On parle souvent de « résistance par mutation de cible » des adventices aux herbicides. Mais est-ce l'herbicide qui fabrique ces mutations ? Ou bien celles-ci sont-elles préexistantes, l'herbicide se contentant de les « révéler » par sélection darwinienne ?
La deuxième hypothèse vient d'être prouvée. Une communication à la 22e conférence du Columa de l'AFPP le raconte. Extraits.
Pourquoi chercher la résistance dans les herbiers
Décidément inéluctable résistance
Les herbicides à base de molécules organiques synthétiques sont le moyen actuellement le plus efficace de tuer les mauvaises herbes. Ils agissent en perturbant la fonction de protéines vitales pour ces végétaux. Mais, quelle que soit leur cible, l'efficacité de tous les herbicides commercialisés a une durée de vie limitée : la résistance aux herbicides finit toujours par évoluer dans certaines des espèces de mauvaises herbes soumises à leur action (Délye et al., 2013a).
Cette résistance peut être due à des mutations dans le gène codant pour la protéine cible de l'herbicide (résistance de cible) et /ou à des variations dans la capacité des mauvaises herbes à neutraliser l'herbicide (résistance non liée à la cible, par exemple les « détox ») (Délye 2013).
Résistance par mutation de cible, une question et ses implications
On connaît des mutations causant une résistance de cible (ex. : Délye 2005). Mais, jusqu'à présent, on ignorait si certaines pouvaient être détectées dans les populations de mauvaises herbes avant l'emploi des herbicides. La question a des implications théoriques et pratiques.
Théoriques sur l'origine de ces mutations : à première vue, le terme « résistance par mutation de cible » suggère une mutation fabriquée par l'herbicide. Qu'en est-il en fait ?
Pratiques sur la fréquence initiale de ces mutations dans les parcelles (fréquence « de mutation ») : il faut savoir que des mutations apparaissent et disparaissent sans cesse, naturellement, dans les populations de mauvaises herbes. Si des mutations conférant une résistance à des herbicides existent à une fréquence supérieure à cette fréquence de mutation dans les populations de mauvaises herbes avant la commercialisation des herbicides, l'évolution de la résistance sera plus rapide que ce que l'on pensait jusqu'ici. En outre, on s'attend à ce que de telles mutations n'aient que peu d'effets collatéraux néfastes (négatifs) sur le cycle de vie des mauvaises herbes. Entraînant un faible « coût » de résistance pour la mauvaise herbe, elles seraient les « meilleures » mutations de résistance : celles qui poseront le plus de problèmes en pratique.
Des herbiers, le vulpin, une mutation précise : pourquoi ces choix ?
Pour déterminer si une mutation conférant une résistance à des herbicides préexiste aux herbicides, il y a plusieurs options :
– remonter dans le temps avant l'emploi des herbicides : option toute théorique !
– trouver des populations de mauvaises herbes n'ayant jamais été traitées et, aussi, n'ayant jamais reçu ni pollen ni semences issus de populations de la même espèce poussant dans des champs traités : gageure de nos jours en Europe (Délye et al., 2010a),
– travailler sur des spécimens d'herbier collectés avant l'emploi des herbicides : nous avons retenu cette dernière option.
L'espèce choisie pour ce travail a été le vulpin des champs (Alopecurus myosuroides), une des deux graminées adventices les plus problématiques en France.
Afin de maximiser nos chances de trouver une mutation dans ces spécimens, nous en avons cherché une identifiée comme une des « meilleures » mutations conférant une résistance (du point de vue de la mauvaise herbe) : la mutation Ile→Leu au codon 1781 de l'ACCase, qui donne une résistance aux herbicides « fops » « den » et « dimes ».
Cette mutation n'a pas d'effets collatéraux néfastes visibles sur le cycle de vie du vulpin (Menchari et al., 2008 ; Délye et al., 2013b), et c'est la plus répandue dans les champs où la résistance aux inhibiteurs de l'ACCase a évolué chez le vulpin (Délye et al., 2010b).
Histoire et technologie : de l'herbier à la séquence d'ADN
Prélèvement de spécimens d'herbier de vulpin
Les spécimens d'herbier ont été échantillonnés en 2009 dans les collections des herbiers du Musée des sciences et jardin botanique de Dijon (France), de l'Institut de botanique de Montpellier (France), et du Conservatoire et jardin botaniques de Genève (Suisse). Ceci avec l'autorisation des conservateurs respectifs, Mme B. Remoissenet, M. P.A. Schäfer et M. D. Jeanmonod.
Au total, 734 échantillons ont été prélevés (343 à Genève, 304 à Montpellier et 87 à Dijon), dont 380 recueillis en France, 258 dans 31 autres pays, et 96 d'origine indéterminée.
Le plus ancien de ces spécimens datait de 1788 et le plus récent de 1975, avant la mise sur le marché des herbicides inhibiteurs de l'ACCase en France (en 1978, Chauvel et al., 2012). Plus précisément, 428 échantillons (58,3 %) ont été recueillis avant 1900 dont 108 (14,7 %) avant 1850. La date de collecte n'a pu être déterminée pour 56 échantillons (7,6 %) (Figure 1).
Le vulpin est une graminée, ce qui rend relativement facile le prélèvement d'un fragment de feuille sur les spécimens d'herbier sans défigurer les planches. Une feuille (=5 cm de longueur) a été collectée sur chaque spécimen à l'aide de matériel stérile et jetable. Chaque feuille a été placée dans un sac fermé et scellé jusqu'à ce que l'ADN soit extrait.
Extraction de l'ADN, en évitant les contaminations
La contamination par l'ADN actuel est toujours un risque quand on travaille avec l'ADN ancien. Pour éviter les contaminations par l'ADN actuel de vulpin, les feuilles prélevées sur les spécimens ont été manipulées dans un laboratoire de microbiologie (situé dans un bâtiment séparé de notre laboratoire), où aucun ADN de plantes n'avait jamais été traité. L'extraction de l'ADN y a été réalisée à partir d'environ 1 cm de chaque feuille collectée, en utilisant des ustensiles stériles et jetables et des embouts de pipette à filtre. L'ADN a été extrait par séries de 24 spécimens à l'aide d'un kit (Promega) selon les instructions du fabricant (plus de détails dans la communication au Columa). Puis les échantillons d'ADN ont été stockés à -20 °C. Une extraction « à blanc » (sans tissu végétal) a été réalisée dans chaque série de 24 extractions pour détecter d'éventuelles contaminations par de l'ADN actuel.
Génotypage par la technique de dCAPS
La technique dite « dCAPS » permet de détecter par PCR la présence d'une mutation dans le génome d'un individu. Elle est décrite dans la communication au Columa. Si l'on est familier avec les termes de « nucléotide hétérologue », « digestion de l'amplicon » et « électrophorèse », on la lira avec profit... Tous les mélanges réactionnels servant aux analyses de dCAPS ont été assemblés dans le laboratoire de microbiologie déjà mentionné, avec les mêmes précautions que pour l'extraction. Toutes les extractions « à blanc » ont été analysées comme des échantillons normaux. Dans chaque série de dCAPS, au moins deux contrôles négatifs (PCR sans ADN) ont été inclus, toujours pour détecter d'éventuelles contaminations. Tous les échantillons de contrôle ont été traités comme des échantillons normaux.
De fait, aucune contamination n'a été détectée parmi l'ensemble de nos analyses : pas de profils dCAPS dans les extractions « à blanc » ni dans les témoins négatifs.
Si un échantillon donnait un profil dCAPS indiquant la présence de la mutation recherchée, l'analyse dCAPS était répétée.
Si le même profil dCAPS était de nouveau obtenu, une nouvelle extraction d'ADN suivie d'une nouvelle analyse dCAPS était effectuée à partir du reste du fragment de feuille d'herbier. Si le même profil dCAPS était de nouveau obtenu, un fragment d'ADN englobant les codons 1753 à 1810 de l'ACCase de vulpin (donc le codon 1781) était produit par PCR et sa séquence d'ADN déterminée.
Trouver une mutation dans du foin d'herbiers !
Succès de l'amplification, même sur les échantillons les plus anciens
De l'ADN a été extrait des 734 spécimens de vulpin d'herbier étudiés. Un profil dCAPS clair et lisible a été facilement obtenu à partir de 685 de ces spécimens (Figure 1).
Le taux de réussite, en moyenne de 93,3 %, ne dépend pas de l'âge du spécimen d'herbier même s'il est plus faible pour l'ADN extrait d'échantillons prélevés avant 1851 (88,5 %) (Figure 1) (khi² = 14,07 ; dl = 8, p-value = 0,08).
Une résistance aux herbicides dans un spécimen collecté en...1888 !
Parmi les profils dCAPS obtenus, ceux de quatre spécimens indiquaient potentiellement la présence de la mutation recherchée au codon 1781 de l'ACCase à l'état hétérozygote. Après avoir répété l'analyse dCAPS, l'observation n'a été confirmée que pour un seul spécimen (Figure 2).
L'analyse dCAPS a donc été entièrement répétée pour ce spécimen, en repartant du fragment de feuille prélevé. Elle a confirmé le résultat. Les PCR réalisées à partir des extractions « à blanc » correspondantes et les contrôles négatifs n'ont pas donné d'amplicon détectable.
Le séquençage a donc été effectué et a confirmé que cet échantillon était une plante hétérozygote mutante (Figure 3).
Ainsi, sur les 685 spécimens de vulpin d'herbier ayant pu être analysés par dCAPS, un (0,15 %) contenait une mutation conférant une résistance à des herbicides. Ce spécimen, conservé à l'herbier de Montpellier, avait été recueilli le 9 juillet 1888 près de Bordeaux (avec trois autres ne contenant pas de mutation de l'ACCase).
Comme le premier herbicide inhibiteur de l'ACCase utilisé en France (diclofop) a été commercialisé en 1978 (Chauvel et al., 2012), soit 90 ans après la collecte de l'échantillon contenant une mutation de l'ACCase, nos résultats prouvent clairement que la résistance aux herbicides existait avant les herbicides.
Des implications variées
Herbicides, une première
Notre travail est la toute première démonstration que la résistance aux herbicides préexiste à l'emploi, et même à la découverte, des herbicides. L'existence de mutations conférant des résistances à des produits chimiques utilisés pour tuer les organismes vivants antérieure à l'utilisation de ces produits chimiques n'avait été signalée auparavant que dans deux cas.
Les antibiotiques et les insecticides sont concernés aussi
Des bactéries présentes dans des sédiments vieux de 30 000 ans contenaient des gènes conférant une résistance à des antibiotiques (D'Costa et al., 2011).
Mais, à la différence des herbicides, si cette résistance est antérieure à l'usage clinique d'antibiotiques, elle n'est pas antérieure à la pression de sélection exercée par les antibiotiques.
En effet, la plupart des antibiotiques utilisés aujourd'hui sont des (ou dérivés de) composés naturellement fabriqués par des micro-organismes pour en occire d'autres depuis des millénaires.
Dans une autre étude, des mutations conférant une résistance à des insecticides ont été observées dans des spécimens d'insectes prélevés et conservés avant la mise sur le marché de ces substances (Hartley et al., 2006). Les auteurs n'ont pas pu proposer d'explication biologique à leurs résultats.
À quoi peut bien servir un gène de résistance à un herbicide quand il n'y a pas d'herbicide ?
La présence de la mutation au codon 1781 de l'ACCase dans une plante de vulpin du XIXe siècle ne peut être clairement expliquée. L'exposition de populations de vulpin de cette époque à des composés naturels similaires aux herbicides inhibiteurs de l'ACCase semble extrêmement peu probable.
Par ailleurs, on sait que la mutation au codon 1781 de l'ACCase ne réduit pas la production de feuilles et de semences (en termes savants « la biomasse végétative et reproductive ») chez le vulpin (Menchari et al., 2008, Délye et al., 2013b).
Chez le millet (Setaria italica), cette mutation semble même augmenter la vigueur des plantes (Wang et al., 2010).
Enfin, chez plusieurs espèces de graminées, notamment le pâturin annuel (Poa annua) et la fétuque rouge (Festuca rubra), toutes les plantes contiennent naturellement la mutation, ce qui les rend naturellement insensibles aux inhibiteurs de l'ACCase (Délye & Michel, 2005).
Un effet sur la vigueur de la plante pourrait être une raison indirecte de l'observation d'une plante de vulpin portant la mutation en l'absence d'herbicide. En effet, les botanistes recherchaient traditionnellement des plantes saines et vigoureuses pour en faire des spécimens d'herbier. Or l'échantillon portant la mutation a été recueilli à la marge de l'aire de distribution du vulpin en France, situation où on s'attend à ce que les plantes les plus robustes aient le plus de succès.
Fréquence initiale : 1 spécimen sur 685 ne signifie pas une plante résistante sur 685 dans les champs
On considère généralement qu'une mutation donnée est présente dans les populations de mauvaises herbes avec une fréquence dite « de mutation » de l'ordre de 1 sur 1 million (10-6) à 1 sur 1 milliard (10-9) (Jasieniuk et al., 1996, Gressel et Levy, 2006).
La fréquence de la mutation au codon 1781 de l'ACCase dans notre échantillonnage est d'une plante hétérozygote sur 685. Le vulpin étant une espèce diploïde, ceci correspond à une fréquence observée de la mutation de 7,3 × 10-4 (intervalle de confiance à 99 % de [2,6 × 10-5, 4,7 × 10-3], soit de 2,6 plantes sur 100 000 à 4,7 plantes sur 1 000).
Si cette fréquence est représentative de l'état des populations de vulpin avant la mise sur le marché des herbicides inhibiteurs de l'ACCase, cela signifie que la mutation au codon 1781 était présente à un niveau de fréquence 10 à 10 000 fois plus élevé que la fréquence de mutation théorique : la résistance a donc pu évoluer nettement plus vite qu'attendu. Ceci n'est pas forcément vrai pour toutes les mutations impliquées dans des résistances aux herbicides. Notre hypothèse est qu'il en existerait deux types : le premier présent à la fréquence « de mutation », peut-être en raison d'effets négatifs associés, et le second, comme la mutation au codon 1781 de l'ACCase, présent en fréquences bien plus élevées en l'absence d'herbicides.
Aujourd'hui, une dizaine de mutations de l'ACCase conférant une résistance aux herbicides ont été rapportées en plus de celle au codon 1781 (Beckie & Tardif 2012), mais leurs fréquences dans les populations de vulpin sont nettement inférieures (Délye et al., 2010b). Notre hypothèse peut expliquer cela : avant la sélection par les herbicides, la mutation au codon 1781 de l'ACCase était probablement présente dans les populations de vulpin à des fréquences plus élevées que celles des autres mutations : elle aurait donc été plus aisément et rapidement sélectionnée que les autres, d'où la situation actuelle.
Les herbiers, un outil pour prévoir les risques de résistance ?
Ce travail n'aurait pu être réalisé sans l'existence de collections d'herbiers classées et entretenues. Les spécimens analysés ont permis de démontrer la présence de mutations conférant la résistance aux herbicides avant même l'invention d'herbicides.
Nous avons recherché la mutation au codon 1781 de l'ACCase car nous l'avions jugée la plus susceptible de préexister à la sélection par des herbicides. Avec les progrès des technologies de séquençage et si suffisamment de spécimens sont disponibles, les herbiers pourraient aussi être utilisés de manière proactive, lorsque les résistances commencent à émerger, afin d'identifier les gènes les plus « dangereux » sur lesquels il faudrait focaliser les recherches et le développement d'outils de diagnostic.
Ces gènes sont les « meilleurs » gènes de résistance, ceux qui n'ont pas d'effets collatéraux sur les mauvaises herbes. Comme l'allèle muté au codon 1781 de l'ACCase, ces gènes sont les plus susceptibles de devenir les plus fréquents et répandus dans les populations d'adventices... mais aussi d'être trouvés dans des spécimens d'herbiers.
Fig. 1 : Les 734 spécimens, leur âge et les analyses
Nombre de spécimens d'herbier étudiés (734 au total) et succès de l'analyse par la technique de dCAPS (pour 685 d'entre eux) en fonction de la date de collecte du spécimen. N. d. : année de collecte de spécimen non déterminée.
Fig. 2 : Recherche de mutation, l'échantillon 5 gagne le gros lot !
Profils dCAPS obtenus à partir de spécimens de vulpin collectés en 1805 (1), 1824 (2), 1846 (3), 1871 (4), 1888 (5), 1898 (6) et 1909 (7).
U : amplicon non digéré (taille attendue du fragment indiquant la présence de la mutation). L : fragments de tailles connues.
Bl : extraction « à blanc » (dCAPS à partir d'une extraction d'ADN effectuée sans matériel végétal). Le fragment non digéré de 114 nucléotides (fléché) indique la présence de la mutation.
Fig. 3 : L'échantillon résistant, preuve par « chromato »
Chromatogramme de séquençage Sanger montrant la séquence du codon 1781 de l'échantillon (5) de la Figure 2. Les pics superposés correspondant à la présence simultanée d'un nucléotide A (type sauvage) et d'un C (mutant Leu 1781) sont fléchés. Ceci confirme que l'échantillon (5) est un hétérozygote mutant.