Objectifs et enjeux de cette lutte biologique dite « classique ».

Occasionnant des galles typiques sur les châtaigniers (ph. 1), le cynips du châtaignier Dryocosmus kuriphilus (ph. 2) est considéré comme l'arthropode ravageur le plus nuisible au châtaignier dans le monde (Brussino et al., 2002). Il peut induire une baisse de production fruitière de 60 à 80 % (EFSA, 2010). Associé aux maladies du chancre et de l'encre, cet insecte galligène(1) représente une grande menace pour la châtaigneraie européenne.

Pour y faire face, un projet de lutte biologique classique(2) a été initié. En voici le rapport d'étape.

Lutte biologique contre le cynips dans le monde

Un parasitoïde chinois, efficace au Japon et aux États-Unis

Bien que des recherches soient toujours menées sur la résistance variétale (Sartor et al., 2009), c'est vers la lutte biologique classique que les efforts se sont très tôt concentrés (Murakami et al., 1977).

Même si ce ravageur peut être parasité par de nombreuses espèces de parasitoïdes(3) indigènes dans la plupart des pays qu'il a colonisés, aucun contrôle efficace de ses populations n'a été constaté (Aebi et al., 2006, 2007 ; Copper & Rieske, 2007 ; Murakami et al., 1994 ; Ôtake et al., 1982 ; Stone et al., 2002). D'où l'idée de rechercher un parasitoïde plus efficace dans la zone d'origine du cynips lui-même, à savoir la Chine.

Des prospections y ont donc été menées. Elles ont permis d'identifier un parasitoïde efficace et spécifique du cynips du châtaignier, Torymus sinensis (photo 3 p. 34).

Cette espèce a été introduite au Japon à la fin des années 70 (Murakami et al., 1977, 1980). Les importants taux de parasitisme par T. sinensis observés au Japon ont permis un bon contrôle des populations de cynips (Moryia et al., 1989, 2003). Cette réduction des infestations a également été constatée aux États-Unis suite à l'introduction de ce même parasitoïde en 1977 (Cooper & Rieske, 2007).

Introduit en Italie, installé mais lent à réguler

Cette régulation du cynips du châtaignier par T. sinensis est toutefois plutôt lente à se mettre en place.

En Italie par exemple, les premières introductions de T. sinensis depuis le Japon ont été réalisées en 2005 et, bien que les taux de parasitisme augmentent chaque année, le contrôle des infestations de cynips par T. sinensis n'était pas encore atteint en 2009 (Quacchia et al., 2008, 2009).

Cette régulation progressive et lente s'explique en partie par la biologie du parasitoïde. Comme son hôte, T. sinensis ne possède qu'une seule génération annuelle. Les adultes pondent leurs oeufs sur les larves de cynips présentes dans les galles au printemps (avril-mai). Les larves du parasitoïde passent l'hiver dans les galles sèches, qui pour la plupart restent sur l'arbre, pour émerger au printemps de l'année suivante.

La détection tardive des foyers de cynips et donc l'introduction différée du parasitoïde peut également localement donner une « avance » importante au ravageur. D'autant plus que les populations de cynips du châtaignier, constituées exclusivement de femelles, ont naturellement tendance à s'accroître de manière exponentielle.

Lutte biologique en France

Du projet Alcotra à l'initiative nationale

Suite à la découverte de foyers de cynips dans les Alpes-Maritimes, un projet Interreg-Alcotra entre la Chambre d'agriculture des Alpes-Maritimes, la région Piémont et l'Université de Turin a été mis en oeuvre en 2010 afin d'introduire T. sinensis, en 2010 et 2011, dans 2 localités de la commune de Tende, dans la vallée de la Roya (Carte).

Suite à l'arrivée de ce ravageur dans des zones castanéicoles majeures, une initiative nationale de lutte contre le cynips a été mise en place rapidement, sous l'impulsion de la Chambre d'agriculture de l'Ardèche. Au sein d'un comité de pilotage créé à cet effet, un groupe de travail animé par l'équipe INRA « Recherche et développement en lutte biologique » a été constitué en vue de coordonner la mise en place de la lutte biologique classique à l'aide de T. sinensis.

Trois objectifs principaux

Initié en janvier 2011, ce projet a trois objectifs principaux :

Le premier est, évidemment, d'introduire le plus rapidement et le plus largement possible le parasitoïde T. sinensis en France en vue d'envisager, dans les meilleurs délais, un contrôle durable des populations de cynips du châtaignier, en vergers de production comme en milieu forestier.

Le deuxième objectif, plus académique, est de tirer profit des introductions de T. sinensis pour étudier la dynamique de l'installation de l'auxiliaire. Il s'agit plus précisément de manipuler expérimentalement la « pression de propagule(4) », facteur-clé pour la compréhension des succès ou échecs de l'établissement de petites populations introduites. À noter : les réponses à ces questions scientifiques peuvent permettre, en retour, d'optimiser à terme la redistribution des T. sinensis sur l'ensemble du territoire concerné.

Le dernier objectif est de documenter le recrutement de parasitoïdes indigènes par le cynips du châtaignier en France et, inversement, d'étudier a posteriori l'impact du parasitoïde introduit sur les communautés indigènes (en particulier les cynips du chêne).

Il s'inscrit dans un contexte européen relativement « polémique » lié aux modalités d'introduction et d'utilisation des auxiliaires de lutte biologique en général, et de T. sinensis en particulier puisque cette espèce pourrait ne pas être strictement inféodée au cynips du châtaignier (Gibbs et al., 2011).

L'introduction volontaire anticipe l'inéluctable colonisation naturelle

Ces considérations conduisent actuellement certains pays européens à, a minima, différer l'introduction du parasitoïde. Ce n'est pas l'option retenue en France compte tenu :

– d'une part de l'urgence de la situation et,

– d'autre part, de l'installation effective de T. sinensis en Italie, à partir de laquelle il va coloniser « naturellement », et inéluctablement, les pays voisins. Si l'on ne fait rien, cette colonisation naturelle sera lente avec, en attendant, des dégâts considérables. Le projet consiste à accélérer le processus.

Le présent article fait le bilan des différents points de méthodologie du projet ainsi que des premiers résultats obtenus.

Sélection des sites en vue de l'introduction de T. sinensis

Des critères et des notes

Chaque année en hiver, est effectuée la sélection des sites. Pour cela, des critères ont été définis de manière à obtenir une note globale (sur 10) représentant la qualité d'un site en vue d'éventuels lâchers.

Les critères utilisés sont notamment le niveau d'infestation de cynips (basé sur une estimation visuelle), la présence de traitements phytosanitaires et la proximité géographique d'autres sites (qui doivent idéalement être distants d'au moins 5 km pour optimiser la dispersion de T. sinensis et, d'un point de vue statistique, assurer une relative indépendance entre les sites).

40 sites suivis en tout

C'est ainsi que respectivement 8 sites et 17 sites ont été sélectionnés en 2011 et 2012 pour recevoir des lâchers de T. sinensis.

Ces lâchers ont été réalisés selon deux modalités : une seule introduction de 100 femelles + 50 mâles (4 sites en 2011 et 9 sites en 2012) ou deux introductions successives (à un an d'intervalle) de 50 femelles + 25 mâles (4 sites en 2011 et 8 sites en 2012 ; Figure 1).

À ces 25 sites de lâcher ont été ajoutés 12 sites témoins, les deux sites Alcotra des Alpes-Maritimes ainsi qu'un site du Var où la présence de T. sinensis est avérée sans que des lâchers aient été effectués.

Cela porte le dispositif expérimental à 40 sites auxquels viendront s'ajouter de nouveaux sites de lâchers prévus en 2013.

L'ensemble du travail nécessite une logistique importante ainsi qu'une étroite concertation/ collaboration entre tous les acteurs.

Approvisionnement et lâchers de T. sinensis

Date des lâchers, une étape cruciale

Une fois les sites sélectionnés, l'étape cruciale est le bon positionnement des lâchers dans le temps, qui dépend à la fois des émergences de parasitoïdes « au laboratoire » et du stade phénologique des châtaigniers sur le terrain. Un décalage entre ces deux phases peut compromettre les lâchers comme cela s'est produit en Italie lors des premières tentatives d'introduction (Quacchia et al., 2008).

Comment faire sans élevage...

Comme il n'existe pas d'élevage de T. sinensis en laboratoire, l'approvisionnement en parasitoïdes se fait à partir de collectes de galles réalisées en hiver dans le cadre des suivis post-lâchers des sites (voir plus bas). Afin d'éviter toute désynchronisation entre les émergences de T. sinensis et la phénologie des châtaigniers, ces galles sont stockées sous abris à l'extérieur.

Tous les jours, les adultes qui émergent sont identifiés, sexés puis conditionnés en tube et placés dans une étuve à 14 °C pour ralentir leur métabolisme. Ceci peut représenter la manipulation de plusieurs centaines d'individus par jour !

Cet approvisionnement dépend évidemment a minima du bon établissement de T. sinensis sur les sites.

Pour pallier au frein que représente la disponibilité en parasitoïdes durant la phase initiale, les individus nécessaires aux lâchers effectués en 2011 (900 individus) et en 2012 (2 250 individus) ont été fournis par nos collègues de l'Université de Turin.

À partir de 2013, les individus introduits devraient pouvoir provenir exclusivement de France.

Suivi de l'établissement et de l'efficacité de T. sinensis

Face à des enjeux divergents

L'étude de l'établissement de T. sinensis se place dans un contexte où, potentiellement, enjeux agronomiques et scientifiques divergent.

En effet, les motivations scientifiques pousseraient à suivre des sites le plus longtemps possible sans lâchers supplémentaires « intempestifs ».

À l'inverse, en vergers de production, il est tentant de multiplier localement les lâchers pour essayer de réguler plus rapidement le cynips du châtaignier.

Après concertation, nous avons décidé d'étudier, sans interférence, chacun des sites pendant trois années après le lâcher.

Stocker 100 000 galles

Chaque campagne annuelle de suivis se déroule donc en hiver et consiste en la récolte de galles dont le nombre varie en fonction du site et du type de suivi :

– Prélèvements de 2 000 galles sur les sites témoins.

– Prélèvements, sur les sites de lâcher, de 2 000 galles lors de l'évaluation pré-lâcher puis de 5 000 galles lors de l'évaluation post-lâcher.

À titre d'exemple, ce protocole nous a conduits, au cours de l'hiver 2011-2012, à récolter puis stocker sur le site de Sophia Antipolis, un total d'environ 100 000 galles !!!

Résultats : T. sinensis est installé

Sur 7 des 8 sites ayant fait l'objet de lâchers de T. sinensis en 2011, un total de 100 parasitoïdes a été retrouvé.

De façon plus surprenante, nous avons également retrouvé 35 T. sinensis sur un site du Var n'ayant jamais fait l'objet de lâcher ! Compte tenu de leur nombre, l'hypothèse la plus probable est que ces individus proviennent d'une introduction « fortuite » ou « non tracée » de ce parasitoïde. Enfin, T. sinensis est clairement établi depuis plusieurs années sur les sites Alcotra plus anciens.

L'ensemble de ces résultats attestent, selon nous, de l'établissement de T. sinensis d'ores et déjà dans 3 régions et 5 départements en France : Corse (Haute-Corse), Provence-Alpes-Côte-d'Azur (Alpes-Maritimes et Var) et Rhône-Alpes (Ardèche, Drôme).

Lutte contre le cynips : un facteur de structuration de la filière castanéicole et du partenariat recherche-application

Un essaim de partenaires

La mise en oeuvre du projet de lutte biologique contre le cynips du châtaignier se fait en étroite collaboration avec de nombreux partenaires :

– établissements publics de recherche (INRA PACA, Université de Turin),

– organisations professionnelles agricoles (OIER SUAMME, Chambre d'agriculture de Haute-Corse, de l'Ardèche, de Dordogne, du Lot, etc.),

– stations expérimentales et centres techniques (ARE FLEC en Corse, ARMELR en Languedoc-Roussillon, Ctifl et Invenio en Aquitaine, Sefra en Rhône-Alpes),

– associations de développement agricole ou de producteurs,

– Fredon des régions concernées.

Vu la vitesse d'extension des foyers de cynips, l'implication et la coordination de tous ces partenaires est indispensable au déploiement optimal de la lutte biologique.

Au niveau national, Comité et Syndicat

La mise en place d'un comité de pilotage national de lutte contre le cynips, lieu d'échange et de concertation, a permis de mobiliser et de fédérer les forces.

Pour continuer sur cette voie, le Syndicat national des producteurs de châtaignes a été créé le 1er octobre 2012. Il regroupe les principales régions productrices de France (Corse, PACA, Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, Aquitaine, Limousin).

Ses priorités actuelles sont essentiellement tournées vers la lutte contre le cynips et l'appui aux producteurs subissant des pertes de récoltes.

<p>(1) Insectes galligènes : insectes qui provoquent la formation de galles sur les végétaux.</p> <p>(2) Lutte biologique classique : introduction intentionnelle d'un auxiliaire d'origine exotique, adapté au ravageur ciblé, dans le but d'un établissement permanent de l'auxiliaire et d'un contrôle durable de ce ravageur (d'après Eilenberg <i>et al.,</i> 2001).</p> <p>(3) Parasitoïdes : organismes dont le développement larvaire est parasite et s'effectue au détriment d'un hôte qui est généralement tué.</p> <p>(4) Pression de propagule : résultante du nombre d'individus introduits localement à chaque lâcher, et du nombre de lâchers effectués sur un même site (Fauvergue <i>et al.,</i> 2012 ; Lockwood <i>et al.,</i> 2005 ; Memmot <i>et al.,</i> 2005).</p> <p><b>Remerciements :</b> Pour ce projet, l'INRA bénéficie du soutien financier de l'Onema (programme 2011-2014. Responsable : Nicolas Borowiec) dans le cadre du programme Ecophyto 2018. L'implication des partenaires est rendu possible grâce à d'autres sources de financements régionaux ou nationaux comme par exemple le projet Casdar porté par le Ctifl (Responsable : Bernard Hennion).</p> <p>Les auteurs tiennent à remercier toutes les personnes et structures impliquées dans ce projet. Merci tout particulièrement à Bernard Hennion, Philippe Ménard et Nathalie Pasquet (Aquitaine) ; Patrick Arrighi, Marine Blouin, Pasquin Flori, Carine Franchi et Rémi Rossignol (Corse) ; Nicolas André, Anne Boutitie et Béatrice Ladrange (Languedoc-Roussillon) ; Christian Boivin et Anita Clémenté (Midi-Pyrénées) ; Hélina Deplaude, David Loupiac et Daniel Vernol (Rhône-Alpes) ; Nadine Allione et Anne-Laure Llobet (Var), et tous les autres !</p> <p>Les auteurs remercient également Elodie Vercken et Xavier Fauvergue (Institut Sophia Agrobiotech - INRA Provence-Alpes-Côted'Azur) pour la collaboration sur les tests d'hypothèse liés à la <i>« pression de propagule »</i>. L'émission de recommandations pour l'optimisation de méthodes de gestion d'espèces invasives est l'un des objectifs du Réseau thématique de recherche Avancée Biofis (Responsables : Arnaud Estoup et Jean-Yves Rasplus).</p>