Parmi les taupins, le genre Agriotes est connu comme le plus dommageable de la famille des Elateridae en Europe. La larve (ver fil de fer) se nourrit des parties souterraines des plantes (racines, rhizomes, tubercules, bulbes) et peut causer des dégâts sévères, alors que l'adulte (taupin) se nourrit de pollen et de tissus végétaux sans générer de dégâts significatifs.
Une espèce à surveiller
Cinq espèces d'Agriotes
Les larves d'Agriotes, très polyphages, attaquent pomme de terre, maïs, céréales, betterave, trèfle, graminées diverses, tournesol, fraisier, légumes et condiments (persil, oignon, etc.) et de nombreuses adventices et plantes sauvages.
En Allemagne, cinq espèces d'Agriotes sont considérées comme d'importance économique : Agriotes lineatus, Agriotes obscurus, Agriotes sputator, Agriotes sordidus et Agriotes ustulatus. Comme il est difficile de les distinguer aux stades larvaires, les vers fils de fer ne sont pas souvent identifiés dans les travaux publiés.
De ce fait, avec la mise à disposition des pièges à phéromone sexuelle pour les mâles de taupins de ces cinq espèces, l'inventaire national des taupins a été initié pour mieux connaître leur distribution dans les zones agricoles d'Allemagne.
Agriotes sordidus, redouté au sud
Parmi ces cinq espèces, Agriotes sordidus (Illiger) est celle dont la zone d'extension est la plus limitée en Allemagne. On l'a surtout décrite comme une espèce de la zone ouest-méditerranéenne, atteignant la Lorraine en France, la Belgique et la haute vallée du Rhin en Allemagne (Lohse, 1979 ; Jeuniaux, 1996 ; Laibner, 2000). Depuis longtemps, ce taupin est considéré comme un ravageur d'importance économique en Italie (Rusek, 1972 ; Burgio et al., 2012). En Espagne, c'est aussi un des élatéridés les plus importants (Sanchez-Ruiz et al., 1998). En France, Leseigneur (1972) a noté qu'A. sordidus était le plus fréquent dans le sud mais très rare dans la partie nord du pays et à l'époque absent dans la partie est.
En extension vers le nord
Mais depuis lors, cette espèce a connu une expansion considérable vers le nord. Près de trois décennies plus tard, Cocquempot et al.(1999) ont confirmé qu'elle est dominante dans les zones agricoles du sud (Aquitaine, Béarn, Languedoc, et basse vallée du Rhône). Ils ont observé sa présence sur la côte méditerranéenne et la côte atlantique, des Pyrénées jusqu'à la vallée de la Loire, et son absence en Bretagne et Normandie, alors que dans l'est, elle atteint l'Alsace.
Au Royaume-Uni, il semble qu'elle soit observée seulement dans quelques sites épars, surtout dans le sud (lien p. 36).
Aux Pays-Bas, le premier signalement d'A sordidus (Illiger) consiste en deux spécimens collectés dans de la boue près de Terneuzen, Zelande, en avril 2002 (Van Nunen, 2007).
En Allemagne, depuis 1971...
La première découverte d'A. sordidus en Allemagne – un mâle isolé – a eu lieu en 1971 dans la région de Kaiserstuhl, dans la haute vallée du Rhin (Lohse, 1979 ; Zeising, 1984). Durant les décennies suivantes, on a noté à la fois une dissémination vers le nord et une forte augmentation des populations, faisant d'A. sordidus une espèce commune de la haute vallée du Rhin (Burghause et Schmitt, 2011). Très loin de là, la découverte récente la plus surprenante s'est produite dans une zone côtière de Basse-Saxe en 2006 (Gollkowsli, 2007).
On considère A. sordidus comme le taupin le plus dommageable dans les régions sud où il est très commun. Son cycle y est assez court : deux-trois ans (Furlan, 2004) si on le compare aux espèces d'Europe centrale d'importance économique comme A. lineatus, A. obscurus et A. sputator. Selon Dedryver et al., (2009) ce développement rapide conduit à des dégâts plus importants, particulièrement en pomme de terre. Si le développement d'A. sordidus en Europe centrale est plus rapide que celui des autres espèces, il peut aussi être plus dommageable.
De plus, il peut s'accommoder de conditions plus sèches vu ses origines. En conséquence, une bonne connaissance de sa biologie, de sa distribution et de ses préférences d'habitat en Allemagne est importante.
Pour la surveillance, échantillonnage d'adultes
Piégeage par phéromone de chacune des cinq espèces d'Agriotes
Le monitoring national des taupins a été initié pour mieux connaître la distribution des espèces d'Agriotes dans les zones agricoles en Allemagne.
Les pièges utilisés sont des pièges Yatlor de Rosa Micromecanica SAS (San Donà di Piave, VE, Italie). La phéromone sexuelle d'A. sordidus (Geranyl hexanoate, Toth et al., 2002) et des autres quatre espèces viennent de Csalomon (marque déposée de l'Institut de protection des plantes, Centre de recherche agricole, HAS, Budapest, Pf. 102, H-1525 ; Hongrie).
Piégeages en 2011 et 2012, et compléments
En Allemagne, les pièges d'A. sordidus ont été installés sur 69 sites en 2011 et 80 sites en 2012 (partiellement sur les mêmes sites que l'année précédente). Tous, sauf un seul, ont été équipés de cinq pièges, un pour chacune des cinq espèces. L'exception est un site près de Sehested (Jabebusen, Basse-Saxe) où A. sordidus avait été observé en 2006 (Gollkowski, 2007). Sur ce site, seul un piège d'A. sordidus a été mis en place.
En complément de ces sites, des données récentes de la littérature (Burghause et Schmitt 2011), un site web (voir lien p. 36) et les communications personnelles (H. Schneller, J. Schmitt) sur les cas d'A. sordidus ont été ajoutés pour compléter la cartographie.
Détermination : morphologie et PCR
Les pièges sont collectés à des pas de temps variés suivant les sites, soit de manière hebdomadaire soit à intervalles plus longs : dix jours ou deux semaines.
Tous les adultes capturés sont déterminés sur des critères morphologiques selon Lohse (1979) et Laibner (2000).
Comme les adultes du nord de l'Allemagne (Basse-Saxe et Schleswig-Holstein) diffèrent visuellement de ceux du sud (photo p. 33), on a confirmé leur détermination par PCR. L'ADN a été extrait des spécimens (certains conservés dans l'alcool à 70 % ou 80 %) par la méthode CTAB (Day et Shattock, 1997).
Résultats
Difficultés de détermination morphologique
La détermination morphologique des taupins est inévitable car des captures erronées se produisent fréquemment.
Un adulte capturé dans un piège contenant la phéromone « A. sordidus » ne correspond pas toujours à cette espèce, ce qui peut conduire à de fausses conclusions. Les taupins issus des pièges « A. sordidus » collectés en Allemagne appartiennent à différentes espèces (voir Figure 1).
La même difficulté s'observe dans les autres pièges, mais elle est particulièrement prononcée pour le piège d'A. sordidus car cette espèce n'apparaît pas dans de nombreux piégeages. Si les captures dans ces pièges étaient répertoriées comme A. sordidus, cela conduirait à conclure qu'A. sordidus est présent partout en Allemagne.
Or d'autres espèces sont capturées dans les pièges « A. sordidus », principalement A. gallicus, espèce plus petite mais bonne voilière et pas connue comme ravageur de cultures. Dans les sites où A. obscurus est commun, cette espèce est elle aussi capturée dans les pièges « A. sordidus » mais moins que dans les pièges « A. obscurus ». En regardant seulement les sites où A. sordidus est réellement présent (captures corrigées), il apparaît que sa phéromone fonctionne correctement pour cette espèce.
En analysant uniquement les captures corrigées, les erreurs sont beaucoup plus faibles. Seulement 1/8e comparé au tiers des erreurs sur l'ensemble des captures.
Une zone d'extension continue d'A. sordidus
Le monitoring allemand des taupins montre que l'espèce Agriotes sordidus est commune de nos jours dans la haute vallée du Rhin et s'est étendue depuis cette zone le long des affluents du Rhin (Nahe, Main, Neckar). La région autour de Schweinfurt et Würzburg sur la rivière du Main est le point le plus à l'est de cette zone d'extension continue (Figure 2).
La région de Wetterau au nord de Francfort a aussi été colonisée (18 individus découverts à Münzenberg en 2011 mais pas en 2012 ni 2013). L'espèce s'est aussi disséminée plus au nord dans la vallée moyenne du Rhin, atteignant presque la partie sud du Rhin Nord-Westphalie (Westerhausen-Bad Hennef à la latitude géographique de Bonn, deux individus en 2011, un en 2012, aucun en 2013). Il semble que ce soit la première fois que l'espèce est découverte en Rhin Nord-Westphalie.
Quatre sites particuliers
Mais il y a aussi quelques découvertes dans des sites loin de cette zone de distribution continue. Ces sites sont Gabelbachergreut (Zusmarshausen) en Bavière (deux adultes en 2011 et aucun en 2013), Sehestedt en Basse-Saxe (pas d'échantillons positifs en 2011, 55 individus en 2012), Spieka-Neufeld en Basse-Saxe (première identification d'un individu en 2013) et Barlt dans le Schleswig-Holstein (un individu en 2012, un en 2013).
La découverte dans le Schleswig-Holstein est une première dans cette région, et la découverte en Gabelbachergreut est nouvelle pour la Souabie (État de Bavière). La présence près de Sehestedt (Basse-Saxe) est le second enregistrement dans cette localité. Elle confirme une observation en 2006 (Gollkowski, 2007). Un simple coup d'œil sur ce site(photo p. 33) montre un paysage peu probable pour accueillir une espèce aussi méridionale.
L'autre site de Basse-Saxe, Spieka-Neufeld, (première identification sur ce site en 2013) est au sud de Cuxhaven, entre digue et mer.
Morphologie différente, identité vérifiée en PCR
Les spécimens des sites de Gabelbachergreut (Bavière), Barlt (Schleswig-Holstein), Sehestedt et Spieka-Neufeld (Basse-Saxe) sont identifiés comme A. sordidus grâce à un examen morphologique en utilisant différentes clés (Lohse, 1979 ; Laibner, 2000) ; mais les individus des sites les plus au nord, Sehestedt, Spieka-Neufeld et Barlt, sont en moyenne plus petits et d'un brun plus pâle que les individus plus gros et noirs de la haute vallée du Rhin (photo p. 33). Cela signifie que les individus du nord ont une certaine ressemblance avec Agriotes rufipalpis ou A. sputator alors que les individus du sud ressemblent plutôt à la forme plus allongée d'A. obscurus.
Pour cette raison, les individus des sites du nord de l'Allemagne en Basse-Saxe et Schleswig-Holstein ont aussi été déterminés par PCR, avec les individus de Pfungstadt-Eschollbrücken de la haute vallée du Rhin à titre de comparaison (Figure 3 a ci-dessus).
Les nouveaux individus découverts d'Agriotes ont été confirmés par PCR avec les amorces appropriées (Staudacher et al., 2011) comme appartenant à l'espèce A. sordidus. Ces résultats confirment l'identification morphologique. Aucun fragment PCR n'a été trouvé dans les trois échantillons larvaires avec les amorces spécifiques d'A. lineatus, A. sputator, et A. obscurus. Pour éviter toute erreur d'interprétation, les amorces spécifiques d'A. lineatus, A. sputator et A. obscurus ont été appliquées sur les ADN isolés des échantillons d'Agriotes respectifs (Figure 3 b). Ils confirment que les adultes détectés à Bartl, Sehestedt et Spieka-Neufeld sont bien Agriotes sordidus.
Qu'en conclure ?
Une « curiosité » des années 1970 s'est désormais implantée
Dans les années 1970, Agriotes sordidus a été mentionné en Allemagne seulement dans la zone de Kaiserstuhl (Bade-Wurtemberg) dans la haute vallée du Rhin (Lohse, 1979 ; Zeising 1984). Cela était basé sur la découverte d'un seul mâle collecté à Sasbach/Kaiserstuhl le 23 mai 1972, publié par Zeising (1984) en même temps que des découvertes d'autres élatéridés considérés comme remarquables en Europe centrale à cette époque.
Mais au cours des dernières décennies, on a constaté à la fois une extension importante vers le nord et un accroissement remarquable des populations.
Cela a fait d'A. sordidus une espèce commune de la haute vallée du Rhin et de ses affluents (Burghause et Schmitt, 2011). La fréquence d'observation d'A. sordidus dans la haute vallée du Rhin et les vallées au climat tempéré de ses affluents n'avait pas été prévue mais elle est confirmée par le monitoring national.
Demain, la plaine de Cologne et la basse vallée du Rhin ?
En considérant qu'A. sordidus a passé la moyenne vallée du Rhin pour atteindre Westerhausen et la latitude de Bonn, une extension prochaine dans la plaine de Cologne et le long de la basse vallée du Rhin semble possible. En effet, le climat de cette région est tempéré, et des signalements ont été effectués dans des régions plus nordiques aux Pays-Bas et en Allemagne.
Dans la plaine de Cologne, une forte proportion de légumes sensibles est cultivée. L'augmentation des dégâts de taupins est donc à prévoir.
Avec la mer du Nord...
Aux Pays-Bas, le premier signalement consiste en deux adultes d'A. sordidus (Illiger) collectés en avril 2002 dans les boues de Terneuzen, Zélande (Van Nunen, 2007), site plus au nord que Westerhausen, localisation la plus au nord de la vallée du Rhin en Allemagne. La découverte est bien documentée avec photos d'adultes et des genitalias mâles. Selon l'auteur, il reste à savoir si cela révèle une invasion récente ou si l'espèce était déjà présente. Les spécimens ont été trouvés sur plantes de milieux salés (obione faux pourpier, soude maritime), indiquant un habitat d'influence marine.
Cependant, les recensements les plus surprenants d'A. sordidus viennent de localisations encore plus nordiques, aussi sous influence maritime (cap, marais salé) :
– le site sur la côte de Basse-Saxe en 2006 (Gollkowski, 2007) loin de la vallée du Rhin, où la permanence d'une population a été confirmée en 2012 avec 55 mâles capturés dans un piège à phéromone ;
– le site de Spieka-Neufeld avec une première identification d'un individu en 2013 ;
– le site le plus au nord (Barlt, Schleswig-Holstein, un individu capturé), à 4-5 km de la mer et à 1 km de prairies salées.
Ces découvertes issues de différents sites laissent supposer une distribution côtière de cette espèce aux Pays-Bas et dans le nord de l'Allemagne.
Intérêt de la vérification par PCR
La vérification des caractéristiques morphologiques des adultes trouvés dans le nord est importante, vu leur différence apparente avec les individus capturés dans le sud et leur similarité avec Agriotes rufipalpis.
La possibilité d'une introduction accidentelle d'une espèce visuellement ressemblante doit être exclue. Pour les taupins, une telle situation n'a jamais été décrite. On connaît de telles introductions en pépinières horticoles pour Otiorhynchus, aux larves difficiles à identifier – la PCR est utilisée pour l'identification (Hirsch et al., 2010, Sprick, 2009).
Pour vérifier la détermination morphologique des espèces des sites côtiers du nord de l'Allemagne, les individus collectés (adultes) conservés à l'éthanol à 70 %-80 % ont aussi été analysés par PCR. Après extraction de l'ADN des adultes, de l'ADN amplifiable a été obtenu, montrant que l'ADN est toujours amplifiable en PCR sur des adultes capturés au piège à phéromones puis conservés dans l'éthanol à 70 %-80 % durant une période pouvant aller jusqu'à deux semaines.
Comme l'application des amorces spécifiques d'Agriotes sordidus a confirmé l'identification morphologique, la PCR avec amorces spécifiques peut être considérée comme un outil indispensable pour confirmer les identifications morphologiques.
Deux hypothèses pour l'arrivée
La présence d'A. sordidus dans ou près de zones côtières dans des habitats sous influence saline suggère deux hypothèses.
Soit l'espèce a été introduite accidentellement dans ces zones (des transports accidentels de taupins avec du sol ou des plantes ont été signalés en Amérique du Nord ; par exemple, l'institut canadien de certification des pépinières (CNCI) a intercepté 14 spécimens d'Athous haemorrhoidalis sur des plantes ornementales entre 1961 et 1963 (Douglas, 2011)) ; ce pourrait être une voie d'introduction d'A. sordidus dans le nord de l'Allemagne vu la proximité (20-40 km) entre la région d'Ammerland et d'Oldenburg (qui recèle une forte concentration de pépinières) et le site de Sehestedt.
Soit l'espèce a colonisé le nord de l'Allemagne via la route côtière depuis les Pays-Bas, indépendamment des foyers de la haute vallée du Rhin et de ses affluents. Comme A. sordidus est présent dans un habitat similaire (côtier et salin) aux Pays-Bas et que l'espèce voisine du sud-est de l'Europe, Agriotes rufipalpis a été trouvée en République slovaque par Mertlik (1998) dans des habitats salins, il semble bien qu'il y ait une certaine tolérance au sel par ces Agriotes.
Quand la mer du Nord adoucit le climat
Mais Agriotes sordidus n'est pas connu comme halophile et est trouvé aussi dans des milieux non-salins. Cela signifie que d'autres facteurs influent sur sa distribution. Par exemple, la proximité de la mer du Nord influence la température de l'air et évite les températures extrêmes. De plus, l'eau couvrant les marais peut significativement modifier les conditions de température du sol avec des conditions plus chaudes en automne, plus douces en hiver et plus froides au printemps (Boorman, 2001). Les larves d'A. sordidus peuvent profiter de ces conditions, ce qui peut expliquer la présence étonnante de cette espèce dans cette région.
Mais si A. sordidus est confiné à cet habitat dans le nord, l'espèce ne posera pas de problème économique aux cultures en Basse-Saxe et dans le Schleswig-Holtsein, contrairement à la haute vallée du Rhin.
Pour clarifier cela, les adultes seront recherchés dans de nouveaux sites côtiers et des sites dans les terres, et un suivi des larves sera conduit en 2013 dans les sites connus d'habitats salins.
Fig. 1 : Les pièges à A. sordidus capturent aussi d'autres espèces
À gauche, captures 2011 sur 47 sites ; à droite, captures de 9 sites où A. sordidus était déjà connu auparavant.
Fig. 2 : Présence de taupins en Allemagne
Agriotes sordidus est représenté par des carrés bleus, les pièges ne contenant qu'une ou plusieurs autres espèces du genre par des carrés noirs.