La publication par la prestigieusissime revue Science le 29 mars dernier, dans un délai somme toute rapide après soumission, puis une conférence de presse proposée et organisée par la même revue Science, suivie d'une reprise médiatique large compte tenu de la période riche en actualité par ailleurs... les chercheurs et techniciens de l'Inra, l'Acta, l'Itsap et le Cnrs(1) réunis pour évaluer les effets sublétaux d'un insecticide sur les abeilles n'en sont pas encore tout à fait revenus.
Des abeilles et des puces, la méthodologie
Au laboratoire, pose des puces et exposition sublétale
On connaît l'histoire de l'expérimentation réalisée en 2011 : plus de 650 abeilles ont été munies de micropuces RFID(2) fixées avec une colle non toxique (de la colle à dent) sur leur thorax ; chacune était ainsi rendue identifiable quand elle entrait ou sortait de la ruche.
Puis, elles ont été nourries ponctuellement avec un sirop sucré, pur pour la moitié d'entre elles (le « groupe témoin ») et contenant, pour l'autre moitié (le « groupe exposé »), du thiaméthoxam, insecticide néonicotinoïde contenu dans le Cruiser OSR, à une dose sublétale.
Rappelons qu'une dose sublétale vis-à-vis d'une espèce animale est une dose qui n'entraîne pas de mortalité directe des individus par intoxication. « Cette dose n'entraîne aucune mortalité d'abeilles dans des tests en laboratoire, que ces tests aient été réalisés par nous ou d'autres équipes », explique Axel Decourtye, spécialiste de l'abeille à l'Acta et participant à cette étude.
En plein air, retour à la ruche... ou pas
Puis les abeilles ont été emmenées à 1 km de leur ruche, distance que les butineuses sont couramment amenées à parcourir si elles n'ont pas de ressources plus proches. Elles ont été relâchées, toutes dans les mêmes conditions. Ensuite on a évalué le taux de retour à la ruche de chacun des deux groupes.
Bilan : dans le groupe exposé au thiaméthoxam, la proportion d'abeilles disparues est significativement supérieure à celle du groupe témoin.
Ce que dit l'étude : les effets sublétaux, ça existe
La désorientation, mécanisme plausible
Outre qu'elle valide l'intérêt de la méthode expérimentale utilisée, l'étude aboutit à une conclusion indiscutable : le thiaméthoxam a, à des doses sublétales pour les abeilles, des effets diminuant la capacité d'orientation de ces insectes.
Il y avait un débat scientifique à ce sujet : est-ce que, à une telle dose, il pouvait exister des effets non létaux sur les individus (ils n'en meurent pas directement) mais qui seraient nuisibles à l'échelle de la ruche ?
Maintenant, on a la réponse. C'est oui.
Il s'agit bien d'effets sublétaux et ils semblent liés à une désorientation, quel qu'en soit le mécanisme.
En effet, souligne A. Decourtye, « des essais complémentaires ont montré que l'effet s'estompe si les butineuses sont relâchées à proximité de la ruche ». Autrement dit : si on les relâche plus près de la ruche, la proportion de celles qui réusissent à y revenir s'améliore nettement.
Mais si elles sont relâchées à 1 km de leur ruche, une proportion significative des abeilles exposées au thiaméthoxam ne rentrent pas, tout simplement parce que désorientées. Elles finissent probablement par mourir de causes diverses : froid nocturne, prédation, épuisement...
On pourrait faire un parallèle avec l'alcool : en boire un peu trop n'est pas mortel si l'on reste cuver sur place sa dose... sublétale ; mais prendre le volant dans cet état-là peut être mortel.
Modélisation effectuée
Autre résultat : selon une modélisation établie par les chercheurs, un tel taux d'abeilles disparues réduirait la population des ruches concernées.
En tenant compte de leur état de développement, cela mettrait dans une situation critique les colonies qui étaient déjà dans un état anormal juste avant l'exposition (palier de développement ou déclin, cas possibles au printemps en situation de disette et/ou de maladies diverses).
Ce qu'elle ne dit pas : si l'exposition est celle existant au champ
Exposition réaliste ? Ce n'était pas l'objet
Mais cette étude prouve-t-elle la dangerosité du Cruiser OSR dans les « vraies » conditions : celles auxquelles les abeilles lui sont exposées en butinant au printemps des fleurs de colza issues de semences traitées semées l'année précédente ?
Le communiqué de presse des chercheurs le laisse supposer. Il y est écrit que la dose d'insecticide administrée aux abeilles exposées est « comparable à celle que les abeilles peuvent rencontrer dans leur activité quotidienne de butinage de nectar sur une culture traitée ».
Affirmation contestée par la société Syngenta, fabricante du Cruiser OSR, et qui argumente : « La concentration en thiaméthoxam du sirop administré aux abeilles est au moins trente fois plus élevée que celle du nectar de colza protégé avec du Cruiser OSR (cf. avis Anses du 15 octobre 2010). »
À cela, A. Decourtye répond que :
– la dose a été choisie comme sublétale compte tenu des études précédentes et du débat existant alors sur l'existence ou non d'effets sublétaux – débat auquel l'étude a répondu ;
– le protocole 2011, décidé en 2010, n'avait pas vocation à mesurer l'effet de l'exposition au champ.
Concentration, dose, temps d'absorption...
Mais alors pourquoi le communiqué parle-t-il donc de « dose comparable » ?
Parce que, répond A. Decourtye, si la « concentration » est, de fait, beaucoup plus forte que celle retrouvée dans le nectar des fleurs de colza issues de semences traitées, c'est « afin d'administrer en une fois une « dose comparable » à celle absorbée en un jour de butinage c'est-à-dire après plusieurs visites de la butineuse sur la parcelle ».
Pourquoi avoir administré la dose en une fois ? Pour que chaque abeille la consomme bien : les chercheurs ont ainsi pu s'assurer que chacune de leurs ouvrières avait bien absorbé tout le sirop proposé.
Mais alors, une question se pose : une dose absorbée en une fois a-t-elle le même effet que si cette absorption est répartie en plusieurs prises sur une journée ? Pour continuer le parallèle avec l'alcool : une dose qui enivre si elle est bue rapidement ne le fera pas si elle est sirotée sur toute une journée.
Deux fois le « pire cas », une divergence ?
Par ailleurs, Syngenta affirme que la dose administrée est « deux fois la dose maximale retenue comme pire cas par l'Anses » dans l'avis déjà cité.
Alors, quand les auteurs de l'article de Science parlent de dose « comparable à celle que les abeilles peuvent rencontrer », signifient-ils seulement qu'on peut les comparer ou bien que ces doses sont « de même ordre de grandeur », comme on a tendance à le comprendre ? Dans ce dernier cas, pourquoi cette divergence ?
Il reste manifestement des questions en suspens !
Et maintenant, que se passe-t-il ?
Un programme sur trois ans
En 2012, les études continuent. « Il s'agit d'un programme sur trois ans, révèle A. Decourtye. Cette année nous étudions différents paramètres. Il y a notamment l'effet sur d'autres stades de développement des abeilles. [Une étude menée à Stirling (Écosse) et publiée dans le même numéro de Science sur l'exposition de bourdons à l'imidaclopride – autre néonicotinoïde – montre une faible baisse de poids des colonies exposées, mais surtout une chute de 85 % de leur production de reines, ndlr].
Pour les butineuses, nous étudions si les effets du produit sont modulés en fonction du paysage ou de la météorologie. »
Dose donc exposition en suspens
Et ceux de doses différentes ? « Nous ne pouvons pas tout tester en 2012. » Cependant, vu le débat actuel sur les doses, ne serait-ce pas opportun ? « En 2012, ce n'est de toute façon plus possible, les protocoles étaient lancés avant ce débat... »
Et puis : « Définir les doses sans effet sur le vol de retour à la ruche est une chose ; infirmer ou confirmer les effets publiés dans des conditions réelles d'usage du produit en est une autre. Quitte à s'investir dans une nouvelle voie, on préférerait s'engager dans la deuxième, qui semble plus en accord avec les attentes. »
À noter : un avis de l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) est attendu pour le 31 de ce mois de mai 2012.
<p>(1) Institut national de la recherche agronomique, Association de coordination technique agricole, Institut technique et scientifique apicole et Centre national de la recherche scientifique.</p> <p> (2) RFID = « Radio Frequency Identification », d'identification par radiofréquence.</p>