La résistance des bioagresseurs des plantes aux produits phytopharmaceutiques est un sujet souvent abordé... Mais au fond, la résistance, qu'est-ce que c'est ? Comment ça fonctionne ? Comment la découvre-t-on ? Comment la gère-t-on ? Cet article va répondre aux deux premières questions. Un autre article, dans notre prochaine édition, sera consacré aux suivantes.
Un sujet majeur
Si les connaissances scientifiques sur la résistance aux produits phytopharmaceutiques ont évolué récemment, grâce notamment aux progrès de biologie moléculaire, l'étude de ces phénomènes n'est pas une nouveauté. Elle constitue un sujet majeur pour les professionnels de l'agriculture, et en particulier les firmes phytopharmaceutiques. Pour ces dernières, l'implication se situe à différents niveaux.
Le dossier biologique soumis pour une demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) doit contenir « des informations sur l'apparition ou le développement éventuel d'une résistance ». Ensuite, les firmes s'impliquent dans le suivi de leurs produits après leur mise sur le marché.
En effet, vu les exigences croissantes en termes de toxicologie et d'environnement, la recherche de nouvelles substances est de plus en plus complexe donc leurs arrivées de plus en plus rares. De plus, plusieurs familles chimiques ont disparu dans le cadre de la révision des substances actives.
Les firmes mènent donc un suivi attentif des risques de développement de résistance afin de préserver sur le long terme l'efficacité et la diversité des solutions proposées aux agriculteurs.
Définitions
La résistance, présente naturellement et discrètement dans les populations
Il existe une variabilité naturelle plus ou moins importante entre les individus d'une population d'une espèce donnée : celle-ci n'est pas un système homogène figé mais un ensemble d'être vivants présentant une grande diversité.
En biologie, tout ce qui est visible et peut varier d'un individu à un autre est appelé « caractère ». Dans la nature, certains individus portent des variations qui leur permettent d'être plus compétitifs que d'autres (ex. : meilleur succès de reproduction). On dit alors qu'ils présentent un avantage compétitif sur leurs semblables.
Si l'on considère l'évolution du caractère « sensibilité » à un produit phytopharmaceutique, la résistance est la capacité naturelle et transmissible d'individus à survivre à l'exposition à ce produit, qui, si correctement appliqué, permet le contrôle efficace du reste de la population (OEPP/EPPO, 2002).
Cette résistance est sélectionnée par les applications répétées de produits
On ne peut donc déceler l'existence de ce phénomène naturel que si l'on applique, à l'aide du produit phytopharmaceutique, une pression de sélection sur les bioagresseurs en question. Au bout d'un nombre très variable d'applications, la proportion dans la population d'individus résistants au produit peut devenir suffisamment importante pour que l'efficacité du traitement ne soit plus à la hauteur des attentes. On parle alors de résistance pratique ou résistance au champ.
Classement en trois grands groupes
On classe généralement les processus de résistance en trois grands groupes de mécanismes : biochimiques, physiologiques et comportementaux (Tableau 1).
Les mécanismes biochimiques concernent :
– d'une part les cibles biochimiques des substances, par modifications ou bien surexpression de ces cibles,
– d'autre part les substances elles-mêmes par la détoxication. Les mécanismes physiologiques réduisent la pénétration du produit dans l'organisme cible. Les mécanismes comportementaux réduisent l'exposition des individus au produit.
Mécanismes biochimiques : la modification de cible
Des enzymes à structure modifiée
La résistance par mutation de cible est un des mécanismes les plus fréquents. En situation d'efficacité normale, la substance active interagit avec une protéine, la cible, nécessaire au développement du bioagresseur, qu'elle bloque ainsi. Par exemple, les fongicides IDM (inhibiteurs de la déméthylation) inhibent l'une des onze enzymes-clés impliquées dans la synthèse de l'ergostérol, composé spécifique de la membrane cellulaire des champignons indispensable à son intégrité.
Une mutation, c'est-à-dire une modification apparue naturellement dans la séquence du génome codant pour la protéine cible, peut entraîner un changement de la structure de cette dernière. Si ce changement empêche la substance active de se lier à l'endroit habituel, cela induira de la résistance car la protéine cible sera moins efficacement (voire plus du tout) inhibée. En général, de très nombreuses mutations sont naturellement présentes chez les populations de bioagresseurs. Celles qui présentent un avantage favorable à la survie de l'individu jusqu'à sa reproduction lui permettent d'avoir davantage de descendants, à qui ces mutations seront donc transmises.
Mutations préexistantes, exemple du ray-grass
Rappelons que l'application du traitement ne crée pas de mutations mais les sélectionne.
Ainsi, des expérimentations de plein champ menées sur des populations de ray-grass qui n'avaient jamais été en contact avec des herbicides ont montré qu'au maximum une plante sur 10 000 était naturellement résistante aux inhibiteurs de l'ALS par modification de cible (Preston et Powles, 2002).
Résistance croisée, exemple herbicide
Dans certains cas, la mutation peut rendre l'organisme résistant à plusieurs substances actives qui se fixent au même endroit sur la cible. On parle alors de résistance croisée.
Ainsi, la substitution de l'isoleucine 1781 chez les graminées (ex. vulpin) confère une résistance aux trois familles d'herbicides inhibiteurs de l'ACCase (« fops », « dims » et « den »). Cependant, les niveaux de résistance varient entre substances actives et toutes ne sont pas affectées de la même façon, rendant les généralisations non pertinentes.
Génomes et ploïdie, exemple du mildiou et exemple de la folle-avoine
La connaissance des génomes des bioagresseurs et la ploïdie des phases de leur cycle de vie jouent un rôle essentiel dans l'expression de la résistance.
Le stade végétatif des agents responsables des mildious, les oomycètes, est diploïde. Une étude récente a montré que la résistance aux CAA (voir lexique p. 48) chez Plasmopara viticola, agent du mildiou de la vigne, était contrôlée par un gène récessif (Gisi et al., 2007). Donc, pour que la résistance soit visible en conditions pratiques d'utilisation, il faut que les mutations soient présentes sur chaque copie du gène considéré, sur les deux jeux de chromosomes.
Chez la folle-avoine, qui est hexaploïde avec un génome issu de la fusion de trois génomes d'espèces diploïdes, la résistance aux inhibiteurs de l'ACCase est significative si les mutations sont présentes sur les différents jeux de chromosomes (Yu et al. 2012).
Biochimique, la surexpression de la cible
Des enzymes démultipliées
Dans le cas de la surexpression de cible, l'enzyme ciblée par la substance active n'est pas modifiée mais démultipliée : elle est exprimée en surnombre dans les cellules. Ainsi, à la dose normalement utilisée pour contrôler le bioagresseur, la quantité de substance active ne suffit pas pour inhiber l'activité de l'enzyme et entraîner la destruction attendue de l'organisme.
Rare, mais décelée chez des adventices et des champignons
Ce phénomène semble peu commun. Chez les adventices, il a été mis en évidence récemment aux États-Unis chez l'amarante et le ray-grass résistants au glyphosate (Gaines et al., 2010 ; Salas et al., 2012). Du côté des champignons pathogènes, la surexpression de CYP51 (cible des IDM) a été reconnue comme un mécanisme de résistance aux triazoles (Cools et Fraaije, 2012 ; Leroux et Walker, 2010).
Biochimique, la détoxication
Fonctions épuratives
Le bon développement des plantes, champignons et insectes est aussi assuré par les fonctions épuratives de ces organismes. Il s'agit de leur capacité à se débarrasser :
– de leurs propres métabolites parfois toxiques,
– de molécules étrangères, qu'il s'agisse de substances actives phytopharmaceutiques ou de composés toxiques, naturels ou non, présents dans leur environnement.
Ces mécanismes d'insensibilité ou de résistance existent naturellement chez divers organismes. Nous les qualifions ici de résistance par détoxication. Après pénétration dans l'organisme, une quantité insuffisante de substance active atteint sa cible biochimique du fait de la mise en œuvre de différents mécanismes comme :
– la dégradation enzymatique (ex. d'enzymes responsables : P450, GST, estérases),
– la séquestration de la substance loin de sa cible, – l'exclusion (excrétion) de l'organisme (ex : via les transporteurs membranaires types ABC et MFS).
Ces mécanismes sont très fréquents chez les insectes et les adventices. Les enzymes et transporteurs impliqués sont spécifiques, non pas de substances actives ou de modes d'action sur les bioagresseurs, mais de groupes fonctionnels présents sur les substances actives. Ainsi, des substances appartenant à des familles chimiques différentes et à modes d'action différents peuvent être affectées.
Quelques exemples
Des résistances impliquant les P450 ont été démontrées pour certaines urées substituées, certains « fops » et certaines sulfonylurées chez le vulpin des champs (Yuan et al. 2007). Les transporteurs ABC pourraient être impliqués dans la réduction de mobilité du glyphosate chez des adventices résistantes. Les estérases sont impliquées dans les résistances aux organophosphorés, carbamates et pyréthrinoïdes chez de nombreux arthropodes (Bass et Field, 2011).
Chez des souches de pourriture grise (Botrytis cinerea) et de septoriose du blé, les transporteurs ABC et MFS permettent l'exclusion hors des cellules de molécules, intactes ou dégradées, et sont à l'origine du phénomène de résistance multidrogues (MDR, multi-drug resistance) (De Waard & al., 2006 ; Kretschmer & al., 2009 ; Leroux & Walker 2010, 2011 et 2013 ; Mernke & al., 2011).
À l'heure actuelle, beaucoup de questions restent à élucider concernant la résistance par détoxication.
Mécanismes physiologiques
Réduction de pénétration chez les insectes
Pour atteindre leur cible, les insecticides pénètrent à l'intérieur de l'organisme. La vitesse de pénétration varie d'une substance active à l'autre, et pour une même molécule d'une espèce à l'autre.
La cinétique de pénétration peut être réduite par des changements d'épaisseur ou de composition de la cuticule. Ce phénomène marginal a été mis en évidence chez divers insectes : mouche domestique, phalène verdoyante et anophèles vecteurs de la malaria (cité dans Haubruge et Amichot, 1998 ; Ranson et al., 2011). Ce mécanisme les protège contre une large gamme de substances actives indépendamment du mode d'action de ces dernières.
Champignons, adventices
La réduction de la pénétration membranaire est rapportée de façon très exceptionnelle chez les champignons pathogènes de plantes : Alternaria kikuchiana vis-à-vis de polyoxines et Magnaporthe grisea vis-à-vis de la blasticidine, deux molécules non autorisées en France (Hori & al., 1976 ; Sakura & Naito, 1976).
Elle a été évoquée chez les adventices sans preuve encore de sa réelle implication.
Mécanismes comportementaux
Concernant les insectes
Mythe ou réalité ? Le mécanisme comportemental de résistance aux insecticides a été mis en évidence dans les années 50. Quelques recherches ont été effectuées depuis lors, mais les expérimentations sont difficiles à mettre en œuvre.
Les insectes résistants pourraient détecter ou reconnaître un danger et éviter ainsi d'être exposés à la substance active. Plusieurs classes d'insecticides semblent affectées, dont les organochlorés, organophosphorés, carbamates et pyréthrinoïdes (Haubruge et Amichot, 1998). Les insectes cessent de se nourrir au contact de feuilles traitées ou quittent la zone traitée en se déplaçant sur la face inférieure des feuilles ou encore restent immobiles, ce qui limite leur contact avec la substance active.
Multiple n'est pas croisée
Résistance multiple, plusieurs mécanismes par individu
Parfois, plusieurs mécanismes de résistance coexistent au sein d'un même individu, c'est la résistance multiple. Le plus souvent, le déterminisme d'une résistance multiple est polygénique : plusieurs gènes de résistance distincts co-existent. On peut citer des populations de vulpins résistants à différents inhibiteurs de l'ACCase par des mutations de cible différentes et par des mécanismes de détoxication (Petit et al., 2010). Dans d'autres cas, plusieurs familles chimiques différentes peuvent être affectées (ex. les inhibiteurs de l'ALS et de l'ACCase), ce qui complexifie la gestion des résistances, d'autant qu'il y a peu d'innovation en matière de nouveaux modes d'action (Délye et al., 2011).
Croisée, plusieurs substances par mécanisme
On est en présence de résistance croisée quand un seul mécanisme de résistance confère des niveaux de résistance à plusieurs substances actives appartenant ou non à la même famille chimique.
Par exemple, la substitution de la tyrosine 151 sur le récepteur nicotinique de l'acétylcholine confère une résistance à plusieurs insecticides néonicotinoïdes chez la cicadelle brune, ravageur majeur du riz dans de nombreuses régions d'Asie (Liu et al., 2006). Face à ces cas, les mesures de gestion des risques doivent être particulièrement développées.
Tout échec au champ n'est pas résistance
Explications possibles, à chercher sur place
Un échec au champ n'est pas forcément dû à une résistance. D'autres facteurs peuvent l'entraîner, indépendamment de la sensibilité des individus. Des observations sur la parcelle et une enquête sur les pratiques agricoles permettent en général de déterminer les facteurs responsables de cet échec.
L'adéquation des couples bioagresseur x substance active et substance active x type de sol (pour un herbicide), la dose appliquée, la période d'application, le niveau d'infestation et le stade de développement du bioagresseur lors de l'application, la qualité de pulvérisation (Perriot 2012, Chapuis 2012), les conditions climatiques avant, pendant et après traitement (précipitations, températures, vent), les pratiques culturales sont autant de points à vérifier. Ils peuvent souvent expliquer la baisse d'efficacité sans mise en cause de résistance.
Il faut aussi se renseigner sur les produits appliqués les années précédentes : ils ont pu, ou non, favoriser le développement de la résistance.
Confirmation par analyse
Dans le cas où l'échec n'est pas explicable par les facteurs précédemment cités, on peut suspecter une évolution de la sensibilité du bioagresseur considéré.
Une confirmation peut être obtenue grâce à des analyses en laboratoire. Le type de test est alors choisi en fonction du couple bioagresseur x substance active et de l'état des connaissances sur les mécanismes de résistance.
Toutefois, vu la biologie du bioagresseur suivi, il est parfois extrêmement difficile de mettre en place une méthodologie en laboratoire. C'est le cas par exemple de l'agent responsable de la tavelure, Venturia inaequalis, pour lequel il est long et fastidieux de développer un test biologique fiable et reproductible utilisable en routine.
Dans ce cas, seul un recoupement de plusieurs observations faites sur un territoire donné permettra de confirmer une situation de résistance.
Toute résistance ne fait pas échec au champ
De même qu'un échec au champ n'est pas obligatoirement dû à une résistance, une résistance détectée au laboratoire ne se traduit pas toujours par une efficacité réduite au champ. Le terme résistance pratique est utilisé pour exprimer une perte d'efficacité au champ causée par une diminution de la sensibilité du bioagresseur.
Les souches de champignons dites MDR, chez qui les transporteurs ABC et MFS confèrent la résistance, présentent, au laboratoire, des niveaux de résistance variables et n'ont que peu d'impact en pratique. Chez Botrytis cinerea, des fréquences voisines de 50 % de souches dites MDR prélevées dans divers vignobles français ne remettent pas en cause l'efficacité des produits (Note technique commune de Gestion de la Résistance 2013 - Maladies de la Vigne, Leroux & Walker, 2013).
À suivre...
Le prochain article sera consacré aux pratiques possibles et conseillées pour détecter, caractériser, prévenir et gérer les résistances.
1- Résistance des bioagresseurs, de quoi parle-t-on ?
Cet article aborde la résistance aux produits phytopharmaceutiques( 1) (« pesticides ») des bioagresseurs des végétaux cultivés. Le terme de bioagresseurs désigne ici les adventices, communément appelées « mauvaises herbes », les maladies (dues à des champignons, bactéries ou virus) et les ravageurs (insectes, acariens, etc.). Par ailleurs cet article n'évoque pas le contournement, par ces bioagresseurs, de la résistance de variétés ou hybrides, ni les phénomènes relatifs à l'utilisation d'autres méthodes de lutte.
(1) Quelle que soit leur origine (chimie de synthèse ou naturelle), s'ils ont un effet direct contre les bioagresseurs.
2- Points-clés à retenir
• L'apparition d'une résistance à un produit phytopharmaceutique est due à la sélection d'individus naturellement résistants qui étaient déjà présents auparavant dans les populations.
• Il existe divers mécanismes de résistance.
• L'échec d'un traitement phytosanitaire au champ n'est pas toujours synonyme de résistance.
• En cas d'échec au champ, il faut recueillir le maximum d'informations (conditions climatiques, niveau d'infestation, stade de développement du bioagresseur lors de l'application, pratiques d'application, historique des pratiques sur la parcelle) afin d'en comprendre les raisons.
• Une résistance détectée au laboratoire n'implique pas systématiquement une baisse d'efficacité au champ.