On a vu dans le premier « épisode », paru dans notre n° 664, que la résistance est un phénomène complexe lié à l'évolution normale des populations de bioagresseurs en réponse à la pression de sélection exercée par l'emploi de produits phytopharmaceutiques.
Il est impossible d'éviter totalement cette pression de sélection, mais on peut la limiter suffisamment pour conserver une efficacité pratique satisfaisante et permettre ainsi une utilisation durable des produits de protection. Nous allons voir ici comment.
D'abord, anticiper
Risques identifiés dès le lancement des produits
La norme de l'OEPP 1/213 décrit, dans le cadre de l'autorisation officielle des produits phytopharmaceutiques, les moyens d'évaluation du risque d'apparition de résistance pratique ainsi que, le cas échéant, ceux pouvant être envisagés pour la gestion du risque (OEPP/EPPO, 2002).
L'évaluation du risque de résistance estime la probabilité de développement de la résistance et son impact probable.
Le risque inhérent dépend de divers facteurs associés au produit, dont la famille chimique de la substance active, son mode d'action, les mécanismes de résistance s'ils sont déjà répertoriés et la présence de résistances croisées et multiples.
Le risque biologique dépend de facteurs associés au bioagresseur visé : cycle de développement et de reproduction, capacité d'adaptation et à développer des résistances.
Enfin le risque agronomique, caractérisé par les conditions d'utilisation des produits (dose, date et nombre d'applications par saison et dans la rotation, conditions d'application…) et des pratiques agronomiques (rotation…), influence directement la pression de sélection donc le développement de la résistance.
Apparition de résistance si pression de sélection
Plus une substance active (ou des substances à même mode d'action), est(sont) appliquée(s) de façon répétitive dans une même parcelle (ou secteur si les bioagresseurs passent d'une parcelle à l'autre), plus la fréquence d'individus résistants augmente rapidement dans la population. De plus, à une fréquence donnée, suite au processus de sélection et d'adaptation des populations, l'intensité de la résistance peut augmenter, cas fréquent pour la résistance par détoxication.
Il faut donc avoir des pratiques culturales et un programme de protection raisonnés à la parcelle (ou au secteur) afin de limiter l'apparition et la propagation de résistances.
Maintien sans pression, la compétitivité
Le maintien des individus résistants dans les populations de bioagresseurs en l'absence de pression de sélection dépend de leur « fitness » c'est-à-dire de leur capacité d'adaptation par rapport aux individus sensibles.
Cette compétitivité peut s'exercer lors des phases de croissance et de reproduction : croissance plus ou moins limitée par rapport aux individus sensibles, potentiel reproductif perturbé ou non, aptitude à infecter l'hôte, à se conserver (dormance de graines d'adventices, sensibilité de sclérotes au froid), etc.
Si les individus résistants ont une valeur adaptative moindre que celle des individus sensibles, leur nombre diminuera dans la population dès que cessera la pression de sélection c'est-à-dire l'application des produits concernés (résistance non persistante). En revanche, si leur fitness est supérieure ou égale, l'arrêt de l'utilisation des produits ne fera pas baisser les populations résistantes (résistance persistante).
Détecter et caractériser les résistances, commencer au champ et très tôt
Suivi des résistances, la surveillance commence au champ avant tout problème
Lors de toute demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) de produit, une évaluation du risque de développement de résistance est réalisée. La surveillance est fondamentale pour la gestion des résistances avérées et en cas de risques élevés de résistance. L'efficacité du produit dans les conditions pratiques d'emploi est suivie au travers d'un réseau de parcelles réparties de manière adéquate sur la zone d'utilisation.
Ce suivi de l'évolution de la sensibilité des populations de bioagresseurs est assuré entre autres par les firmes, des instituts techniques ou de recherche, les services officiels et l'Anses. Il permet d'adapter les recommandations d'utilisation.
L'échantillonnage, primordial
La résistance est en général suspectée quand, suite à une analyse rigoureuse des pratiques agronomiques, aucune autre raison ne peut expliquer l'échec au champ du traitement. Il faut la confirmer grâce à des analyses en laboratoire.
La méthode de collecte et la quantité de matériel biologique dépendent du bioagresseur et de la méthode choisie pour déterminer sa sensibilité aux substances actives incriminées. Le schéma du plan d'échantillonnage conditionne l'interprétation des résultats et leur représentativité. Le mode opératoire de collecte et d'envoi des échantillons doit être établi en étroite concertation avec le laboratoire d'analyse (de firme, laboratoire privé, officiel ou public).
La réussite des tests dépend de la qualité des échantillons reçus. Ensuite, la méthode utilisée doit être standardisée, validée et reproductible par plusieurs laboratoires.
Détecter et mesurer les résistances, les tests biologiques
Principe : exposer le bioagresseur
Les tests biologiques consistent à faire évoluer le bioagresseur (prélevé sur le terrain) dans un système proche des conditions naturelles et à l'exposer au produit suspecté.
C'est souvent assez facile pour les adventices (collecte de graines, semis et traitement herbicide conforme aux recommandations d'emploi) et insectes (introduction d'insectes dans des flacons imprégnés d'insecticides ou technique de la feuille trempée : dépôt des insectes type pucerons sur des morceaux de feuilles trempés dans une solution insecticide).
En revanche, c'est souvent plus délicat pour certains champignons qui, parasites obligatoires, sont difficiles à cultiver in vitro. Ainsi pour l'agent responsable de la tavelure, Venturia inaequalis, il est extrêmement long et fastidieux de développer un test biologique fiable et reproductible utilisable en routine ; de plus, les pertes d'échantillons sont considérables. De ce fait, peu de laboratoires ont développé cette expertise.
Détecter, calculer le facteur de résistance
Le test biologique et la perte d'efficacité constatée au laboratoire sont la preuve absolue d'un état de résistance. La sensibilité du bioagresseur à une ou plusieurs substances actives est établie en conditions contrôlées en comparant la réponse d'individus issus du champ à une ou plusieurs populations sensibles de référence. La connaissance de la sensibilité initiale, la ligne de base (« baseline »), d'une population d'organismes aux substances visées avant leur mise sur le marché sert de référence.
Utiliser une gamme de concentrations du produit (Figure 1) permet de tracer une courbe de réponse à la dose et d'estimer la DE50 (dose efficace) de la population issue du champ. La DE50 correspond à la dose ou quantité de produit/substance active nécessaire pour produire 50 % de l'effet désiré (ex. réduction de 50 % de la biomasse végétale).
Plus la réponse est variable (variabilité génétique naturelle de sensibilité des populations, méthodologie, substance testée…) plus le nombre d'échantillons prélevés doit être important pour obtenir une courbe dose-réponse fiable. Comparer la réponse (= le ratio de la DE50) de la population du champ avec celle la population sensible de référence permet de calculer un facteur de résistance.
À croiser avec fréquence et valeur adaptative
En général, plus ce facteur est élevé, plus l'impact pratique de la dérive de sensibilité sur l'efficacité de la substance est probable. Cependant, un facteur de résistance peut ne pas être suffisant pour interpréter les résultats : il faut l'associer à la fréquence de présence des individus résistants sur la zone prélevée et au niveau de compétitivité des individus résistants. Quand c'est possible, il faut se référer aux doses recommandées au champ de la substance considérée (Figure 1). Il faut aussi regarder si celle-ci est associée ou non à un mode d'action complémentaire susceptible de protéger son action.
Autres types de tests
Outils moléculaires, si mécanisme suspecté
Les tests biologiques sont la première étape de la caractérisation de la résistance et l'étape indispensable à la découverte d'un nouveau mécanisme de résistance. Cependant, lorsque le mécanisme de résistance suspecté est connu, les outils moléculaires peuvent remplacer le test biologique.
Par exemple, les cas de résistance aux QoI recensés en France chez l'oïdium de la vigne sont dus à une substitution de la glycine 143 qui empêche les strobilurines de se fixer à la protéine-cible. Des chercheurs de l'INRA ont mis au point une méthode de PCR quantitative qui permet de détecter dans les échantillons la proportion d'individus porteurs de la mutation sur le gène concerné (Corio-Costet, 2012).
Les techniques PCR permettent une détection de la résistance rapide et précise quantitativement, mais uniquement :
– si les gènes-cibles sont connus et…
– … chez des organismes haploïdes (êtres vivants possédant un jeu unique de chromosomes).
Par exemple, chez l'agent responsable du mildiou de la vigne – qui est diploïde c'est-à-dire possède deux jeux de chromosomes – c'est inutile d'évaluer la fréquence de présence de la mutation responsable de la résistance aux CAA à l'échelle d'une population naturelle. En effet, cette mutation (G1105S du gène PvCesA3) doit être présente sur les deux copies du gène-cible d'un même individu pour que la résistance s'exprime (mutation récessive). On ne peut pas évaluer la proportion des individus porteurs d'une seule ou des deux mutations à partir d'une fréquence globale de présence de la mutation.
De plus, les techniques moléculaires ne donnent aucun élément sur la capacité adaptative des individus porteurs d'une ou plusieurs mutations au niveau de la cible d'un fongicide.
Autres outils, pour préciser
Les outils enzymatiques et analytiques aident aussi à préciser le mécanisme de résistance.
Utiliser des substances actives radiomarquées permet de localiser et quantifier la substance et certains de ces métabolites dans l'organisme du bioagresseur. On obtient ainsi de précieuses informations sur la cinétique de détoxication. Mais les protéines responsables ne sont pas identifiables par cette méthode.
Chez les adventices graminées, on peut confirmer l'implication des GST (voir Épisode 1, Phytoma n° 664, et « Pour en savoir plus ») en extrayant ces protéines des plantes et en comparant leur taux à ceux d'individus sensibles.
Dans tous les cas, il faut bien connaître le potentiel de chaque test de caractérisation afin de ne pas tirer de conclusions hâtives et de clarifier toutes les pistes en cas de résistances multiples. L'interprétation des résultats doit être faite avec prudence et exige un échange entre les divers acteurs concernés.
Gérer les risques en général
Conseils modulés, moyens diversifiés, références diverses
Lorsque l'on parle de prévention et de gestion de la résistance, les stratégies à mettre en œuvre peuvent varier selon le bioagresseur, le type de produit et le type de culture.
Les recommandations peuvent être modulées en fonction du risque de développement de résistance à la famille chimique ou au mode d'action. Ces recommandations visent à diversifier les moyens de lutte pour réduire la pression de sélection. Dans tous les cas, il faut avoir une approche « mode d'action » plutôt que « substance active ».
Des comités mondialement reconnus publient des recommandations pour pérenniser l'efficacité des substances jugées à risque pour le développement de résistance. Pour les herbicides il s'agit de l'HRAC ; pour les insecticides de l'IRAC et pour les fongicides du FRAC (voir « Pour en savoir plus »).
Gérer : le cas des herbicides
D'abord les mesures agronomiques et pratiques culturales
Vis-à-vis des adventices, la diversité des mesures agronomiques et des pratiques culturales dans le cadre de la rotation et de la gestion des intercultures (ou de l'entretien pluriannuel des sols en cultures pérennes) permet d'influer à la fois sur les levées de ces adventices et sur leur stock semencier présent dans le sol.
En cultures assolées, introduire des cultures de printemps limite le développement des graminées d'automne type vulpins et ray-grass. Le labour occasionnel permet d'enfouir les graines qui ne germent que superficiellement et à taux de décroissance annuel élevé (ex. brome stérile), réduisant leur stock semencier. Le faux-semis avant céréale favorise la germination des graines. Augmenter la densité de semis et choisir des variétés couvrantes peut augmenter la concurrence exercée par la culture et freiner le développement des adventices. De même, décaler la date de semis des céréales d'hiver peut limiter les levées d'adventices et perturber leur développement.
Il faut porter une attention particulière à la limitation de la dispersion des adventices afin de ralentir les flux de gènes par les graines entre parcelles, même si ces derniers sont très difficiles à gérer (Délye & al., 2011). Ceci passe d'abord par le bon entretien des moissonneuses et autres engins agricoles, mais aussi par l'entretien des jachères, des abords de parcelles et des inter-rangs de cultures pérennes en détruisant systématiquement les adventices avant leur montée à graines.
Désherbage : mécanique ou chimique raisonné
Le désherbage mécanique permet de limiter le nombre d'individus exposés aux herbicides. Il reste très délicat à mettre en œuvre car son utilisation et son efficacité sont soumises à de nombreux paramètres : type de culture, type de sol, conditions météo, adventices à contrôler.
En cultures assolées, diversifier la rotation permet d'introduire des herbicides à modes d'action différents, ce qui réduit la pression de sélection exercée par chacun d'eux.
Pour rester efficace, le désherbage chimique doit être raisonné. Ainsi, on recommande de ne pas utiliser le même mode d'action dans la même parcelle durant plusieurs années. Autre conseil : veiller, chaque fois que possible, à alterner ou combiner des substances à modes d'action différents. Ceci dans la rotation (ou succession d'années en cultures pérennes) à travers des programmes ou des mélanges.
Pour qu'un mélange d'herbicides limite de manière efficace la sélection d'individus résistants, il doit répondre à certains critères incluant :
– des modes d'action différents sans résistance croisée ou multiple ;
– des voies de détoxication différentes ;
– des actions complémentaires voire synergiques sur les adventices cibles.
Le cas des fongicides
Recommandable prophylaxie
Vis-à-vis des maladies, les mesures prophylactiques visant à réduire le risque parasitaire notamment en limitant l'inoculum primaire sont les plus faciles à mettre en place.
En cultures assolées, la rotation permet de limiter la fréquence des cultures et adventices hôtes du pathogène.
Les pratiques culturales concourent à l'objectif de diminution de l'inoculum primaire. Citons le labour et l'incorporation des résidus de la récolte précédente contre la fusariose du blé, la destruction des repousses de céréales pendant l'interculture, la destruction des bois de taille de la vigne et le broyage des feuilles tombées en vergers de pommier.
Une bonne gestion des apports azotés permet de limiter la progression de la maladie quand celle-ci est installée.
Lutte génétique, gérer pour faire durer
La lutte génétique est un bon complément de ces mesures prophylactiques. Il existe un large choix de variétés moins sensibles aux maladies, ce qui permet de raisonner voire limiter par saison le nombre de traitements à base de substances actives à mode d'action identifié « à risque ».
La diversification des variétés d'origines génétiques différentes à l'échelle de l'exploitation, voire de la parcelle (mélanges variétaux), de la micro-région et d'une année sur l'autre permet de favoriser la durabilité des résistances des variétés.
Lutte fongicide : OAD, alterner, associer
Des outils d'aide à la décision (OAD) permettent d'optimiser le positionnement des traitements en fonction du développement de certaines maladies grâce à des modèles de prévision. L'alternance ou l'association de substances actives de modes d'action différents avec un partenaire efficace (uni-site ou multi-sites selon les usages et cultures concernés) contribue à la gestion responsable des résistances.
Enfin, il faut éviter de fractionner les applications. En effet, l'usage répété d'une ou plusieurs substances actives à doses faibles est un facteur de risque d'apparition et de développement d'une partie des résistances actuellement connues.
Le cas des insecticides
Prophylaxie hivernale
La réduction du risque d'infestation en limitant les formes hivernantes des insectes via la rotation des cultures, le labour et la destruction des résidus (ex. cannes de maïs) ou des bois de taille est une mesure efficace contre plusieurs espèces d'insectes.
Lutte insecticide raisonnée et méthodes complémentaires
Le respect des doses recommandées et le bon positionnement des produits en fonction de leur mode d'action (ex. larvicides, ovicides) permet de réduire les risques de développement de résistances. L'alternance sur la saison de modes d'action ne présentant pas de résistance croisée permet de contrôler efficacement les espèces de bioagresseurs ayant plusieurs générations par an type carpocapse de la pomme.
En vigne et vergers, les méthodes de lutte complémentaires comme la confusion sexuelle via l'utilisation de phéromones se développent de plus en plus avec de bons résultats.
Conclusion
« Comment utiliser un produit phytopharmaceutique ? » est une question centrale pour gérer le risque de résistance. Le recours à un tel produit doit se faire dans l'optique d'une efficacité maximale en respectant les bonnes pratiques. Il doit être appliqué en respectant les recommandations d'emploi : dose adaptée par rapport à la cible, au niveau d'infestation et au stade de développement du bioagresseur en privilégiant des conditions climatiques favorables, des conditions d'application adaptées et, le cas échéant, l'ajout d'adjuvants adaptés.
Pour protéger une culture, le recours à un produit phytopharmaceutique doit s'envisager comme un des leviers parmi d'autres possibles. La diversité et la complémentarité des moyens de lutte mis en œuvre par l'agriculteur est un élément primordial dans la gestion des résistances.
Pour cela, la connaissance de l'environnement pédo-climatique de l'exploitation, de l'agronomie au sens large et des outils disponibles est indispensable. Il n'y a pas une réponse universelle utilisable partout, mais des réponses variées, chacune adaptée à un environnement donné. Quel que soit le contexte, l'enjeu est de trouver un ensemble de solutions techniquement possibles et économiquement viables pour l'agriculteur.
Points-clés à retenir
• Il existe différentes méthodes pour confirmer ou infirmer une résistance au laboratoire. Le choix dépend du couple bioagresseur-substance active (ou famille chimique, ou mode d'action).
• Les méthodes pour suivre les résistances sont différentes si des populations résistantes sont déjà présentes ou non en France ;
• Les réseaux de collecte des prélèvements d'échantillons pour détecter et caractériser la résistance doivent être de tailles suffisantes, et représentatifs des situations agronomiques.
• Le respect et la diversité des bonnes pratiques phytosanitaires, la diversité des mesures agronomiques et des pratiques culturales sont les pivots d'une bonne gestion de la résistance.
• Au niveau mondial, diverses organisations dont les groupes RAC (v. « pour en savoir plus ») éditent régulièrement un état des lieux et des recommandations pour la gestion des résistances.
Fig. 1 : Efficacité/résistance vis-à-vis d'une substance active.
Courbe d'estimation de l'efficacité d'une substance active sur sa cible. Comment se fabrique-t-elle ? Explications avec les paramètres utilisés.
Réseau national
Au niveau national, le dispositif de surveillance biologique du territoire (SBT) coordonné par les services de l'état comprend un réseau de « biovigilance » chargé de surveiller les effets non intentionnels des pratiques agricoles. L'apparition de résistances, effet non intentionnel des traitements, fait partie des phénomènes surveillés. Les résultats du réseau sont diffusés par le biais de « Notes communes » signalées dans les Bulletins de santé du végétal (BSV). Voir article ECOACS, Phytoma n° 663, p. 22.