LES VENDANGES se font à la main et en famille pour des rendements très faibles à 8 hl/ha. PHOTOS : M.-L. DARCY
FORTUNATO GARCIA soigne son Czar, un vin liquoreux non muté titrant 20,10°. Une rareté à 900 € la bouteille.
Au milieu de l'Atlantique, à 1 600 kilomètres du continent européen, les neuf îles volcaniques des Açores réservent bien des surprises. À commencer par leur vignoble. Sur les pentes abruptes de trois de ces îles - Graciosa, Terceira, et Pico -, les Açoréens font pousser des vignes dans de petits enclos appelés « currais » qu'ils ont délimités avec des pierres de basalte ramassées à même le sol.
Sur l'île de Pico, où est produit 95 % du vin des Açores, ces enclos ont été classés par l'Unesco au patrimoine de l'humanité depuis 2004. Les currais ne dépassent pas 12 m2 et abritent au maximum trois ou quatre plants de vigne, enracinés dans les fissures naturelles de la roche ou des fentes creusées par l'homme. Car il n'y a pratiquement pas de sol où les racines peuvent prospérer. Elles doivent directement plonger dans la roche mère pour s'accrocher et trouver de l'eau comme des nutriments.
En hiver, les sarments sont rabaissés pour que les murets les protègent du vent marin. L'été, les viticulteurs les soulèvent légèrement afin que les raisins arrivent à maturité. Dans ce pays tempéré, les murs de basalte servent d'accumulateur de chaleur.
La production est concentrée autour de Madalena, la capitale située à l'ouest de l'île. La zone inscrite au patrimoine couvre 3 000 ha, dont 930 classés, le reste étant en zone tampon.
En août 2014, le programme Vitis a été mis en place par le gouvernement régional des Açores. Son but ? Remettre en culture des currais abandonnés. Doté de 20 millions d'euros (fonds européens), il a bénéficié à 300 viticulteurs et porté à 530 ha la superficie de production en 2017. La surface totale défrichée devrait atteindre 800 à 1 000 ha d'ici à la fin du programme, en 2019.
« Dans les parcelles abandonnées, les arbres doivent être arrachés et les murets reconstruits. Il faut replanter des cépages traditionnels comme l'arinto des Açores, le terrantez do Pico et le verdelho. Pour le bâti, seuls le bois et la pierre sont autorisés. Les producteurs ayant obtenu des aides ont l'obligation de maintenir la vigne durant sept ans au moins. Le résultat de toutes ces mesures est visible », explique Monica Goulart, architecte au sein du cabinet du paysage classifié des Açores.
Le vignoble et le vin lui-même étaient en voie de disparition. « Nous revenons de loin. Avant Vitis, la production de Pico ne devait pas dépasser les 150 hl. Maintenant, nous allons vers les 3 000 hl. Nous certifions en DOC Pico ou en IGP vin des Açores 70 % de ce volume. Le reste est en vin sans indication géographique », se félicite Vasco Paulos, directeur de la Commission viticole de la région Açores. Les vins d'appellation Pico sont uniquement blancs, tranquilles, effervescents ou liquoreux. Les IGP sont produites dans les trois couleurs. Quant aux vins sans IG, la plupart sont obtenus à partir d'isabelle et nommés « cheiro », c'est-à-dire « odeur » en portugais en raison de leur puissant arôme de fruits rouges.
À Pico, il n'existe pas deux vins, ni deux années identiques. Sur les pentes de cette île volcanique, les conditions de production sont des plus rudes. Avec le changement climatique, les années atypiques se multiplient. Des tempêtes violentes se lèvent et chargent l'air de sel qui brûle la vigne. En 2017, ces vents salins ont ainsi détruit 80 % des grappes.
« Comme les sols sont très pauvres, nous récoltons environ 8 hl/ha, soit dix fois moins qu'à Bordeaux ou en Bourgogne. Les familles font du vin depuis des siècles selon des méthodes traditionnelles. Et les recommandations scientifiques sont peu suivies », explique Thomas Grundmann, coordinateur de la Coopérative vitivinicole de l'île de Pico, qui réunit cinquante-trois petits et moyens producteurs de raisin. Le classement de l'Unesco ne permet pas de transformer radicalement la manière de cultiver la vigne.
Parmi les multiples surprises des Açores : ses vins liquoreux. Des nectars qui peuvent titrer 18°, avec 30 g/l de sucres résiduels ou 19°, avec moins de 20 g/l de sucres. Obtenus à partir de raisins secs, ces vins bénéficient d'une forte acidité naturelle, si bien qu'ils sont plus vifs que leur bulletin d'analyse ne le laisse penser. Ils présentent une belle robe ambrée, des arômes complexes où dominent les fruits secs et l'orange, une minéralité notable et une fin de bouche saline. Pour bien souligner qu'ils atteignent naturellement de tels degrés, les producteurs inscrivent sur leurs étiquettes « non fortifiés ».
En 2009, Fortunato Garcia a produit un vin titrant naturellement 20,10° d'alcool après une longue fermentation. Voyant ce résultat hors du commun, il a fait fabriquer 75 bouteilles en cristal pour contenir ce vin d'exception qu'il a baptisé Czar (2011). En hommage au passé, lorsque les liquoreux des Açores avaient la part belle à la cour du tsar russe. Une bouteille qu'il vend 900 euros.
Trois projets d'oenologues continentaux ont vu le jour, malgré les conditions extrêmes. Azores Wine Company est l'un d'eux. La société est arrivée en 2014. Depuis, elle a acheté 50 ha, en a loué 65 autres et a investi 2 millions d'euros dans une cave moderne. Elle remet en culture quelque 60 ha de currais grâce au programme Vitis. Ses méthodes de vinification restent classiques, avec un contrôle des températures pour les blancs. Mais les temps sont très durs : Azores Wine Company produit seulement 30 000 bouteilles par an, après trois mauvaises récoltes consécutives.
Filipe Rocha, l'un des cofondateurs de l'entreprise, ne perd pas courage. « Aux Açores, les cépages sont uniques et les conditions exceptionnelles, souligne-t-il. Nous pensons que nos vins peuvent obtenir une reconnaissance internationale. Mais les coûts de production sont très élevés et les difficultés climatiques perturbent le marché. Nous sommes là pour faire d'excellents vins qui resteront forcément de niche. »
L'isabelle, un vin de fête
Le cheiro (« odeur » en français) ou morangueiro (fraisier) est un vin local obtenu par simple fermentation de raisins d'isabelle (Vitis labrusca) en barriques ouvertes. Il porte ces noms car il sent fortement la fraise. Les Açoréens ont planté ce cépage après les épidémies de mildiou et d'oïdium qui ont ravagé Vitis vinifera au XIXe siècle. Il subsiste dans l'archipel bien qu'il ait été interdit de vente par l'Union européenne en 1995. Il produit des vins faibles en alcool (6-10 degrés), mais qui contiennent du méthanol. C'est le vin d'excellence pour la fête du Saint-Esprit, très prisée aux Açores. Un vin que l'on ne trouve pas dans le commerce, les familles n'en produisant que pour leur consommation personnelle.