Toute maladie d'une plante peut être définie comme une déviation du fonctionnement normal de cette plante causée par un agent agissant de manière plus ou moins persistante. Mais, souvent, il ne faut pas résumer une maladie à l'action à sens unique d'un agent – ou plusieurs agents – sur une plante passive, le tout sans interférences avec elle ni avec le milieu environnant.
Pourquoi notre hypothèse « mise en réserve »
Maladies, symptômes et facteurs environnementaux
En fait, le développement des maladies dues à des agents de nature biotique (ou « bioagresseurs ») est le fruit d'une interaction entre la plante, un (ou des) agent(s) pathogène(s) et des facteurs de leur environnement commun.
Les facteurs de l'environnement peuvent être de nature biotique ou abiotique (climatiques ou édaphiques). Les interventions de l'homme (pratiques culturales) peuvent être assimilées à des facteurs de l'environnement au sens large.
Concernant les maladies du bois de la vigne, l'importance des facteurs environnementaux est admise pour l'eutypiose (Dubos 2002). Elle l'est de plus en plus pour les autres maladies.
En Alsace, l'influence de la date de récolte
Une étude a été réalisée sur 82 parcelles de l'Observatoire des maladies du bois en Alsace, de 2006 à 2012. Son objet était de compléter les connaissances sur la nature des facteurs de l'environnement et sur les paramètres agronomiques caractérisant le fonctionnement d'un pied de vigne, associés au développement des maladies du bois esca et BDA.
Parmi les variables et paramètres considérés, la date de récolte de la parcelle, appréciée notamment à travers la fréquence de récolte en surmaturation, est corrélée positivement à l'expression de l'esca/BDA (Kuntzmann et al., 2013). En revanche, les données analysées ne permettent pas de montrer d'association entre le développement de ces maladies et des variables comme la nature du matériel végétal (clone/sélection massale), celle du porte-greffe, le type d'entretien de sol, le type de sol ou le mode de production(1) (culture biologique/conventionnelle).
Ce qu'on sait des réserves carbonées
L'interprétation de ces résultats fait appel au schéma d'allocation du carbone chez la vigne où l'ordre de priorité se définit de la façon suivante : croissance, accumulation dans les fruits, mise en réserve dans les parties pérennes (Hale et Weaver 1962, Koblet 1969, Stoev et Ivantchev 1977).
De fait, les vignes fructifères ont toujours une teneur en glucides de réserves inférieure à celles ne portant pas de fruits (Hofäcker 1997). Il est logique de supposer que, plus la récolte est tardive, plus les fruits accumulent du carbone aux dépens des parties pérennes. Hélas, l'influence spécifique de la date de récolte sur le niveau de mise en réserves a été trop peu étudiée pour en tirer des conclusions définitives (Wample et Bary 1992, Hamman et al., 1996).
Un moyen détourné d'étudier la question consiste à s'intéresser aux essais ayant trait à la compréhension des rapports source/puits à travers la manipulation du rapport feuille/fruit.
Ces études montrent que le niveau du rapport feuille/fruit et donc les facteurs qui le font varier (éclaircissage, diminution de surface foliaire, etc.) ainsi que l'âge des feuilles peuvent faire varier la teneur et la nature des réserves carbonées stockées dans les parties pérennes (Candolfi-Vasconcelos et Koblet 1990, Duchene et al., 2003, Bennet et al., 2005, Smith et Holzapfel 2009, Jermini et al., 2010, Zufferey et al., 2012).
D'où une interrogation sur les variables climatiques
Si l'hypothèse d'une implication de la fonction « mise en réserves » est posée dans le développement des maladies du bois, il paraît logique d'observer un effet des variables climatiques par le biais de la modulation du fonctionnement de la plante, notamment de la photosynthèse. En effet, outre la fonction principale des réserves (assurer le démarrage de la végétation pour la saison suivante jusqu'à ce que la plante puisse subvenir à ses besoins par la photosynthèse), celles-ci permettent aussi à la plante de faire face à des contraintes de diverse nature (Candolfi-Vasconcelos et al., 1994, Cooley et al., 2006, Jermini et al., 2010) qui pénalisent la partie « source » (Keller et Koblet 1994).
Il y a notamment les contraintes climatiques : stress hydrique par forte chaleur ou au contraire manque d'ensoleillement. Tous deux pénalisent l'activité photosynthétique.
Hypothèse « influence du climat »... de l'année précédente
Comparer l'expression des symptômes et les conditions climatiques : un « effet retard » du climat de l'année précédente
Alors que Larignon (2009) indique l'importance des conditions climatiques de l'année en cours sur l'expression des symptômes, cette approche n'a pas montré d'intérêt en Alsace. Il a fallu choisir une autre échelle, pour le moins originale.
À travers l'analyse temporelle des données de l'observatoire en Alsace (Figure 1), on peut ainsi relier les maxima locaux d'expression de l'esca/BDA aux contraintes climatiques de nature hydrique ou d'éclairement de l'année précédente.
L'augmentation des symptômes entre 2006 et 2007 pourrait être expliquée par le déficit d'ensoleillement en août 2006 (Tableau 1). Il présente la plus faible valeur des 11 dernières années et a pu obliger la vigne à remobiliser ou réduire la mise en réserves. Cette interprétation suppose d'assimiler l'effet d'un faible éclairement à celui d'une défoliation sur le plan des conséquences pour les réserves.
À l'opposé, le fort ensoleillement d'août 2009 et le déficit pluviométrique en cours de maturation indiquent une forte contrainte hydrique traduite sur le terrain par des symptômes de sécheresse. Elle peut expliquer l'augmentation des symptômes entre 2009 et 2010.
Pourquoi la moyenne mensuelle d'août 2010 n'explique pas tout 2011
Cette explication semble mise en défaut par l'absence d'augmentation entre 2010 et 2011 malgré le déficit d'ensoleillement en août 2010. En fait, l'impact de ce déficit est masqué par une amélioration involontaire du rapport feuille/fruit en 2010. En effet, le gel de décembre 2009 a endommagé de nombreux bourgeons fructifères, d'où une baisse de rendement de 25 % en moyenne, sans impacter la surface foliaire.
Cette hypothèse semble de nouveau mise en défaut par l'augmentation entre 2011 et 2012 malgré l'ensoleillement élevé d'août 2011. Pour comprendre ce qu'il s'est passé, il faut entrer dans le détail : la moyenne mensuelle n'est pas dans ce cas pertinente au plan agronomique. En 2011 l'ensoleillement était fortement déficitaire dans la première partie d'août (et la deuxième de juillet), puis fortement excédentaire dans la deuxième moitié d'août, quand des journées très chaudes ont provoqué de fortes contraintes hydriques avec symptômes de sécheresse.
En 2011, la vigne a donc subi deux contraintes climatiques successives ! À relier à la très forte augmentation observée en 2012. Ces résultats, qui montrent un possible antagonisme entre contraintes climatiques à travers les conséquences du gel de 2009, suggèrent aussi que les pratiques culturales pourraient moduler leur impact.
Et l'interaction climat-pratiques culturales ?
Climat, vigueur et expression végétative
En effet, à ce stade de la réflexion il est possible d'envisager une interaction entre pratiques culturales et facteurs climatiques. Cette interaction est particulièrement importante pour expliquer l'évolution de l'esca/BDA pour les cépages où l'usage conditionne une date de récolte précoce, et pour expliquer la tendance générale qui est à l'augmentation. La modification des pratiques d'entretien du sol et de fertilisation dans un environnement climatique qui évolue aussi, le tout dans un sens défavorable au fonctionnement de la plante, peut avoir favorisé l'extension de l'esca et du BDA.
En clair, le développement excessif de l'enherbement dans le vignoble alsacien et le manque de considération en matière de fertilisation, associés à une baisse des précipitations depuis le début des années 2000 (Figure 2), ont conduit à une baisse généralisée de vigueur et d'expression végétative alors que les rendements n'ont pas baissé dans une proportion comparable. En effet, différents auteurs ont montré que l'enherbement conduit à diminuer plus fortement l'expression végétative que le poids de récolte (Chantelot et al., 2004, Casteran et al., 1975 ; Morlat 1981 ; Maigre et Murisier 1992).
Entre autres effets, il s'ensuit une dégradation du rapport feuille/fruit et de l'efficience photosynthétique. Cela pénalise la mise en réserves et fragilise la plante face aux stress futurs, notamment en cas de chaleur sèche : celle-ci conduit la plante à diminuer sa photosynthèse donc à puiser sur ses réserves... s'il y en a !
Une approche globale faisant intervenir différents leviers
L'approche « réserves » est une approche globale, avec différents leviers (matériel végétal, conduite de la vigne, leviers pédo-climatiques...) qui vont intervenir sur ce facteur. La nature des leviers, leur combinaison et les intervalles de valeurs critiques peuvent changer d'une situation culturale à l'autre, d'une région à l'autre, ce qui rend l'analyse difficile. Outre le rôle de la contrainte hydrique, certainement réelle en Alsace comme dans d'autres vignobles, nous n'avons pas développé l'aspect de la taille de la vigne.
En dehors de l'effet possible de celle-ci sur le développement des maladies du bois par le biais de l'eutypiose et de l'impact probable de certaines tailles particulières conduisant à un recépage plus ou moins régulier (taille chablis en Champagne) et à l'effet positif du recépage en soi (Dumot 2013, observations personnelles), les données disponibles sont souvent contradictoires quand elles sont confrontées entre elles (Cahurel 2009, Dumot 2010, Dumot et al., 2012). Certaines approches qui s'intéressent au respect des trajets de sève selon le mode de taille (Lecomte et al., 2005, Dal et al., 2008) semblent montrer des résultats intéressants. Cependant cet aspect ne paraît pas être le facteur explicatif de l'évolution récente en Alsace, puisque globalement il n'a pas été source de variations au sens strict. La taille pourrait intervenir par un aspect rarement évoqué qui est celui de la charge en bourgeons et de l'équilibre par rapport à l'expression végétative/vigueur.
Une charge/conduite inappropriée pourrait conduire à l'épuisement de tout ou partie du pied ou bien à l'allongement excessif de la charpente par manque de vigueur, avec à ce moment-là des conséquences dramatiques difficiles à gérer par la suite (grosses plaies de taille, déséquilibres) comme le montre l'exemple en encadré ci-contre.
Conclusion : et si l'on regardait les forêts ?
S'inspirer de l'exemple des dépérissements forestiers pour valider cette hypothèse
L'hypothèse explicative présentée ici se situe très en amont du processus de développement de la maladie à l'échelle du cep de vigne. Mais elle est cohérente avec les connaissances acquises sur les Botryosphaeriaceae et certains des champignons de l'esca, qui indiquent le rôle de conditions de stress, pouvant affaiblir la plante, dans le développement de ces maladies (Schoeneweiss 1981, Desprez-Loustau et al., 2006, Slippers et Wingfield 2007, Van Niekerk et al., 2011, Fischer et Kassemeyer 2012).
Dans le cas des arbres forestiers, l'association des dépérissements à une baisse de la teneur en réserves carbonées des parties pérennes n'est pas systématique, mais fréquente. Des travaux menés en foresterie montrent que la prise en compte du paramètre « teneur en réserves carbonées des parties pérennes » permet de s'affranchir de la prise en compte de l'ensemble des autres variables explicatives (Marçais et Breda 2006).
Il reste à effectuer le même travail pour les maladies du bois de la vigne pour valider cette hypothèse.
Fig. 1 : Analyse temporelle des données de l'observatoire en Alsace
Symptômes de maladies du bois selon les années et les cépages.
Fig. 2 : Précipitations annuelles 1958-2011
On notera la baisse quasi continue depuis 2003... En même temps que l'enherbement permanent se répandait.
Charge et conduite inadaptées peuvent aboutir à des situations que la taille peut difficilement rattraper
Les deux photos montrent un pied du cépage sylvaner d'une vigne d'une quinzaine d'années qui commence à payer un lourd tribut aux maladies du bois.
Le sylvaner est un cépage productif en raisin mais peu vigoureux et qui produit peu de bois avec parfois des difficultés d'aoûtement.
Il est planté ici dans un sol profond mais très filtrant d'alluvions donc très sensible à la sécheresse. L'entretien du sol combine l'enherbement permanent dans un interrang et le travail du sol dans l'autre, ce qui très certainement n'est pas l'idéal étant donné les caractéristiques du cépage.
Les photos prises fin octobre montrent la faible surface foliaire développée par ce pied et les défauts d'aoûtement des bois qui concernent tous les sarments à l'exception de deux.
Après une succession d'années sèches associées à une conduite inadaptée (excès de charge, excès d'enherbement) ce pied est au bord du gouffre.
Que va faire le tailleur ? Va-t-il laisser une charge correspondant au potentiel végétatif du pied, c'est-à-dire deux bourgeons au maximum et laisser juste un courson ?
Ou alors va-t-il favoriser la production et repartir sur une taille longue ? Va-t-il choisir le long bois ou le courson sur l'ancienne baguette ?
Ou va-t-il essayer de lutter contre l'allongement de la charpente provoqué par le manque de vigueur (voir sur la photo de droite les trois séquences successives d'allongement) en choisissant le long bois sur le courson (en bas à gauche de la photo de gauche) et en supprimant la charpente à droite... provoquant ainsi une grosse plaie de taille et un volume important de bois mort à droite ?
Cet exemple extrême mais très fréquent montre que la taille ne peut pas corriger toutes les erreurs de conduite réalisées de manière récurrente en amont.