dossier - Bioagresseurs ré-émergents

Les corbeaux : des dégâts croissants en grandes cultures

Nathalie Robin* et André Fougeroux** - Phytoma - n°633 - avril 2010 - page 24

Qui sont ces oiseaux et comment limiter leurs déprédations ?
 ph. FNC Régis Hargues

ph. FNC Régis Hargues

 ph. André Chatroux

ph. André Chatroux

Depuis longtemps, les corbeaux s'en prennent aux cultures et les agriculteurs sont contraints d'inventer de nouveaux stratagèmes pour limiter leurs déprédations. Cette relation a connu des hauts et des bas en faveur tantôt des paysans tantôt des volatiles. Actuellement, les dégâts liés principalement à deux espèces de corbeaux sont en recrudescence en France, et cela risque de s'accentuer avec la disparition de certains produits. Que se passe-t-il exactement et que peut-on faire ?

Ces dernières années, on observe des dégâts croissants dus aux corbeaux sur différentes cultures : maïs, tournesol, céréales à paille... Les principales déprédations ont lieu sur les semis, par prélèvements directs de graines en terre ou par arrachages de plantules pour consommer les graines. Dans certaines situations à forte pression, des resemis sont nécessaires, parfois plusieurs fois. Des dégâts sont aussi possibles avant la récolte ou lors du stockage, notamment sur silos de maïs fourrage.

Cet article a pour objet de rappeler quelques éléments de biologie et de comportement des deux principales espèces concernées, ainsi que les principes et possibilités actuelles de lutte pouvant concourir à réduire leurs dégâts.

Un peu d'histoire

Les corbeaux sont présents en Europe depuis des millénaires. Ils ont leur place dans les mythes grecs(1) et celtiques. Leur mauvaise réputation, leur statut de « mauvais augure » peut être lié à une interprétation de la Bible : Noé eut recours au corbeau pour explorer le niveau des eaux. Celui-ci ayant trouvé un îlot ne revint pas... désertion et signe d'ingratitude pour divers commentateurs. Et puis les corbeaux, qui ne dédaignent pas les charognes, sont souvent associés à la mort, aux gibets(2) et champs de bataille. Cette réputation soutenue par certains auteurs : la « vermine ailée des ténèbres » (V. Hugo) reste présente dans les esprits.

Si la présence de corneilles noires sur le territoire national est fort ancienne, l'arrivée des freux serait plus récente. Au XVIIIe siècle, Buffon qualifiait les freux d'oiseaux de passage en France, « à quelques exceptions près ». Les plus vieilles corbeautières seraient postérieures à 1850. À Paris, les premiers nids sont apparus vers 1871.

Qui sont ces « corbeaux » ?

Deux espèces de « corbeaux » sont principalement impliquées dans les dégâts sur grandes cultures : le corbeau freux et la corneille noire ; les dégâts de choucas des tours sont à ce jour plus occasionnels.

Avec leur plumage noir, le freux et la corneille noire sont bien souvent confondus. Pourtant les deux espèces présentent quelques caractères distincts et des mœurs bien différentes. Mais toutes deux sont omnivores et opportunistes. En effet, selon les ressources alimentaires disponibles, elles se nourrissent soit de larves d'insectes et de rongeurs ce qui leur fait jouer un rôle utile, soit de végétaux et elles sont alors responsables de dégâts aux cultures.

La question se pose de « comment faire la part entre les services que pourraient rendre les corbeaux en tant que destructeurs d'insectes et les dégâts considérables causés dans les emblavures de céréales et tout particulièrement le maïs, aussi bien pendant les semailles qu'à la levée ? » (Siriez) Cette ambiguïté nécessite d'aborder la protection des cultures contre ces oiseaux de manière raisonnée de façon à éviter tout déséquilibre.

Le corbeau freux (Corvus frugilegus)

Le freux (photo 1) est très commun dans les parcelles cultivées entourées d'arbres ou de bosquets. Ni son plumage noir et brillant, ni son gabarit ou son poids (approchant les 500 g) ne permettent de le distinguer de la corneille noire. Mais la zone blanchâtre dénudée à la base du bec est un caractère spécifique bien marqué. Son bec effilé lui permet de fouiller le sol pour trouver les larves (vers blancs notamment) et les graines. Il peut aussi se nourrir de viande.

Le freux a un caractère sociable très marqué : il est quasiment toujours observé en troupe. Il niche dans les arbres souvent en bandes importantes ; l'agglomération de ces nids (qui reçoivent 3 à 5 œufs fin mars-avril) porte le nom de « corbeautière ». Cette assemblée bruyante peut perdurer après l'élevage des jeunes si la corbeautière sert également de dortoir.

Les populations indigènes sont surtout localisées dans les deux tiers nord de la France (Figure 1). De mi-octobre à début mars, des populations de migrateurs venus du nord et du centre de l'Europe viennent grossir les populations sédentaires, notamment dans l'est de la France.

Le suivi temporel des oiseaux communs (programme STOC-EPS mené par le Museum National d'Histoire Naturelle), s'appuyant sur la méthode des points d'écoute, indique une évolution des populations nicheuses en France, de + 7 % entre 2001 et 2008. Elle n'est pas jugée significative (forte hétérogénéité des données). En Europe, l'augmentation est considérée comme modérée (Source Vigie Nature, programme STOC-EPS, Mise à jour du 19/03/10).

La corneille noire (Corvus corone)

La corneille noire (photo 2) est entièrement noire, y compris le bec, ce qui permet de la différencier du corbeau freux. Le bec est moins effilé et son crâne est plus arrondi.

La corneille noire fréquente tout type de paysage ouvert : on peut la voir dans les champs, jusque sur les routes où elle se nourrit fréquemment de charognes, et même en ville.

L'espèce se nourrit de végétaux, d'insectes, de cadavres d'animaux, mais aussi d'œufs et de jeunes oiseaux. Elle constitue un prédateur de petit gibier comme la perdrix.

La corneille noire est sédentaire et très territoriale : elle ne constitue pas de bandes importantes. Contrairement aux freux, les couples nichent séparément à bonne distance les uns des autres. Cette corneille entre en période de reproduction dès mi-janvier. La ponte normale va de quatre à six œufs (avril-mai). L'élevage peut durer jusqu'en juillet ; les jeunes suivent les parents formant des petits groupes de 5 à 8 individus.

La corneille noire est présente et sédentaire partout en France, sauf en Corse, et reste plus rare dans le Sud-Est (Figure 1).

Selon le suivi STOC les populations de corneille noire ont augmenté de 11 % entre 2001 et 2008. Cette évolution peut être une des raisons de l'accroissement des dégâts.

Moyens de régulation des effectifs

Il y a deux façons d'aborder la lutte contre ces deux corvidés : soit réguler les effectifs pour réduire leurs déprédations, soit les éloigner de là où ils commettent des dégâts.

La réduction des effectifs fait appel à des méthodes physiques (tir, prédation, piégeage), ou chimiques (usage de substances toxiques).

L'évitement des dégâts met en œuvre des méthodes de culture, des moyens d'effarouchement ou des substances corvifuges.

La destruction partir

A titre exceptionnel, des mesures administratives de lutte collective peuvent être réalisées, type battues administratives, mais elles sont peu développées sur les corbeaux.

Concernant le droit des particuliers, ces deux espèces chassables peuvent faire l'objet, dans le cadre d'arrêtés préfectoraux annuels, d'un classement nuisible autorisant annuellement leur destruction après la fermeture de la chasse. Les modalités diffèrent selon les départements (territoire, période...)

Une autorisation préfectorale individuelle est nécessaire pour le tir. Il sera pratiqué de jour, uniquement à poste fixe matérialisé de main d'homme. Il est interdit dans les nids en raison des risques de confusion avec les nids d'autres espèces aviaires, mais autorisé dans l'enceinte de la corbeautière (pour les freux).

Il est également possible d'utiliser des rapaces pour la chasse au vol en zone de culture. Cette pratique est peu développée.

Le piégeage

Les corbeaux peuvent être piégés à l'aide de cages, avec des appelants vivants (un à cinq appelants selon la taille de la cage). Les cages sont placées à proximité de zones fréquentées par les corbeaux : corbeautières, champs de maïs, et approvisionnées en eau et nourriture (graines, œufs, cadavres de petits animaux).

Tout comme la destruction par tir, le piégeage des animaux classés nuisibles est réglementé (arrêté du 18 septembre 2009 fixant les dispositions relatives au piégeage).

Le piégeage nécessite un agrément piégeur, sauf pour l'utilisation de cages à corvidés dans le cadre d'opérations de luttes collectives organisées par les groupements de défense contre les organismes nuisibles et leurs fédérations (FDGDON, FREDON).

Les substances toxiques : en désuétude

Actuellement il n'y a plus qu'une substance active utilisable pour lutter contre les corbeaux : l'alpha-chloralose.

Cet organochloré agit sur le système nerveux et provoque, selon la dose consommée, soit l'endormissement soit la mort.

Il s'utilise en appâts, dont l'emploi n'est autorisé que du 15 novembre au 15 mars. Son usage est maintenu jusqu'au 30 juin 2010 pour la distribution et au 31 décembre 2010 pour l'utilisation (JORF du 31 octobre 2007). Il est réservé aux utilisateurs professionnels, dans des conditions contrôlées encadrées par la réglementation.

Quel impact ?

Les méthodes de régulation des effectifs, par tir ou piégeage, n'ont a priori qu'un impact limité sur les populations qui peuvent atteindre des effectifs importants. Ces méthodes nécessitent une bonne coordination dans l'espace, ainsi qu'un suivi dans le temps des actions et de leurs résultats.

Méthodes d'évitement des dégâts

Mesures agronomiques

Les dégâts sur semis au printemps sont souvent observés sur les parcelles isolées ou les semis décalés (précoces ou tardifs). Dans les zones à risque, le regroupement des semis pourrait permettre d'éviter les cas de très fortes attaques, mais cela n'est pas toujours possible !

Par ailleurs les semis réalisés immédiatement après les préparations de sol sont aussi plus attaqués que si ces deux opérations sont bien séparées dans le temps.

Enfin, mais c'est une règle qui dépasse la protection contre les corbeaux, il convient de bien enfouir les semences.

Et l'environnement ?

Le paysage, en tant qu'offre de ressources alimentaires, joue un rôle dans la répartition des populations et des dégâts. Par une gestion cohérente, on peut imaginer un retour à des populations plus équilibrées.

Par ailleurs les corvidés ont des ennemis naturels, comme par exemple la martre, petit mammifère carnivore arboricole (prédation sur œufs et jeunes), ou bien encore différents rapaces diurnes ou nocturnes (chouette).

Le grand duc est un prédateur de la corneille ; cependant sa localisation rare et plutôt dans les zones montagneuses limite sa prédation.

Le faucon pèlerin chasse les corvidés en plein vol mais ce sont surtout les geais ses principales victimes.

L'autour des palombes est un puissant prédateur, de taille moyenne mais qui peut chasser des animaux plus lourds que lui. C'est notamment un ennemi important des corvidés, qui peuvent représenter 30 % de ses proies (geais, pies et corneilles). L'autour des palombes niche dans les bois mais peut chasser dans les cultures. Favoriser sa présence participerait sûrement à la régulation des populations. Une lutte biologique par conservation, en quelque sorte.

Effarouchement mais accoutumance

De tout temps les agriculteurs ont eu recours aux techniques d'effarouchement visant à écarter les corvidés des champs ensemencés. Les systèmes mis en œuvre vont du mannequin aux détonateurs en passant par les chiffons de couleur, cerfs volants, ballons voire l'exposition de cadavres de corbeaux.

Les équipements s'appuyant sur des stimuli acoustiques, avec détonateurs visant à remplacer le tir de cartouche à blanc, peuvent avoir un rayon d'action de 200 à 300 m. Afin de limiter l'accoutumance des oiseaux, il est conseillé d'espacer les détonations toutes les 20 à 40 mn. Des modèles équipés d'électronique permettent de régler ces intervalles entre détonations. Ces canons assez coûteux sont souvent réservés à des parcelles particulièrement ciblées par les corneilles noires ou les freux. Ils ne doivent être utilisés qu'en cas d'attaque avérée car les corvidés sont capables de s'adapter très rapidement à de nouvelles situations. Il est souvent observé une accoutumance, les effets sont incertains et de courte durée.

Enfin, ces méthodes restent difficilement réalisables à grande échelle.

Substances répulsives

Le principe de ces substances est de rendre les semences inappétantes. Il est évident que dans ce cas on agit sur les décisions de choix des corneilles et de freux. Pour qu'un répulsif soit efficace, il faut alors que l'oiseau puisse choisir d'autres sources d'alimentation.

L'anthraquinone, largement utilisée en protection de semences de céréales à paille et de maïs, a assuré pendant longtemps ce rôle de répulsif. Mais la commercialisation de spécialités contenant cette substance a été arrêtée (Journal officiel du 14 mars 2009). Le 15 juin 2010 correspond à la date limite d'utilisation de semences protégées par des spécialités contenant de l'anthraquinone.

Deux autres substances actives, présentant une activité à la fois fongicide et répulsive, sont actuellement autorisées comme répulsif corbeaux : le thirame est autorisé sur maïs avec un apport de 160 g de thirame/quintal de semences, et sur différentes céréales à la dose de 50 à 60 g/quintal de semences ; le triacétate de guazatine est autorisé sur céréales à paille.

De manière générale on manque de connaissances sur ces effets répulsifs, leurs modes d'action et leur efficacité en situation de fortes populations. Les différences de comportement alimentaire entre espèces, et par espèce selon la période de l'année (alimentation des jeunes), peuvent entraîner des variations importantes d'efficacité de ces produits.

Conclusions

2010 sera sûrement une année de transition dans la lutte contre les corneilles noires et les corbeaux freux. La recrudescence des dégâts, l'arrêt de l'alphachloralose et l'arrêt de l'anthraquinone conduisent à repenser les méthodes de protection des semis. Plusieurs axes d'études sont à envisager.

D'abord, il convient de mieux caractériser les dégâts. Arvalis-Institut du végétal réalise actuellement une enquête concernant les dégâts d'oiseaux sur les récoltes 2009. Cette enquête devrait apporter des informations sur la répartition géographique des attaques, les espèces d'oiseaux, les cultures et les époques d'attaques, la nuisibilité et les pratiques culturales pouvant être associées.

Des recherches fondamentales sur le comportement de ces deux espèces, les dynamiques de leurs populations en France sont nécessaires et on peut regretter le faible développement de telles études.

Ensuite il sera indispensable de repenser la mise en œuvre des mesures de protection en combinant les techniques agronomiques (gestion des semis, des capacités d'accueil d'un paysage), les méthodes d'évitement disponibles et celles de régulation des effectifs.

En bref, il faut mettre en place une véritable protection intégrée contre les corneilles noires et les corbeaux freux, car aucune technique n'assure à elle seule une protection suffisante.

<p>* Arvalis-Institut du végétal, Montardon. n.robin@arvalisinstitutduvegetal.fr</p> <p>** Syngenta Agro France. andre.fougeroux@syngenta.com</p> <p>(1) Le corbeau (en fait la corneille <i>Corvus corone</i>) est l'oiseau d'Apollon. Au musée de Delphes, une coupe peinte les représente face à face (photo en médaillon).</p> <p>(2) « Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez - Et arraché la barbe et les sourciz. » Dans « La ballade des pendus » (ou « Frères humains ») de François Villon, XVe siècle (ndlr).</p>

Statut juridique

En France, plusieurs espèces d'oiseaux communs sont à l'origine de dommages ou nuisances d'ordre économique, sanitaire ou environnemental. À ce jour, six espèces sont inscrites sur une liste nationale des animaux susceptibles d'être classés nuisibles par des arrêtés préfectoraux annuels.

Ce sont : le corbeau freux, la corneille noire, le pigeon ramier, l'étourneau sansonnet, le geai des chênes et la pie bavarde.

Le recours aux arrêtés préfectoraux entraîne souvent des débats houleux entre associations de défense de la nature, agriculteurs et chasseurs.

Figure 1 - Présence des corbeaux en France. La coloration sur les cartes représente l'abondance relative, du clair au foncé. La coloration la plus claire n'implique pas une absence de l'espèce, mais une abondance relative négligeable par rapport à celle mesurée ailleurs sur le territoire.

Bibliographie

Chapellier A., 1959 - Les corbeaux de France et la lutte contre les corbeaux nuisibles Société de zoologie agricole 107 p.

Siriez H., 1966 - Les oiseaux et l'agriculture : éditions SEP 236 p.

Site internet - www2.mnhn.fr/vigie-nature

Résumé

Les dégâts aux cultures dus aux corbeaux – corbeau freux et corneille noire – augmentent ces dernières années en France. L'article présente les deux espèces, leurs points communs et leurs différences d'aspect et de comportement.

Les différents moyens de protection sont évoqués :

– régulation des effectifs par tir, piégeage et substance toxique (alphachloralose encore utilisable en 2010 mais interdit ensuite) ;

– évitement des dégâts par mesures agronomiques et préservation des prédateurs naturels, effarouchement avec ses limites (accoutumance rapide), substances répulsives (corvifuges) dont une interdite dès 2010 et deux encore mal connues.

La solution ne pourra passer que par une protection intégrée associant plusieurs de ces techniques.

Mots-clés : bioagresseurs ré-émergents, ravageurs, oiseaux, corbeau freux Corvus frugilegus, corneille noire Corvus corone, tir, prédation, piégeage, alphachloralose, agronomie, paysage, effarouchement, corvifuges, anthraquinone, thirame, triacétate de guazatine, protection intégrée.

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