1. Inféodée aux plaines de grande culture de la moitié nord de la France, la perdrix grise de plaine (photo 1) niche de préférence dans les bords de champs de blé d'hiver, à même le sol, dans une dépression garnie plus ou moins sommairement de végétaux morts (photos 2 et 3). Photo : service technique - Fédération des chasseurs d'Eure-et-Loir
Cet article présente les résultats d'un projet de recherche, nommé « M6P », financé via le programme national « Pesticides » du ministère en charge de l'Environnement.
Fort de son approche pluridisciplinaire, alliant suivi de terrain mené en lien étroit avec des agriculteurs, analyses de résidus et modélisation, il fournit des connaissances nouvelles et quantifiées sur un sujet de préoccupation sociétale grandissant : les effets non intentionnels des produits phytopharmaceutiques.
Pourquoi cette étude
Des phytos causant moins de mortalité... mais quel impact sur la reproduction ?
Des cas de mortalité attribués à des intoxications par de tels produits ont été mis en évidence par le réseau de surveillance sanitaire de la faune sauvage en France(1) (Decors et al., 2013). Cependant, progressivement, la réglementation a interdit les substances les plus toxiques. Aujourd'hui, sauf exceptions, celles utilisées ne présentent qu'un faible danger pour la survie des oiseaux (Millot et al., 2015).
Désormais, les préoccupations portent davantage sur les risques posés en termes de reproduction (Bro et al., 2015), notamment en ce qui concerne le caractère perturbateur endocrinien que pourraient présenter certaines substances (Devillers et al., 2015, Saxena et al., 2015).
Un suivi de terrain en lien étroit avec les agriculteurs
Radiopistage de 467 perdrix sur 15 000 ha
Pour analyser ce sujet, une étude de terrain a été menée en 2010-2011 sur douze territoires de plaine de grande culture, représentant près de 15 000 ha (Bro et al., 2013).
Un des objectifs était d'étudier les effets non intentionnels des produits phyto sur les oiseaux, en prenant la perdrix grise comme cas d'étude. Pour ce faire, 467 poules perdrix grises ont été suivies quotidiennement par radiopistage(2) en période de reproduction. Ceci a permis de décrire 281 pontes.
Les oeufs non éclos et les coquilles vides ont été collectés(3). Une analyse de résidus(4) a été réalisée sur 139 oeufs non éclos provenant de 52 pontes (Bro et al., 2016). L'analyse concernait environ 500 molécules (substances actives et/ou isomères et/ou métabolites).
Liste des substances utilisées par les agriculteurs
Parallèlement, la participation de 142 agriculteurs a permis de connaître les traitements réalisés sur leurs parcelles.
Connaissant les spécialités commerciales utilisées par les agriculteurs pour traiter leurs cultures, la liste des substances actives épandues a pu être établie grâce à la base de données E-Phy du ministère de l'Agriculture.
Résultats
Une grande diversité de substances actives pour protéger les cultures
Les données recueillies ont permis de faire un constat fort : une diversité importante de substances (près de 200) ont été utilisées au printemps et en été pour protéger une vingtaine de cultures (Bro et al., 2015, Millot et al., 2015 ; Figure 1).
Les substances les plus fréquemment employées ont été divers fongicides, parmi lesquels le prothioconazole, l'époxiconazole, le prochloraze et le boscalid ; un insecticide à large spectre, la lambda-cyhalothrine ; et un régulateur de croissance, le chlormequat chloride.
Un fort taux d'exposition potentielle des pontes
Un second constat concerne la proportion de pontes potentiellement exposées aux substances. Elle est estimée à 70 % (Bro et al., 2015). Ceci résulte, d'une part, de la simultanéité entre les dates de traitements des cultures et la période de reproduction des oiseaux (Figure 2) et, d'autre part, de l'écologie de l'espèce en particulier.
En effet, la perdrix grise s'abrite et nidifie dans les cultures et, de plus, se nourrit de grains/graines et de fragments végétaux de plantes cultivées et adventices, ainsi que de divers invertébrés. Les oeufs de perdrix sont donc particulièrement exposés, soit directement lors des traitements, soit via l'alimentation des femelles pendant la ponte.
D'après notre étude, certaines pontes pourraient être exposées à plus de vingt substances différentes (Bro et al., 2015), notamment lorsque :
- les oiseaux fréquentent des parcelles de différentes cultures et/ou appartenant à plusieurs agriculteurs ;
- les spécialités commerciales utilisées contiennent plusieurs substances actives ;
- les traitements épandus correspondent à des mélanges en cuve ;
- plusieurs traitements successifs ont lieu sur une même parcelle.
Diverses substances retrouvées dans les oeufs
Dans 46 % des pontes analysées, il a été détecté une molécule ou plus, pour un total de quatorze molécules différentes (voir tableau ci-dessous). Neuf d'entre elles sont actuellement utilisées.
Les cinq autres sont aujourd'hui interdites d'usage phytopharmaceutique en France. Trois de ces dernières (DDT, HCH, heptachlore) sont des organochlorés, interdits depuis plusieurs décennies ; ce sont des polluants bien connus pour leur persistance dans les sols et l'eau et ils sont inscrits sur la liste de la convention de Stockholm. Le fipronil, interdit comme produit phytopharmaceutique, reste autorisé comme médicament vétérinaire. Les concentrations mesurées (Tableau 1) ont été généralement proches de la limite de quantification, sauf dans quelques cas (Bro et al., 2016).
Pour aller plus loin
Un effet sur la reproduction ?
L'interprétation de ces résultats appelle quelques précautions. Tout d'abord, si une contamination de certains oeufs par certaines substances a effectivement été démontrée, cela ne suffit pas en soi pour conclure à un impact sur la reproduction de l'espèce, même si plusieurs de ces substances sont fortement suspectées d'effets néfastes sur les oiseaux et/ou les mammifères (voir les classements toxicologiques et les phrases de risque associées(5) ainsi que les évaluations du risque(6)). Des études complémentaires en conditions contrôlées permettraient d'établir un éventuel lien de cause à effet entre une contamination et la non-éclosion des oeufs. Elles procureraient également des données de référence permettant de mieux interpréter les observations de terrain.
Un modèle d'évaluation des risques
Toutefois, de telles études sont longues et coûteuses. En pratique, il est donc difficile de les réaliser pour toutes les substances seules et en mélanges. La modélisation permet de pallier ce problème. Dans ce contexte, un modèle d'évaluation des risques, appelé SimToxPP, a été développé. Il prend en compte les données de fréquentation des parcelles cultivées par les perdrix, les traitements phytosanitaires réalisés sur ces parcelles, les principales propriétés physico-chimiques et activités toxicologiques des substances actives épandues. Ainsi, des modèles de type structure-propriété ont été utilisés afin de prédire le caractère lipophile des substances, traduisant leur capacité à s'accumuler dans les graisses, leur pression de vapeur pour estimer la capacité de volatilisation dans l'air des substances mais donnant aussi une indication sur le risque d'exposition par inhalation, et enfin leur biodégradabilité primaire et ultime en relation avec leur persistance dans l'environnement.
Un modèle de corrélation inter-espèces a été employé pour estimer la toxicité aiguë des substances sur la perdrix grise et des modèles de modélisation moléculaire 3D ont été utilisés pour prédire leur profil de perturbation endocrinienne.
La méthode multicritère Siris (Système d'intégration des risques par interaction de scores) a été mise en oeuvre pour agréger ces différents paramètres après leur hiérarchisation selon leur importance relative dans le contexte de l'étude (Vaillant et al., 1995).
Le modèle SimToxPP calcule un score de risque, selon les besoins pour une substance ou un mélange de substances (Figure 3). Le risque est d'autant plus élevé que le score est élevé. L'échelle des scores est relative et permet le classement des substances et de leurs mélanges.
Conclusion
Des contaminations détectées
Ce projet de recherche a eu deux apports principaux. Il a révélé une contamination de certains oeufs non éclos de perdrix grise par un certain nombre de molécules actuellement utilisées en agriculture et par d'autres provenant de contaminations anciennes du milieu. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour préciser le taux de prévalence des contaminations avec un échantillon plus conséquent et plus représentatif (Bro et al., 2016) d'une part, et pour disposer de références permettant d'interpréter les données de terrain d'autre part.
Un modèle inédit, utilisable pour conseiller des bonnes pratiques
Ce projet de recherche a permis de développer un modèle qui estime un score de risque des substances actives, seules ou en mélanges.
Ce score est un critère inédit et tout à fait complémentaire de ceux déjà utilisés pour préconiser les meilleures pratiques phytosanitaires au regard des possibles effets non intentionnels des substances actives sur la faune non-cible.
(1) Réseau Sagir ONCFS - FNC/FDC www.oncfs.gouv.fr/Reseau-SAGIR-ru105 (2) Technique qui consiste à équiper de colliers radio-émetteur des individus, permettant de suivre leur devenir et leur succès reproducteur, et de les localiser dans l'espace. (3) L'autorisation de prélèvement, de transport et de détention des oeufs par l'ONCFS et ses partenaires a été obtenue pour les besoins de l'étude par arrêté préfectoral de la ville de Paris (n° 2010-013). (4) Laboratoire Phytocontrol, accrédité par la Cofrac. Analyses par chromatographie en phase gazeuse et liquide, couplée à une spectrométrie de masse en tandem. Limite de quantification de 0,01 mg/kg pour la quasi-majorité des molécules, moitié moindre pour ce qui concerne la détection. (5) Voir la base de données Agritox (www.agritox.anses.fr). (6) Le critère dit TER (voir Bro et al., 2015, 2016).
Fig. 1 : Itinéraire technique « moyen » d'une culture de blé d'hiver, principal couvert de nidification de la perdrix grise en plaine céréalière
Données issues de l'étude PeGASE, campagnes 2009-2010 et 2010-2011.
*Nombre de molécules différentes pouvant être épandues sur une même parcelle lors d'une campagne donnée.
Fig. 2 : Pourquoi les oeufs des oiseaux peuvent être exposés aux substances actives
Simultanéité des principales périodes de reproduction (ponte couvaison, puis élevage des poussins) de huit espèces d'oiseaux nichant dans les cultures et des traitements phytosanitaires des cultures entre début mars et fin août.
Fig. 3 : Utilisation du modèle SimToxPP pour calculer un score de risque
Molécules épandues dans les parcelles fréquentées par la perdrix baguée 587, une subadulte de 2011, en Grande Beauce, précédant (en bleu) ou pendant (en rouge) la période de formation et de ponte de ses oeufs. Nid installé dans une orge de printemps, avec vingt oeufs dont quatorze ont éclos, le 29 juin. Un score de risque est calculé pour chaque substance, ainsi que pour le mélange des substances indiquées en rouge. Le risque est d'autant plus élevé que le score est élevé (échelle relative permettant de hiérarchiser les risques des substances rencontrées et de leurs mélanges).
FINANCEMENT
Ce projet de recherche a été financé dans le cadre de l'APR 2011 du programme de recherche « Évaluation et réduction des risques liés aux pesticides » piloté par le ministère chargé de l'Écologie, avec l'appui financier de l'Onema, par les crédits issus de la redevance pour pollutions diffuses attribués au financement du plan Écophyto piloté par le ministère chargé de l'Agriculture. Les données de terrain proviennent de l'étude perdrix dite « PeGASE » menée par l'ONCFS et une quinzaine de fédérations de chasseurs, avec un soutien financier émanant principalement de la Fédération nationale des chasseurs, de la Fondation F. Sommer pour la nature, de l'Europe et de l'État.