris que, pour lutter contre les Bretts, la bioprotection se montre bien plus efficace que le sulfitage », affirme-t-il.
À Bordeaux, Thomas Duclos, oenologue associé chez noTeam, est un fervent adepte de cette bioprotection qu'il pratique depuis 2009. Il assure qu'aujourd'hui plus des deux tiers de ses clients l'utilisent, qu'ils soient en AOC Bordeaux ou en grands crus. « À l'origine, nous y sommes venus pour régler le problème des Bretts. On a essayé Torulaspora delbrueckii pour occuper le milieu. Cette levure est très sensible au SO2, ce qui nous a amenés à supprimer le sulfitage lors de l'encuvage. Ce faisant, nous avons considérablement réduit les problèmes de phénols volatils. Torulaspora nous paraît la plus efficace pour lutter contre les Bretts. Elle renforce également le fruité des vins. Mais d'autres espèces paraissent intéressantes, comme Kluyveromyces thermotolerans pour sa capacité acidifiante et Metschnikowia fructicola, qui apporte du velouté et du gras. »
Toujours à Bordeaux, Sandra Duboscq, oenologue conseil chez nocentres, prône elle aussi cette technique : « Depuis cinq ans, nos clients ont massivement baissé les doses de SO2 à l'encuvage. Ils ont obtenu des vins plus expressifs et plus fruités, avec moins de Bretts et pas plus de volatile. Les malos sont également plus rapides, ce qui est intéressant pour présenter les vins en primeur. Nous avons testé la bioprotection sur le dernier millésime afin de sécuriser ces itinéraires. Nous n'avons pas constaté de grosse différence par rapport aux années précédentes. Mais l'été a été très sec et l'état sanitaire de la vendange était excellent. La bioprotection est certainement plus avantageuse les années pluvieuses. »
À l'IFV de Beaune, Vincent Gerbaux a travaillé sur la bioprotection des macérations préfermentaires à froid. « En l'absence de SO2, Hanseniaspora a une aptitude remarquable pour se multiplier dans les moûts, même à une température fraîche de l'ordre de 15 °C, observe-t-il. Or, cette levure produit dix fois plus d'acétate d'éthyle que Saccharomyces », la substance responsable des notes acescentes dans les vins. Pour lui faire barrage, Vincent Gerbaux a sélectionné une Metschnikowia fructicola, vendue sous le nom de Gaïa depuis l'an dernier. « Cette souche respecte le terroir. Elle ne fermente pas et nous n'avons pas observé d'impact sur les arômes. Mais ce n'était pas le but. Nous souhaitions avant tout éviter les altérations », explique Vincent Gerbaux.
À la chambre d'agriculture d'Indre-et-Loire, Philippe Gabillot a également obtenu de bons résultats avec cette levure. « Comme nous avons pu supprimer le SO2 durant la vinification, nous avons obtenu des vins présentant moins de réduction. Avec la bioprotection, on ne peut pas rater ses cuvées », se réjouit-il. Pour lui, cette technique a de l'avenir. « Les excès du climat provoquent de nouvelles déviations. Il y a ainsi de plus en plus de Skizosaccharomyces. Le SO2 ne peut pas tout régler. On le voit bien avec les Brettanomyces. »
Stéphane Yerle, consultant basé en Languedoc, est tout aussi enthousiaste : « Depuis les années 2000, il n'y avait plus guère d'innovations très excitantes en oenologie. Avec la bioprotection, on peut développer de nouvelles stratégies afin de diminuer l'agressivité des rouges, augmenter la fraîcheur des vendanges très mûres, améliorer les macérations en grappes entières... »
Ainsi, pour que les vins rouges soient moins agressifs, il conseille Torulaspora delbrueckii car elle apporte du volume et du gras en bouche. Et pour un gain de fraîcheur, il préconise Lachancea thermotolerans à l'encuvage. Cette espèce transforme les sucres en acide lactique et fait gagner de 1 à 1,5 g/l d'acidité totale aux vins et perdre entre 0,1 et 0,2 point de pH. Enfin, contre les Bretts, il favorise un ensemencement mixte non-Saccharomyces/Saccharomyces pour obtenir « un enchaînement dynamique des populations, de l'encuvage jusqu'à la fin de la malo ».
Mais il y a un hic. Comme ces levures ne fermentent pas ou peu, il faut continuer d'ensemencer les moûts en S. cerevisiæ. Deux ensemencements sont donc nécessaires là où il en suffisait d'un. En outre, les non-Saccharomyces coûtent de 55 à 100 €/kg contre 20 à 40 €/kg pour les Saccharomyces. Ces préparations étant recommandées aux doses de 20 à 30 g/hl, les coûts augmentent.
Trop ? Stéphane Yerle s'en défend. « C'est durant la phase préfermentaire qu'on crée la valeur ajoutée du vin. C'est là qu'il faut investir. On peut en revanche diminuer les coûts sur d'autres postes. Ainsi, je ne rajoute plus de nutriments car les levures de bioprotection en apportent. Et j'utilise des Saccharomyces de premier prix. »
Pour Thomas Duclos, « la bioprotection est une assurance contre les déviations fermentaires. Elle a un prix, c'est certain. Mais combien coûte une cuve qui dévie ? Pour rester viable, une entreprise ne peut pas se louper. Et pour ceux qui font des vins sans soufre, la plus-value couvre largement le surcoût », affirme-t-il.
« Comme tout nouveau produit, les non-Saccharomyces sont chères parce que les coûts de développement sont élevés. Mais les prix devraient baisser une fois les productions devenues plus industrielles », glisse Vincent Gerbaux. Sans doute le passage obligé pour la démocratisation de cette pratique.
Torulaspora, la star du marché
Dix-neuf LSA à base de non-Saccharomyces sont disponibles pour ces vendanges. Douze d'entre elles renferment une Torulaspora delbrueckii. Cette espèce a été repérée la première pour sa capacité à produire des esters lors des fermentations spontanées. Elle donne de bons résultats contre les Bretts et renforce le caractère fruité des vins. Elle a néanmoins une petite capacité fermentaire qui n'est pas toujours recherchée. Elle aide aussi à réduire l'acidité volatile des liquoreux.
Trois préparations sont, elles, à base de Metschnikowia pulcherrima. Elles sont vendues pour améliorer la complexité aromatique des vins et empêcher le développement de flores indésirables.
Une autre Metschnikowia est distribuée : la fructicola. Elle s'implante dans les moûts sans consommer de sucres ni produire d'acidité volatile. Elle empêche l'implantation des levures du genre Hanseniaspora, productrices d'acétate d'éthyle. Elle sécurise les macérations préfermentaires à froid.
Quant à Kluyveromyces thermotolerans et à Lachancea thermotolerans, elles produisent de l'acide lactique à partir du sucre. Ce qui est intéressant pour les vins qui manquent de fraîcheur. Deux préparations sont commercialisées.
Enfin, une préparation est à base d'une Pichia kluyveri, levure sélectionnée pour son aptitude à libérer des thiols et à consommer l'oxygène des moûts.
Des levains costauds
Les levains issus de non-Saccharomyces sont plus robustes que ceux de Saccharomyces. La plupart se préparent en réhydratant les levures sèches dans de l'eau non chlorée à 20-25 °C. Ils s'utilisent ensuite toute la journée, alors que les Saccharomyces doivent être employées 30 min après avoir été réhydratées. Les non-Saccharomyces s'ajoutent à l'encuvage - en les versant dans la pompe à vendange - ou au vignoble. « En vendange mécanique, je préconise un ensemencement des bennes des machines car les micro-organismes se développent dès que les jus sortent des baies. En vendange manuelle, on pulvérise les préparations sur la table de tri ou à la pompe à vendange. En 2014, face au danger de Drosophila suzukii, on a pulvérisé directement sur les caisses de raisins », confie Thomas Duclos.
Les rouges avant tout
Pour l'heure, la bioprotection est davantage utilisée dans la vinification des rouges. « En blanc, on élimine d'emblée les levures présentes sur le raisin avec le pressurage. Le risque d'altération microbiologique est donc moindre », rappelle Vincent Gerbaux, de l'IFV de Beaune. Par ailleurs, les non-Saccharomyces étant pour la plupart sensibles au SO2, leur utilisation impose des vinifications sans sulfites. Se pose alors le problème de la protection des moûts contre l'oxydation, qui reste la difficulté numéro un pour l'élaboration des blancs et rosés sans sulfites. Néanmoins, les choses pourraient changer à la suite du récent lancement par Chr. Hansen d'une Pichia kluyveri, recommandée pour les blancs et les rosés, et qui a la particularité de consommer l'oxygène dans les moûts et de favoriser les thiols.