La chute de surface verte des céréales causée par les stress abiotiques et biotiques, notamment les maladies du feuillage, est très néfaste car elle occasionne de fortes pertes de rendement. Deux instituts de recherche [l'Université de Liège (ULg) et le Centre de recherche public Gabriel-Lippmann (CRP-GL)] se sont associés pour déterminer le rendement final en grains sur la base de la cinétique de dégradation de la surface verte du blé d'hiver au Grand-Duché de Luxembourg (GDL)(1). Une bonne connaissance de l'évolution de la dégradation de la surface verte en fonction du complexe parasitaire et du nombre de traitements fongicides appliqués est indispensable pour envisager une stratégie de lutte efficace et compatible avec un développement durable.
Dans le contexte actuel, l'estimation précoce de la production agricole aux échelles nationale, régionale et mondiale est plus que jamais au cœur d'enjeux économiques, géostratégiques et humanitaires. Cependant, le développement de modèles opérationnels pour la prévision des rendements bute sur l'absence de prise en compte de la diminution de la surface verte des plantes cultivées.
Or, la connaissance et la modélisation de l'évolution de cette surface foliaire active sont très importants pour évaluer l'activité photosynthétique de la plante, car c'est de cette activité que dépend essentiellement la production de biomasse donc le rendement.
Difficultés rencontrées par les « modélisateurs »
Prise en compte de la sénescence de la surface verte dans les systèmes opérationnels classiques
La sénescence des feuilles constitue une phase normale du cycle de développement des plantes. Au cours de cette phase, s'installent des processus de dégénérescence irréversibles des structures et des fonctions cellulaires qui conduisent à une détérioration des tissus et organes, et finalement à la mort de ceux-ci voire de l'organisme (Thomas & Stoddart, 1980).
Chez les plantes annuelles, la sénescence peut se développer en l'absence de toute condition extérieure défavorable, mais le froid, la sécheresse, l'ombrage, l'élimination de certains organes de la plante ou la présence de pathogènes peuvent l'induire et l'accélérer.
Par exemple, sur le blé, la septoriose, responsable de pertes pouvant atteindre 40 % du rendement, agit sur les tissus de l'hôte en détruisant les cellules, soit lorsque le mycélium pénètre dans celles-ci, soit par l'intermédiaire d'enzymes pectolytiques et cellulolytiques et sans doute de toxines. Ces cellules perdent alors toute capacité à photosynthétiser ou à transpirer (Shtienberg, 1992).
D'où l'importance fondamentale de l'étude de l'évolution de la surface verte.
À l'échelle des parcelles, il ressort qu'un ralentissement de la phase de sénescence des dernières feuilles émergées chez le blé d'hiver influencerait positivement le rendement final en grains (Gooding et al., 2000). Dans le modèle développé par ces auteurs, la phase de sénescence est essentiellement caractérisée par le paramètre « m » définissant le temps requis par la surface verte totale pour décroître jusqu'à 37 % de sa valeur maximale (Gooding et al., 2000).
Des trois dernières feuilles au couvert
Des études menées dans le cadre du système d'avertissement des maladies du blé d'hiver sur différents sites au Luxembourg par le CRP-GL et l'ULg montrent de très bonnes corrélations entre ce paramètre « m » et le rendement final en grains (El Jarroudi et al., 2010). Toutefois, la valorisation de telles conclusions dans des modèles opérationnels s'avère difficile à mettre en œuvre puisqu'ils ne prennent en compte que les trois dernières feuilles émergées.
Un suivi direct, régulier et à grande échelle (départementale ou régionale) du couvert végétal pourrait alors fournir les données nécessaires à l'élaboration d'un modèle décrivant au mieux la phase de décroissance de la surface verte au cours de la sénescence et relier certains de ses paramètres au rendement final.
Amélioration d'un système existant
Une première réponse à cette attente est d'utiliser des modèles agrométéorologiques existants. Par exemple, le B-CGMS, à travers le modèle WOFOST (WOrld FOod STudies, Diepen et al., 1989), permet de prendre en compte la sénescence dans l'évolution de la surface foliaire totale (Leaf Area Index, LAI) au cours de la saison, à travers un paramètre : le « SPAN ».
Celui-ci se définit comme étant la durée de vie de la feuille verte, et est exprimé en nombre de jours. Plus ce paramètre est grand (mais jusqu'à un optimum propre à chaque culture), plus le début de la phase de sénescence sera retardé (Figure 1).
En combinant une calibration de ce paramètre aux conditions de cultures locales et en intégrant de façon indirecte l'effet des maladies (exemple de la septoriose ou de la rouille brune) par la modélisation du processus de sénescence, il est possible d'estimer le rendement.
Une approche à l'échelle de la parcelle
Suivi de la cinétique de dégradation de la surface verte de la plante : le Luxembourg, un cadre d'étude idéal
Le Luxembourg présente des situations topo-climatiques contrastées entre l'Oesling (nord) et le Gutland (sud), et entre l'est et l'ouest, et ce sur un territoire de relative petite taille (2 586 km²) (El Jarroudi et al., 2009).
Quatre sites sont observés durant la saison de culture 2008-2009 : le site de Burmerange (District : Grevenmacher), les sites de Christnach et d'Everlange (District : Luxembourg), et le site de Reuler (District : Diekirch). Ils ont été choisis selon les caractéristiques climatiques et la disponibilité des données météorologiques horaires à proximité de ceux-ci (Figure 2).
De plus, sur chaque site, différentes applications de fongicides (mélange de strobilurine et triazole) sont effectuées, avec 4 répétitions (parcelles expérimentales de 10 m² chacune), en fonction de stades phénologiques déterminés. Ce réseau de parcelles d'essai permet d'observer diverses variations de niveaux d'infection et donc l'évolution de la surface verte dans des conditions relativement contrastées.
Pour estimer la surface verte, des photographies hémisphériques
L'évolution de la surface foliaire au cours du temps peut être suivie aux champs à l'aide de l'équation modifiée de Gompertz (Gooding et al., 2000) et de relevés de la surface verte.
Parmi les méthodes de mesures indirectes, la photographie hémisphérique est de plus en plus utilisée.
Des photos particulières
La collecte des données a consisté en des prises d'images hémisphériques sur les 4 sites du Luxembourg, à des moments clés de la croissance du blé : entre les stades GS37 (approximativement stade fin montaison) et GS85 (stade développement pâteux de la graine).
Celles-ci sont effectuées à l'aide d'un appareil photo numérique (type Canon Powershot A590, 8 megapixels), muni d'une lentille hémisphérique du type « fish-eye » dont le champ de vue est de 180 ° en zénith et de 360 ° en azimut (photos). L'échantillonnage directionnel est donc supérieur à celui d'autres capteurs tels le LAI 2000 (Licor® Biosciences).
Et leur analyse
Le logiciel utilisé pour estimer la surface foliaire à partir d'images hémisphériques dans le cadre de notre étude est le logiciel CAN-EYE (https://www4.paca.inra.fr/can-eye). Il permet de calculer notamment le « Plant Area Index » (PAI).
Dans le cadre de notre étude, la variable d'intérêt dérivée des calculs est le « Green Area Index » (GAI), comprenant pour le blé l'ensemble des tissus de la plante photosynthétiquement actifs que sont les feuilles, les tiges et les épis.
Vers une description affinée du déclin de la surface verte utile du blé d'hiver
Le calcul des paramètres m et k caractérisant la phase de décroissance du GAI est fait à travers deux fonctions d'ajustement : la fonction Gompertz modifiée et la fonction logistique modifiée (Gooding et al., 2000).
La caractérisation de ces deux paramètres est établie sur la base des cumuls de températures (exprimés en degrés.jours). Les variables climatiques (températures minimale et maximale) sont issues des stations météorologiques proches des parcelles suivies.
Notons que les ajustements sont effectués sur les valeurs moyennes calculées de GAI des quatre répétitions pour chaque niveau de traitement (application de fongicide ou absence de traitement).
Gooding et al. (2000) montrent que la phase de décroissance de la surface verte des dernières feuilles émergées est mieux caractérisée par la fonction Gompertz modifiée que par la fonction logistique modifiée. Dans la caractérisation de la décroissance de la surface verte utile de la plante, les deux fonctions décrivent tout aussi bien cette phase dans notre étude.
En effet, l'analyse des proportions de variance expliquée (VAF) par les fonctions d'ajustement montrent que celles-ci sont satisfaisantes (Tableau 1).
En moyenne, la VAF est de 94 % pour la fonction Gompertz modifiée et de 95 % pour la fonction logistique, avec des valeurs comprises entre 88 et 98 %. De plus, l'ANOVA réalisée entre les proportions de variance expliquée par chacune des deux fonctions d'ajustements, montre que celles- ci ne sont pas significativement différentes ( P = 0,609, non significatif au seuil α = 0,05).
Une approche méthodologique dans une perspective de grande échelle
Élaboration de trois modèles
L'approche méthodologique élaborée pour établir les modèles d'estimation du rendement final en grain est reprise en figure 3.
Les modèles d'estimation sont élaborés par régression linéaire multiple en fonction du modèle d'ajustement utilisé, avec d'une part les rendements observés comme variable à expliquer, et d'autre part comme variables explicatives les paramètres GAImax, mgomp, kgomp dans le cas de la fonction Gompertz modifiée, et GAImax, mlog, klog dans le cas de la fonction logistique modifiée (Tableau 1).
GAImax désigne la valeur maximale du GAI observé.
kgomp (respectivement klog) est le taux de sénescence dérivé de l'ajustement par la fonction Gompertz modifiée (respectivement la fonction logistique modifiée).
mgomp (respectivement mlog) désigne le point d'inflexion de la courbe ajustée par la fonction Gompertz modifiée (respectivement la fonction logistique) et correspond au temps (en degrés. jours) requis pour atteindre une valeur restante de GAI égale à 37 % (50 % dans le cas de la fonction logistique modifiée).
Un aspect important pris en compte dans l'élaboration des modèles est que les variables explicatives ne sont pas corrélées entre elles. Trois modèles sont ainsi élaborés. Ce sont :
Modèle 1 : Rendement = f(mgomp, kgomp) ;
Modèle 2 : Rendement = f(GAImax, mlog) ;
Modèle 3 : Rendement = f(mlog, klog).
Leurs performances
Ces trois modèles présentent des performances satisfaisantes pour une estimation du rendement final.
Plus particulièrement, à partir de la valeur maximale du GAI et du paramètre m exprimant le temps requis pour atteindre 50 % de la surface verte restante (à partir de la valeur maximale), la variabilité des rendements observés est expliquée à 86 %, avec une erreur moyenne de 0,43 t/ha (modèle 2, Figure 4 p. 12).
La même performance peut être observée pour les deux autres modèles, les erreurs moyennes étant de 0,46 et 0,53 t/ha (Figure 4).
L'utilisation des valeurs de GAI obtenues par photographies hémisphériques permet un suivi de la couverture végétale dans son ensemble au niveau parcellaire. En ayant suivi différentes variétés de blé en des lieux variés du point de vue pédologique et même météorologique, on a pu estimer avec une marge d'erreur convenable (les erreurs moyennes variant entre 0,43 et 0,56 t/ha) le rendement final en grains.
Vers l'application avec des informations satellitaires
De par la simplicité de l'approche utilisée et du nombre réduit de variables explicatives du rendement final, ces résultats constituent un premier pas dans l'estimation du rendement du blé à de plus grandes échelles.
La seconde étape dans notre approche est désormais de la valider sur une plus large zone en utilisant des sets de données plus importants. En effet, les avancées scientifiques et technologiques actuelles en matière de télédétection montrent qu'il est possible d'extraire des variables agronomiques telles que l'indice de surface foliaire, le recouvrement du sol ou encore la fraction du rayonnement photosynthétiquement actif, des images multi-spectrales (Bégué, 2002 ; Doraiswamy et al., 2004 ; Liang, 2004).
Le GAI pouvant être également dérivé des images satellitaires (Duveiller et al., 2009), un suivi de sa cinétique de décroissance et l'application de notre approche nous permettrait d'évaluer le rendement final à l'échelle de plus grandes zones (département, région, etc.). Ceci à terme servirait à une mise en application dans les systèmes opérationnels de prévision de rendements du blé. Des essais sont déjà en cours au sein du département Sciences et gestion de l'environnement de l'ULg pour la validation de cette nouvelle approche.
<p>* Université de Liège, Département de sciences et gestion de l'environnement, 185, avenue de Longwy, B-6700 Arlon, Belgique. Correspondance auteur : Tél : +32 63 230 907. Fax : +32 63 230 800. E-mail : al.kouadio@doct.ulg.ac.be</p> <p>** Biorizon/Staphyt, Rue François-Magendie, Bordeaux Montesquieu 33650 Martillac. *** Centre de recherche public Gabriel-Lippmann, Département environnement et agro-biotechnologies (EVA), 41, rue du Brill, L-4422 Belvaux, Luxembourg. (1) C'est la culture la plus importante au GDL : 11 947 ha de blé d'hiver contre 10 400 ha de prairie en 2006.</p>
Figure 1 - Évolution de la surface foliaire totale (LAI) du blé d'hiver simulée par WOFOST.
SPAN1= 27,3 jours et SPAN2= 34,3 jours. Les deux courbes présentent une croissance similaire jusqu'au maximum de la valeur du LAI.
La phase de décroissance débute plus vite et atteint plus rapidement sa fin dans le cas d'un « SPAN » (= durée de vie de la feuille verte) moins élevé (courbe bleue) que dans le cas d'un « SPAN » plus élevé (courbe rouge).
Figure 2 - Localisation des sites expérimentaux au GDL.
(Reuler au Nord, éverlange et Christnach au Centre et Burmerange au Sud). Stations météorologiques suivies par l'ASTA (Administration des services techniques de l'agriculture) et le CRP (Centre de recherche public Gabriel-Lippmann). Chaque site d'observation se trouve à proximité d'une telle station.
Tableau 1 - Proportions de variance expliquée (VAF) par les fonctions d'ajustement et valeurs des paramètres m et k pour les sites étudiés.
Figure 3 - Elaboration des modèles.
Description schématique de l'approche méthodologique développée.
Le Point de vue de
Remerciements
Cette étude a lieu dans le cadre du projet de thèse de doctorat de L. Kouadio, financé par la Présidence de la République de Côte d'Ivoire, et des projets Macry et SENTINELLE financés par le Ministère de l'Agriculture, de la Viticulture et du Développement Rural-Administration des Services Techniques de l'Agriculture (ASTA) du Grand-Duché de Luxembourg. Nous remercions également toutes les personnes qui ont participé à la collecte des données sur le terrain, plus particulièrement : Farid Traoré, Michel Noël, Marco Beyer, Tiphaine Dubos et Friederike Pogoda. Un grand merci à Jürgen Junk, Laurent Pfister, et Jean-François Iffly pour les données météorologiques mises à notre disposition.