Parmi les mécanismes de résistance aux herbicides, la résistance liée à la cible est bien connue. La résistance non liée à la cible (RNLC) l'est beaucoup moins, or c'est un type de résistance très fréquent chez le vulpin. Nous avons analysé deux populations françaises en clonant (en fait en bouturant) leurs individus afin de pouvoir repérer des RNLC. Ces populations contiennent des plantes résistantes par RNLC à tous les herbicides antivulpin autorisés sur blé (fénoxaprop, clodinafop, pinoxaden, iodosulfuron+méso-sulfuron et pyroxsulame), ainsi qu'au quizalofop, herbicide autorisé sur cultures dicotylédones. Les solutions chimiques restant efficaces contre le vulpin résistant aux inhibiteurs de l'ACCase et de l'ALS nécessitent de recourir à des programmes et font donc augmenter l'IFT(1) : en matière de résistance, la meilleure gestion reste donc la prévention.
L'heure est à la restriction de la diversité de la gamme de substances herbicides disponibles. De ce fait, les substances encore autorisées sont utilisées de manière plus intense. Ceci accroît le risque de sélection de résistances. De plus, sur blé, pour simplifier le désherbage et réduire l'indice de fréquence des traitements (IFT), la tendance est d'appliquer un seul traitement de sortie d'hiver à base d'inhibiteurs de l'ALS efficaces à faibles doses sur un large spectre d'adventices graminées et dicotylédones.
Désherbage chimique et risque de résistance
Dans des rotations courtes où le blé revient souvent, une telle situation crée un risque fort de sélection rapide de résistances (Délye et al., 2009 ; Duroueix et al., 2010). Vis-à-vis des dicotylédones, le maintien d'une relative diversité de modes d'action permet encore d'envisager de manière assez sereine de pallier un problème de résistance aux inhibiteurs de l'ALS. Il n'en est pas de même pour les graminées.
En effet, les substances alternatives aux inhibiteurs de l'ALS les plus efficaces pour contrôler les graminées sont les inhibiteurs de l'ACCase (strictement anti-graminées). Or la résistance à ce mode d'action est largement répandue chez les espèces les plus préoccupantes (vulpin, ivraies : cf. Délye et al., 2006).
La résistance non liée à la cible (RNLC) : le côté obscur de la résistance
Il existe deux types de mécanismes de résistance aux herbicides : celle liée à la cible et celle non liée à la cible (RNLC) (Tableau 1).
La RNLC, qui ne peut actuellement pas être diagnostiquée par des « tests ADN » rapides, est le type de résistance aux inhibiteurs de l'ACCase de loin le plus répandu chez le vulpin (Délye et al., 2009). Son importance dans la résistance aux inhibiteurs de l'ALS reste à évaluer.
La RNLC est très préoccupante car elle peut rendre des plantes d'une parcelle résistantes à des herbicides ayant des modes d'action différents (Gasquez et al., 2010). Reste à savoir à quelle gamme de substances une même plante peut être résistante par RNLC.
Établir le spectre de résistance d'une plante : la guerre des clones !
Pourquoi des clones ?
Les plantes étudiées viennent de deux parcelles du nord de la France où la situation agronomique entraîne une gestion du vulpin assez rudimentaire : quasi monoculture de blé et pas d'alternance des modes d'action herbicides (Tableau 2). Il y a eu perte d'efficacité d'inhibiteurs de l'ACCase, puis d'inhibiteurs de l'ALS. Classiquement, les tests de sensibilité se font par traitement de plantes au stade optimal de sensibilité. Une plante ne peut donc être testée qu'avec un seul herbicide. Ici, les vulpins ont été bouturés pour pouvoir tester la sensibilité de chaque plante à plusieurs herbicides : à partir d'une plante à plusieurs tiges (talles), on obtient plusieurs plantes à une talle. Ces plantes génétiquement identiques sont des clones (Figure 1). Une fois enracinés, les clones ont 3-4 feuilles, soit le stade optimal pour l'application des herbicides étudiés. Nous avons testé :
– 4 inhibiteurs de l'ACCase : fénoxaprop (Puma LS), clodinafop (Célio), pinoxaden (Axial) et quizalofop (Pilot), herbicide non sélectif du blé utilisé sur cultures de dicotylédones,
– 2 inhibiteurs de l'ALS : iodosulfuron + mésosulfuron (Atlantis WG) et pyroxsulame (Abak).
Les herbicides ont été appliqués en conditions optimales en serre, par pulvérisation à la dose préconisée au champ.
Tests ADN préliminaires
Auparavant, cent plantes issues de semences collectées sur chaque parcelle avaient été analysées par « tests ADN » pour détecter la présence de mutations du gène de l'ACCase ou de gène de l'ALS conférant une résistance à des herbicides. Vingt plantes d'une population de référence (100 % de plantes sensibles à tous les herbicides testés) ont été utilisées comme témoins.
Résultat : aucune plante ne contenait de mutations de l'ALS. En revanche des mutations de l'ACCase ont été détectées dans 17 plantes de la parcelle ALOMY-07013 et 46 de la parcelle ALOMY-07035.
1 200 clones à l'épreuve
Pour chacune des deux parcelles, 50 plantes ne contenant pas de mutations de l'ACCase ni de l'ALS ont été clonées et leur sensibilité à chacun des six herbicides considérés a été déterminée : 2 clones par plante et par herbicide soit 12 clones par plante testée : un bataillon de 1 200 clones.
Si les deux clones d'une plante sont tués par un herbicide, celle-ci est classée sensible à cet herbicide. Sinon, elle est classée résistante. Ces plantes ne contenant pas de mutations de l'ALS ni de l'ACCase, la résistance observée est forcément due à des mécanismes de RNLC.
Une résistance en béton !
Les clones de toutes les plantes sensibles de référence ont été tués par chacun des herbicides testés. Sur les 50 plantes testées par parcelle, 9 de la parcelle ALOMY-07013 et 20 de la parcelle ALOMY-07035 sont résistantes par RNLC aux six herbicides testés (Tableau 3).
27 plantes de chacune des parcelles sont résistantes par RNLC à la dose préconisée des cinq herbicides testés autorisés sur blé, y compris le pinoxaden et le pyroxsulame qui n'ont jamais été appliqués sur les parcelles étudiées.
Les « fops », « accélérateurs de résistance ? »
Usage des « fops » et survenue des résistances dans les deux parcelles
Des inhibiteurs de l'ACCase (clodinafop et fénoxaprop, famille des aryloxyphénoxypropionates ou « fops ») ont été appliqués en continu sur les parcelles étudiées (Tableau 2). Ces herbicides ont sélectionné des mutations de l'ACCase (17 % des plantes de la parcelle ALOMY-07013 et 46 % des plantes de la parcelle ALOMY-07035), mais aussi des mécanismes de RNLC conférant une résistance aux « fops » (Tableau 3).
Suite à la perte d'efficacité des « fops » due à la résistance, les agriculteurs ont appliqué des inhibiteurs de l'ALS (iodosulfuron + mésosulfuron, famille des sulfonylurées) pour contrôler le vulpin (Tableau 2). La résistance à ces substances a alors évolué rapidement, sans que des mutations de l'ALS aient été détectées dans les deux parcelles. Ceci suggère que certains des mécanismes de RNLC sélectionnés par les « fops » confèrent aussi une résistance à l'iodosulfuron + mésosulfuron.
Pire encore, alors que le pinoxaden (inhibiteur de l'ACCase, famille des phénylpyrazolines) et le pyroxsulame (inhibiteur de l'ALS, famille des triazolopyrimidines) n'ont jamais été appliqués sur les parcelles étudiées, une proportion élevée de plantes est résistante par RNLC à ces deux substances (Tableau 3).
Perte d'efficacité, le scénario
La sélection de mécanismes de RNLC a des conséquences sur la rapidité avec laquelle la résistance va causer un problème de contrôle du vulpin. La perte d'efficacité en pratique d'une substance sur une population de vulpin est liée à la fréquence de plantes résistantes présentes dans cette population.
Considérons une population composée uniquement de plantes sensibles et une population où une proportion conséquente des plantes est résistante à des « fops » par des mécanismes de RNLC conférant aussi une résistance à une substance X qui n'a jamais été appliquée. Lorsqu'on appliquera X sur les deux populations, il semble évident que la résistance à X évoluera bien plus rapidement dans la population où une RNLC a été « pré-sélectionnée » par les « fops » que dans la population composée uniquement de plantes sensibles.
La sélection de RNLC par certaines substances peut donc accélérer la perte d'efficacité d'autres substances appartenant à des familles différentes, voire ayant un mode d'action différent.
Comment gérer des vulpins résistants à la fois aux deux modes d'action ?
Les deux parcelles étudiées illustrent bien le risque que constitue la RNLC pour le désherbage chimique du vulpin. L'utilisation systématique d'inhibiteurs de l'ACCase puis de l'ALS contre le vulpin sur ces parcelles a sélectionné des plantes résistantes par RNLC à l'ensemble des herbicides testés ayant l'un de ces modes d'action. Or, sur les 12 substances autorisées seules en blé contre le vulpin, 8 sont des inhibiteurs de l'ACCase ou de l'ALS (Tableau 4).
Deux modes d'action fort utilisés
Sur 22 associations autorisées sur blé contre le vulpin, 9 contiennent au moins un inhibiteur de l'ACCase ou de l'ALS (Tableau 4). En outre, certaines de ces associations n'ont pour objectif que d'élargir le spectre d'action à des adventices dicotylédones, et pas d'augmenter l'efficacité sur vulpin. Les substances ou associations les plus efficaces contre le vulpin contiennent toutes au moins un inhibiteur de l'ACCase ou de l'ALS (Tableau 4).
La RNLC aux inhibiteurs de l'ACCase et de l'ALS prive donc l'agriculteur des solutions chimiques les plus efficaces contre le vulpin, qui sont aussi les plus faciles d'emploi.
Les urées ? Certes, mais...
En supposant que les plantes résistantes par RNLC aux inhibiteurs de l'ACCase et de l'ALS restent sensibles aux autres modes d'action (nous ne l'avons pas testé...), que reste-t-il pour les contrôler ?
Parmi les solutions chimiques anti-vulpin utilisables sur blé, celles a priori les plus efficaces contiennent toutes une urée (chlortoluron ou isoproturon). Or des résistances du vulpin aux urées sont signalées dans d'autres pays dont l'Allemagne, la Belgique et le Royaume-Uni (Heap, 2011). S'il n'est pas raisonné, l'usage d'urées substituées pour pallier une perte d'efficacité des inhibiteurs de l'ACCase et de l'ALS pourrait conduire à la sélection de résistances en France aussi.
Le reste des solutions chimiques est plus technique d'emploi, et/ou présente une efficacité qui peut s'avérer insuffisante (Tableau 4). En cas d'impossibilité d'utiliser des inhibiteurs de l'ACCase et de l'ALS, le désherbage chimique du vulpin devra donc se faire en programmes : charge de travail et coûts de désherbage supplémentaires, et risque d'augmenter l'IFT.
En conclusion, di-ver-si-fi-ca-tion
La résistance aux herbicides non liée à la cible (RNLC) peut entraîner une perte d'efficacité d'un grand nombre de substances, y compris de familles chimiques différentes ou à modes d'action différents... Et ceci éventuellement avant qu'elles ne soient appliquées. En l'absence d'outils de diagnostic, la meilleure solution pour ralentir la sélection de RNLC reste la diversité des techniques de désherbage, à tous les niveaux :
– celui de la rotation : diversité des cultures, afin de jouer sur les dates de semis et de pouvoir employer une plus grande diversité de solutions chimiques ;
– celui du désherbage : diversité et alternance des méthodes (chimique, mécanique, possibilité de pratiquer un labour...) ;
– celui des solutions chimiques : diversité et alternance des modes d'action.
Cette diversification peut sembler contraignante à court terme. Mais le désherbage se raisonne dans la durée, et en matière de résistance il est moins coûteux de prévenir que de guérir. Surtout dans le contexte actuel, où aucun nouveau mode d'action herbicide ne devrait être mis sur le marché dans les 7 à 10 ans à venir. Ne pouvant pas compter sur de prochaines nouveautés, il faudra « faire avec » ce qui est disponible.
<p>* INRA, UMR 1210 Biologie et Gestion des adventices, 17, rue Sully, 21000 Dijon.</p> <p>** Bayer CropScience France, 16, rue Jean-Marie-Leclair, 69009 Lyon.</p> <p>(1) Indice de fréquence de traitements.</p>
Figure 1 - Haut : clonage du vulpin. Chaque talle d'une plante-mère est bouturée. On obtient ainsi N plantes à une talle à partir d'une plante à N talles. Les N plantes sont génétiquement identiques entre elles et identiques à la plante-mère. Ce sont exactement des clones. La sensibilité des clones est similaire à celle de la plante-mère. Bas : clones de vulpin prêts pour l'application d'herbicides en vue de tester leur sensibilité.