1. Nid de Psenulus pallipes contenant des pucerons capturés et stockés par la femelle. Photo : J.-D. Chapelin-Viscardi
La régulation des ravageurs est un enjeu essentiel de l'agriculture durable. De ce fait, de nombreuses études ont été et sont menées sur les organismes qualifiés d'auxiliaires de cultures comme les carabes ou les syrphes... Mais d'autres insectes, peu étudiés, mériteraient de l'être.
Généralités sur les sphécides
Des mères chasseresses
Parmi les divers groupes d'insectes potentiellement régulateurs mais pas encore assez étudiés en milieu agricole se trouvent les sphécides. Ces hyménoptères qui comptent plus de 400 espèces en France (Figure 1) sont majoritairement des guêpes prédatrices. Quelques-unes ont un comportement proche de celui des parasitoïdes. Les adultes se nourrissent essentiellement du nectar des plantes, mais les femelles chassent des insectes ou des araignées pour nourrir leur progéniture.
Chez la majorité des espèces prédatrices, les femelles stockent leurs proies dans un nid afin de nourrir leurs larves. Chez quelques espèces, les femelles apportent progressivement des proies dans leur(s) nid(s) pour nourrir leurs larves durant leur développement. Les sphécides chassent des proies variées, mais certaines espèces sont spécialisées dans la chasse d'un ordre, d'une famille ou d'une espèce (photo 1).
Environ la moitié des espèces de sphécides nidifie dans le sol et l'autre dans des substrats végétaux divers (bois mort, tiges, rameaux creux ou à moelle tendre). Certaines espèces généralistes peuvent nicher dans tous les types de substrats. Comme la plupart des autres groupes d'auxiliaires, les sphécides sont en général actifs d'avril à octobre dans la moitié nord de la France, mais plus actifs de mai à septembre. De nombreuses espèces comptent plusieurs générations par an : souvent une génération de printemps (nidification en juin-juillet), une d'été (nidification en août-septembre) et parfois une automnale partielle. Le nombre de générations et les densités de populations dépendent entre autres du climat.
Six exploitations étudiées
Contexte et objectifs
Si divers auteurs soulèvent le potentiel auxiliaire des sphécides, le manque de connaissances sur l'écologie, la structure et le rôle régulateur de leurs communautés en milieu agricole est flagrant. C'est pourquoi nous avons mené une étude afin de recenser les espèces de sphécides présentes, caractériser leur régime alimentaire pour cerner leur rôle potentiel en tant qu'auxiliaire et déterminer leur site de nidification afin de connaître les habitats qui leur sont favorables.
Méthodologie
Le travail a été réalisé sur six exploitations de grandes cultures dans la moitié nord de la France : quatre fermes de références de Bayer à Houville-la-Branche (Eure-et-Loir), Treffendel (Ille-et-Vilaine), Querrieu (Somme) et Gerland (Côte-d'Or) et deux sites d'Arvalis-Institut du végétal à Erceville (Loiret) et Boigneville (Essonne) (Figure 2).
Les sphécides ont été capturés à l'aide de tentes Malaise (photo 2). Ce piège d'interception aérien est une bonne méthode d'échantillonnage standardisé de ces guêpes prédatrices. Sur chaque site, deux tentes Malaise ont été mises en place, distantes d'au moins 500 mètres l'une de l'autre (entre 500 et 1 275 mètres). Elles ont été disposées sur des bandes enherbées en bord de parcelles agricoles, à proximité ou non de haies ou de lisières forestières. Ces éléments paysagers correspondent à des couloirs de vol potentiels au sein desquels la tente Malaise est orientée perpendiculairement à la ligne de vol. Le contenu des pièges a été relevé une fois par semaine durant quatre mois, en général de mi-avril à mi-août. Au total, 199 relevés ont été réalisés. Selon les sites, les années de piégeage sont variables entre 2010 et 2015.
Pour chaque échantillon, les sphécides ont été identifiés à l'espèce et classés en fonction de leurs habitudes alimentaires (c'est-à-dire du type de proies chassées) et de leur mode de nidification.
Des résultats inattendus
Une communauté diversifiée
Au total, 1 176 sphécides ont été collectés, appartenant à 86 espèces de vingt-huit genres (Tableau 1). Deux espèces sont découvertes ou redécouvertes en France : Trypoxylon kostylevi et Spilomena enslini.
Environ 22 % de la diversité des sphécides connus en France a été recensée ici.
Ces guêpes semblent donc être bien représentées et relativement diversifiées dans les milieux agricoles étudiés. Les genres pour lesquels le plus d'individus ont été récoltés sont Psenulus et Trypoxylon : respectivement 315 et 257 spécimens, soit 49 % de l'abondance totale.
Proies principales des sphécides
Sur l'ensemble des individus capturés, les chasseurs d'homoptères forment le groupe dominant : 55 % de l'abondance totale et 31 espèces. Cette guilde trophique est essentiellement composée de genres relativement abondants, dont Psenulus, Passaloecus, Pemphredon et Didineis. Suivent les chasseurs d'araignées, principalement des Trypoxylon, avec près de 22 % de l'abondance totale et huit espèces. Enfin, les chasseurs de diptères représentent le troisième groupe d'importance (9 % des individus) mais très diversifié (vingt-trois espèces dont une majorité des genres Crossocerus et Ectemnius, peu fréquentes dans les tentes Malaise) (Figure 3).
Les chasseurs d'homoptères et de diptères sont en général présentés comme les principaux sphécides prédateurs, et les chasseurs d'araignées comme moins abondants. Il est remarquable que, dans notre étude, les chasseurs de diptères forment une petite guilde et les chasseurs d'araignées sont abondants.
Les chasseurs d'homoptères consomment trois groupes principaux : les aphidiens (pucerons), les auchenorrhynches (cicadelles, cercopes...) et les psyllidés (psylles). Le groupe des prédateurs d'aphidiens est le plus diversifié avec dix-sept espèces, et le plus abondant : 418 individus, soit 64 % de l'abondance des chasseurs d'homoptères. Ainsi, 36 % des individus recensés ici sont prédateurs de pucerons.
Les sphécides parmi les autres auxiliaires
Contrairement aux auxiliaires « classiques » (coccinelles et syrphes), les hyménoptères prédateurs sont rarement pris en compte dans les diagnostics agroécologiques. Ce groupe est le plus souvent absent des études et ouvrages pratiques traitant des problématiques ravageurs-auxiliaires. Ceci peut être dû au manque de spécialistes pour les étudier ou bien à des idées reçues considérant surtout les syrphes et les coccinelles comme des organismes efficaces en zones agricoles.
Nous avons comparé l'abondance et la diversité des sphécides capturés dans notre étude avec celles des syrphes et des coccinelles. Ce travail a pu être réalisé sur les exploitations étudiées, sauf à Boigneville. En effet, sur les cinq autres exploitations, le recensement des coccinelles et des syrphes capturés dans les tentes Malaise aux mêmes dates que les sphécides avait été réalisé lors d'un projet antérieur.
Si les syrphes s'avèrent bien le groupe représenté par le plus d'espèces et le plus abondant, les sphécides apparaissent comme diversifiés et aussi abondants que les coccinelles (pas de différences significatives) (Tableau 2). Ils semblent donc à ce titre des auxiliaires à prendre en compte dans les agrosystèmes.
Notons que la comparaison des groupes échantillonnés exige des précautions. Selon l'écologie, l'activité et la distribution spatiale d'un groupe, une méthode d'échantillonnage sera plus ou moins efficace. Par exemple, les syrphes, très bons voiliers, pourraient être sur-représentés dans les tentes Malaise, comparés aux coccinelles et sphécides, moins mobiles.
Substrats de nidification utilisés
Le mode de nidification des sphécides semble être préférentiellement les substrats végétaux. Ainsi, 74 % des individus (43 espèces) nichent dans la végétation :
- 49 % ont un mode de nidification mixte, ils utilisent des cavités végétales préexistantes ;
- 15 % sont rubicoles, c'est-à-dire qu'ils nichent dans les tiges et petites branches ;
- 10 % sont des xylicoles, nichant dans du bois mort ou des cavités creusées par des insectes xylophages.
Le groupe des terricoles est le plus diversifié (36 espèces), mais près de trois fois moins abondant que celui des sphécides nichant dans les substrats végétaux. Il s'agit essentiellement d'espèces peu fréquentes ou localisées. Il n'a été réellement abondant qu'à Boigneville où des surfaces sableuses nues étaient proches des tentes Malaise.
Enfin les cinq espèces généralistes (nidification dans le sol ou les végétaux) ne représentent que 4 % des individus, tandis que le mode de nidification de deux espèces n'est pas connu à ce jour (Figure 4).
La plus grande partie des individus chasseurs d'homoptères, d'araignées et de diptères nichent dans les substrats végétaux (Figure 5). La nidification dans les cavités préexistantes des tiges ou du bois de végétaux ligneux (nidification mixte) est majoritaire, sauf chez les chasseurs de diptères qui utilisent surtout le bois mort. La part des espèces terricoles n'est pas négligeable chez les chasseurs d'homoptères et de diptères, mais il est difficile de généraliser ce résultat car ces espèces ont été recensées surtout sur un site.
Les chasseurs d'homoptères représentant 55 % de la population des sphécides identifiés dans notre étude, nous avons analysé en détail les sites de nidification de cette guilde trophique (Figure 6). La plupart des chasseurs d'homoptères nichent dans la végétation, seuls les chasseurs d'auchenorrhynches nichent essentiellement dans le sol.
Dans notre étude, 93 % des sphécides aphidiphages nichent dans un substrat végétal. La majorité des individus (67 %) nichent dans les cavités préexistantes de la végétation (dans le bois mort, les tiges ou autres parties vivantes : groupe « mixte »). Le deuxième groupe (23 % des individus) est celui des rubicoles (nichant dans les tiges). Seuls 7 % des individus nichent exclusivement dans le sol (terricoles) et 3 % sont spécialisés dans le bois mort (xylicoles).
Intérêt des éléments boisés
Dans notre étude, l'essentiel des sphécides a été capturé dans les tentes Malaise en lisière de bois ou à proximité de haies. En revanche, dans les bandes enherbées isolées, seulement quelques individus ont été capturés de manière sporadique. L'analyse réalisée ici, par guilde trophique et site de nidification, nous permet de mettre en exergue grâce à des données chiffrées l'intérêt des éléments boisés pour préserver et favoriser les sphécides.
L'activité des femelles est essentiellement limitée à l'élaboration du nid et à la chasse. Le nid serait préférentiellement placé près des sources de nourriture, et les prédateurs de pucerons, étant de petite taille, auraient des déplacements limités, assurant ainsi localement une action de régulation des proies.
De plus, les sphécides se disperseraient peu car ils nidifieraient de préférence près des nids parents et de manière agrégée si les conditions locales sont favorables. Un avantage de ce comportement localisé et agrégatif réside dans la capacité de fixation des populations. En effet, il serait possible de favoriser localement et de fidéliser les sphécides en aménageant les bordures de parcelle.
Il serait ainsi intéressant de mettre en place des haies pluristratifiées à floraison étalée dans le temps et de raisonner leur entretien. La taille des haies est une pratique importante pour multiplier et renouveler les sites de nidification. La coupe franche (sans déchiqueter la zone de taille) de rameaux de plantes ligneuses offre des extrémités de tiges à nu dans lesquelles de nombreuses guêpes peuvent nidifier.
Si un entretien régulier et raisonné dans le temps est bénéfique au développement des populations d'hyménoptères prédateurs, la perturbation profonde des sites de nidification et les coupes trop fréquentes peuvent au contraire avoir un effet délétère sur les populations. Dans l'idéal, il faudrait laisser les produits de taille au sol, des guêpes pouvant y nicher.
Enfin, il pourrait être intéressant, pour favoriser les terricoles, de mettre en place des talus de terre légère à l'occasion de la plantation d'une haie.
Perspectives
Les résultats obtenus au cours de notre étude sont une première approche relative aux sphécides de milieux agricoles. Les grandes cultures semblent abriter des communautés de sphécides diversifiées. Deux guildes trophiques principales sont distinguées : les chasseurs d'homoptères (55 % des effectifs) et d'araignées (22 % des effectifs). Parmi les chasseurs d'homoptères, les aphidiphages sont les plus abondants (64 %). Les sphécides représentent donc une part non négligeable des auxiliaires prédateurs de pucerons en grandes cultures. De par le caractère localisé de leurs populations et leur comportement de chasse, ils représentent un groupe d'auxiliaires entomophages complémentaire aux syrphes, cantharides, coccinelles ou encore chrysopes.
La plupart des sphécides, notamment les aphidiphages, nidifient dans les substrats végétaux des haies et lisières de bois. Les populations sont ainsi localisées essentiellement en bordures de parcelles présentant des strates arbustive et arborée. Aménager les bordures en faveur de ces guêpes pourrait amplifier leur potentiel de régulation.
Favoriser ce groupe semble possible par la mise à disposition de substrats de nidification adéquats et d'une ressource florale abondante. Une étude plus approfondie des relations entre communautés de sphécides et typologie des haies offrirait des éléments de conservation supplémentaires et permettrait de mieux apprécier leur influence sur ces auxiliaires.
Par ailleurs, il est essentiel d'acquérir des connaissances complémentaires à d'autres périodes de l'année, sur d'autres sites et avec d'autres méthodes d'échantillonnage.
De même, les distances de chasse ainsi que l'efficacité de prédation doivent être étudiées de façon approfondie pour pouvoir déterminer le service rendu par ces guêpes prédatrices. Enfin, ce type d'étude pourrait être développé en viticulture et arboriculture, où certains ravageurs seraient des proies de prédilection des sphécides.
Fig. 1 : Spécimens de sphécides adultes en France
Six espèces parmi plus de 400 que compte ce groupe d'hyménoptères.
Fig. 2 : Emplacement des sites d'étude
Parmi ces six exploitations, quatre sont des fermes de référence Bayer et deux sont des stations expérimentales d'Arvalis.
Fig. 3 : Sphécides de l'étude classés par proies
Abondance relative des sphécides en fonction de leurs proies consommées (% calculé sur les 1 176 individus) et zoom sur les chasseurs d'homoptères.
Fig. 4 : Sphécides classés par nids
Abondance relative des sphécides par substrats de nidification (sur les 1 176).
Fig. 5 : Relation entre sites de nidification et proies chassées
Choix de substrat de nidification (de « non connu » à « généraliste ») des trois principaux groupes de sphécides chasseurs, selon le choix des proies.