« Les remontages favorisent la circulation du vin par des chemins préférentiels, au travers du marc », explique Christophe Coupez, directeur du centre oenologique de Pauillac. Il préfère les délestages. Selon lui, cette technique permet un lessivage homogène du marc sans extraire les tannins les plus astringents. « À chaque fois que j'ai comparé les remontages et les délestages, j'ai obtenu des vins plus enrobés et équilibrés avec la seconde méthode. »
Mais il ne déleste pas comme tout le monde. Bien sûr, il commence par transvaser le moût dans une autre cuve, où il reste le temps que le marc s'écrase sous son propre poids et libère tout son jus. C'est lorsqu'il renvoie le jus qu'il se distingue. « Alors que certains renvoient le jus par des petits tuyaux en faisant tourner leur pompe à fond pour exploser le marc, je prône une technique beaucoup plus douce, découverte à l'ICV, prévient l'oenologue. Mieux vaut choisir des tuyaux de diamètre supérieur à 70 mm pour avoir un débit important mais peu de pression sur le marc. Le vigneron peut utiliser un chapeau chinois, un arroseur, ou simplement faire couler le moût le long de la paroi de la cuve. L'essentiel est que le marc soit bien immergé et qu'il remonte ensuite tranquillement à la surface. »
Hervé Godin a bien pris le pli. Responsable d'exploitation du château Peyrat-Fourthon (22 hectares, à Saint-Laurent-Médoc), il déleste ses lots de cabernet-sauvignon, merlot et petit verdot de manière douce jusqu'à 20 fois par jour. « Ce n'est pas toujours évident de s'organiser, mais nous avons la chance d'avoir des vendanges espacées. Lorsque nous remplissons une cuve, nous l'attribuons à l'un de nos cinq cavistes qui la déleste en continu après une macération préfermentaire à froid », détaille-t-il.
Avant le début de la fermentation, il injecte systématiquement du CO2 par le haut des cuves pour protéger le moût. Pour drainer plus rapidement le moût au travers du marc, Hervé Godin a installé des petits tubes en plastique au fond de ses cuves.
« Nous réduisons la fréquence des délestages à mesure que la teneur en alcool augmente. Lorsque nous ne percevons plus d'amélioration à la dégustation, nous arrêtons. Lors des bonnes années, il nous arrive de délester jusqu'à 1010 de densité. » Christophe Coupez n'y voit pas d'inconvénient dès lors que la vendange est récoltée à pleine maturité. « Si la bouche est un peu creuse en fin de fermentation, on peut encore réaliser quelquesdélestages pour la regonfler. »
La dégustation doit guider le vinificateur après chaque délestage. Le vigneron peut également s'aider du rapport tannins sur anthocyanes, qui doit se rapprocher de 4,5, et de l'indice de polyphénols totaux pour savoir quand arrêter l'extraction. La couleur du marc donne aussi une bonne indication. « En fin de macération, les marcs délestés sont bien plus homogènes et d'un rose plus pâle que les marcs remontés », constate-t-il.
Comme il lessive complètement le marc pendant la fermentation, Hervé Godin préfère réincorporer les vins de presse dans son second vin. Une recette payante : à la Coupe des crus bourgeois, qui existe depuis 2008, son vin a été classé six fois dans le top 10.
Thomas Duclos préconise le remontage de deux ou trois volumes de cuve en début de fermentation. Autour de 1060, cet oenologue de Libourne demande souvent aux vignerons de réaliser un ou deux délestages, en renvoyant le jus contre la paroi, pour extraire les dernières pulpes restées coincées dans le marc.
« C'est une bonne technique d'extraction lorsqu'elle est réalisée de manière douce. Mais comme j'incite les vignerons à ne pas pousser les maturités, pour qu'ils gardent des vins frais et aromatiques, il n'est pas question d'en faire davantage, au risque de trop extraire. » Pour peaufiner la structure des vins, il préfère jouer avec les presses.
Autres temps, autres moeurs
Entre 2002 et 2005, l'IFV a comparé l'influence des remontages et des délestages sur des vins de plusieurs régions, issus de raisins récoltés à bonne maturité phénolique. À l'époque, il était conseillé d'éclater le marc avec un jet puissant de vin. Les techniciens ont donc opéré de cette manière. Ils ont commencé à les délester après une chute de 20 points de densité et, selon les cas, jusqu'à 1040 ou 1010. Les remontages ont, quant à eux, été adaptés à la qualité de chaque lot.
Dans 70 % des essais, le délestage a induit une augmentation de l'extraction des polyphénols et une intensification de la couleur par rapport au remontage. Les vins délestés présentaient, en moyenne, 8 % d'anthocyanes en plus.
Ils se sont par contre révélés moins riches en tannins polymérisés, facteurs d'astringence. D'ailleurs, à la dégustation, les vins délestés ont été jugés moins végétaux, moins tanniques et moins amers. Ils présentaient davantage de rondeur et un meilleur équilibre. Ces différences ont persisté dans le temps.
En revanche, aucune amélioration n'a été constatée chez les vins délestés plus de trois fois durant la fermentation alcoolique jusqu'à 1010 de densité. « Dans ce cas, nous avions plutôt tendance à renforcer l'astringence, explique Emmanuel Vinsonneau, de l'IFV de Bordeaux-Blanquefort. Mais nous renvoyions le jus de manière puissante avec un embout réducteur de débit. Ce que ne font pas les propriétés conseillées par Christophe Coupez. »
Vincent Bache-Gabrielsen, directeur des châteaux Pédesclaux et Lilian Ladouys et consultant pour les châteaux Belle-Vue, Gironville et Bolaire, dans le Médoc (Gironde) « Dans l'imaginaire collectif, les délestages sont agressifs »
Convaincu par ses essais avec Christophe Coupez, Vincent Bache-Gabrielsen a adopté le délestage « soft ».
« En 2002 - j'étais saisonnier pour le centre oenologique de Pauillac -, j'ai suivi le château Belle-Vue aux côtés de Christophe Coupez. Là-bas, plusieurs essais nous ont appris que les cuves remontées étaient plus agressives que les cuves délestées. J'ai procédé à une série d'expériences à château Pédesclaux, en 2010. Dans les cuves qui avaient été à la fois délestées et remontées le rapport tannins/anthocyanes était plus élevé que dans celles que nous avions uniquement délestées. Leur astringence aussi. Depuis, dans les cinq propriétés pour lesquelles je travaille, j'ai abandonné les remontages au profit des délestages et de quelques pigeages pour déstructurer le chapeau. Nos vins sont plus harmonieux et se stabilisent plus rapidement.
Nous délestons chaque cuve 15 à 25 fois durant la fermentation dès que le chapeau est bien formé et que la fermentation est enclenchée. À chaque fois, nous laissons le marc reposer au moins 1 h 30 pour qu'il devienne bien compact et libère tout son jus. Lorsque la densité tombe à 1010, les vins sont dégustés après chaque délestage et nous décidons de l'opportunité de continuer.
En 2008, un millésime très élégant, nous avons réalisé jusqu'à huit délestages après la fermentation. Dans ce cas, nous inertons la cuve tampon, tandis que le marc est protégé par son nuage gazeux.
Les grilles classiques se bouchant trop rapidement, j'ai fait poser des filtres à persiennes dans les cuves pour que le jus s'écoule facilement.
Les gens imaginent souvent que l'on explose le marc avec des lances à incendie. Ce n'est pas le cas. À Pédesclaux et Lilian Ladouys, nous travaillons tout en douceur par gravité. Dans les autres propriétés que je conseille, le jus est aspergé sur toute la surface du marc à l'aide d'un tuyau de 70 mm et d'un arroseur de marc ou d'un chapeau chinois.
Le seul inconvénient des délestages est leur demande en cuverie et en personnel. Au château Belle-Vue, nous ne disposons que de trois cuves tampons de 80 hl pour 2 500 hl vinifiés chaque année. Nous jouons sur les macérations préfermentaires à froid pour différer les départs en fermentation et échelonner les délestages. »