Les limaces, mollusques gastéropodes phytophages généralistes, exploitent des ressources diversifiées mais montrent des préférences alimentaires. Celles-ci sont liées à la composition chimique minérale des végétaux (Chevalier et al., 2003) et à leur teneur en métabolites secondaires, parmi lesquels les glucosinolates (Glen et al., 1990), les alcaloïdes (Chevalier et al., 2000) et les terpénoïdes (Donnell et al., 2016).
Pourquoi étudier les interactions limaces/plantes ?
La limace grise gagne du terrain
La recrudescence des gastéropodes dans les grandes cultures et leur pullulation récente dans les jeunes vignes et vergers induisent des pertes de production notables. Afin de soutenir la durabilité de l'agriculture, des moyens alternatifs sont à l'étude depuis de nombreuses années, mais il n'a pas été possible de passer de la phase expérimentale en laboratoire à la phase commerciale au champ. Parmi les agents de biocontrôle, les médiateurs chimiques (phéromones et substances allélochimiques) peuvent avoir un avenir à moyen terme.
Notre projet a pour cadre les limaces nuisibles aux grandes cultures, précisément la limace grise Deroceras reticulatum (Müller, 1774), ravageur important de nombreuses cultures, notamment les colzas et tournesols, quelles que soient les techniques de labour (Keller et al., 1999). Ce projet a pour but de mettre en évidence les signaux chimiques mis en place par les plantes comme moyen de défense contre ces ravageurs ainsi que les réponses chimiques des limaces susceptibles de contrer les défenses de la plante. Il s'agit de cibler les substances naturelles d'origine végétale synthétisées par la plante.
Mécanismes de défense
Les plantes, confrontées à l'attaque de phytophages, se défendent (Schwachtje et Baldwin, 2008). Parmi leurs outils de défense, les métabolites secondaires sont issus des stocks d'énergie et de ressources du métabolisme primaire. Les métabolites secondaires alloués par la plante à des fonctions de défense face aux ravageurs sont donc étroitement liés aux métabolites primaires nécessaires à sa croissance et à sa reproduction.
À ce jour, l'importance des glucosinolates aliphatiques dans la défense des surfaces foliaires contre les limaces est connue sur des espèces cultivées ou sauvages (Glen et al., 1990 ; Falk et al., 2014).
Cependant, une récente étude a révélé la présence d'acide salicylique dans le mucus de la limace grise D. reticulatum nourrie sur Arabidopsis thaliana (Kästner et al., 2014). Cette phytohormone inhibe chez la plante le cycle de l'acide jasmonique, une des voies métaboliques utilisées dans les défenses contre les phytophages. L'origine de l'acide salicylique dans le mucus de la limace grise est inconnue.
Par ailleurs, certains ions et métabolites primaires n'ont pas encore été étudiés dans les interactions entre plante et limace. Présents à de très faibles concentrations à la surface des feuilles, ils constituent le phylloplan (Derridj, 1996). La composition du phylloplan, notamment en acides aminés libres, varie avec l'âge de la plante et la face de la feuille, de façon propre à chaque espèce (Soldaat et al., 1996). Il peut exercer un rôle important dans l'acceptabilité de la plante par le phytophage (Fiala et al., 1990).
Notre étude a pour objectif de mieux appréhender les interactions trophiques entre la limace et le colza. Pour ce faire, nous cherchons à savoir si D. reticulatum est capable de discriminer des variétés de colza et si les profils en métabolites primaires et spécialisés du colza permettent d'expliquer ses choix alimentaires.
Vu l'attractivité reconnue de métabolites du phylloplan (Derridj, 1996), nous faisons l'hypothèse que la limace consomme les variétés de colza selon leur qualité/quantité en acides aminés libres ou en sucres, et ce, quelle que soit leur richesse en glucosinolates, grâce à une capacité d'excrétion active ou de dégradation par hydrolyse des substances toxiques. Cette capacité a été décrite chez le gastéropode lichénophage du subantarctique Notodiscus hookeri (Gadea et al., 2017).
De plus, nous émettons l'hypothèse que la limace est capable de discriminer les métabolites purs et d'ajuster sa consommation lors de la gustation selon l'appétence ou l'inappétence du métabolite proposé.
Tests in vivo au laboratoire
Deux lignées de colza en godets
L'étude porte sur deux génotypes de l'espèce Brassica napus L. (1753), issus de lignées pures, provenant du centre de ressources génétiques BraCySol de l'Inra (Le Rheu, France) et disponibles à l'état de graines (collaboration avec Anne-Marie Cortesero, UMR Igepp). Il s'agit d'un génotype de printemps, Liho, et d'un génotype d'hiver, Express, choisi a priori, vu la présence (Liho) ou l'absence (Express) de glucosinolates dans les graines (Hervé et al., 2014).
Les graines sont semées sur un substrat classique de terreau horticole avec engrais(1). Chaque graine est déposée dans un godet en plastique (5 cm de diamètre) percé au fond et les godets sont disposés sur un plateau.
Deux fois par semaine, une solution nutritive versée sur le plateau arrose indirectement les plants. La germination s'effectue en serre à une température de 15-20 °C, en photopériode naturelle 12 h-jour/12 h-nuit. Les stades étudiés sont le stade cotylédon, dit « cotylédon » et le stade 2 feuilles, dit « feuille », respectivement dix jours et vingt jours après semis.
Récolte et maintenance des limaces
Des limaces de l'espèce Deroceras reticulatum sont récoltées à l'aide de pièges spécifiques carrés de 50 cm de côté (De Sangosse, France). Elles viennent de deux lieux distincts. Le premier est un site avec parcelles expérimentales situé à Anthé (Lot-et-Garonne) et appartenant à la société De Sangosse. Les arrivages sont de mars et mai 2016 et d'avril 2017. Le champ, non traité, était non semé lors des prélèvements, avec un précédent blé, des abords de phacélie, féverole et radis et comme pratiques culturales le semis direct sans travail du sol. Le second lieu de récolte est une parcelle implantée en blé après labour et un précédent de colza à Menetou-Salon (Cher) pour un unique arrivage en mai 2016.
Les limaces sont mises en élevage dans des boîtes en plastique (13 × 21 × 12 cm) placées en enceinte climatique à une température variable de 10-13 °C, en photopériode naturelle. Elles sont nourries avec du concombre frais et des croquettes pour chat durant trois semaines avant expérimentation afin qu'elles soient « naïves » lors des expériences sur colza. Desbuquois et al. (1998) ont en effet montré que la capacité de mémorisation d'un aliment par les escargots est de l'ordre de trois semaines. Les limaces sont manipulées assez souvent (cages nettoyées tous les deux à quatre jours) durant ces trois semaines, pour les habituer au contact humain. Le phénomène d'habituation chez les mollusques est rapide (Smith, 2002) et permet une perte minimale de mucus lors de la pesée.
Expériences de non-choix alimentaire
Les limaces sont confrontées à une monoculture car un seul cultivar de colza est en général semé par parcelle (Glen et al., 1990). De ce fait, le non-choix qui consiste à mettre en contact le sujet d'étude (limace) avec un aliment unique (Susan et al., 1986) simule la situation au champ. Cette étude comprend des expériences de non-choix, d'une part sur plant entier et d'autre part sur métabolites purs. Seules les expériences sur plants entiers sont décrites ici.
Un bloc expérimental est constitué de quarante boîtes transparentes (15 cm × 8 cm × 10 cm) placées dans l'enceinte climatique (10-13 °C, photopériode journalière naturelle J/N = 12 h/12 h au printemps). Chaque boîte contient trois plants de colza de même génotype. Deux stades du colza sont étudiés, le stade cotylédon (Cot) et le stade 2 feuilles vraies (Feu). Deux facteurs sont pris en compte chez les limaces :
- leur âge, estimé d'après leur masse pondérale ;
- leur état nutritionnel (nourries ou à jeun depuis cinq jours avant d'avoir du colza).
Cinq plants témoins sont placés dans l'enceinte, sans limaces.
Évaluer la consommation
Pour estimer la consommation alimentaire, nous étudions huit modalités par génotype de colza (Figure 2). Chaque modalité étant répétée vingt fois, il existe vingt blocs expérimentaux. Les limaces sont retirées des boîtes expérimentales après 24 h.
Le nombre de cotylédons et de feuilles attaqués est relevé afin de calculer la consommation. Les cotylédons et feuilles consommés sont photographiés au stéréomicroscope Stemi 2000C muni d'une caméra AxioCam (Zeiss, France).
La surface consommée est calculée grâce au logiciel Zen 2.3 Lite (Zeiss) : surface réelle si la feuille ou le cotylédon est partiellement consommé, estimation d'après la surface moyenne sur les plants témoins s'il ne reste que la tige.
Dispositif pour prélever des cotylédons entamés et du mucus
Pour obtenir des cotylédons de colza et du mucus de limace en vue d'analyse, des limaces sont nourries en continu sur des plants de stade cotylédon et de génotype Express ou Liho pendant cinq jours. Quatre boîtes (25 × 15 × 12 cm) contenant six plants et huit limaces chacune sont préparées pour chaque génotype et placées dans une enceinte climatique (10-13 °C, photopériode journalière J/N = 12 h/12 h). Des plants témoins sont également placés dans l'enceinte, sans limaces.
Chaque jour, les plants mangés sont remplacés par de nouveaux. Les cotylédons des plants témoins et ceux partiellement consommés sont prélevés, environ deux heures après le début de l'activité nutritionnelle des limaces. C'est, selon Falk et al. (2014), le temps optimal qui permet à la plante de réagir à la morsure de la limace en accumulant de l'acide jasmonique (JA) et son conjugué Isoleucine-JA. Une vingtaine de cotylédons sont collectés par prélèvement.
Chaque jour, le mucus des limaces est récolté en plaçant celles-ci dans des boîtes de Petri tapissées de Velcro prénettoyé à l'éthanol sur lequel elles déposent du mucus en rampant (Kästner et al., 2014).
Les trois types de prélèvement (feuilles témoins, feuilles consommées, mucus) sont poolés par boîte sur les cinq jours d'expérience, lyophilisés durant 30 h, puis pesés et broyés pendant 20 secondes. Pour chaque type de prélèvement, l'échantillon est, après broyage, divisé en deux aliquots afin de réaliser deux types d'analyses :
- les acides aminés, sucres, polyols et acides organiques ;
- les glucosinolates.
Mesures effectuées
Profilages métaboliques : métabolites primaires et glucosinolates
Les métabolites primaires (acides aminés, sucres, polyols et acides organiques) sont extraits et dosés selon une adaptation de la méthode de Gravot et al. (2010) qui prend en compte la nature des échantillons(1).
Les acides aminés libres sont dosés par chromatographie à phase liquide ultra-performante avec détection UV (UPLC-DAD) (Hervé et al., 2014). Les aliquots utilisés pour le dosage des sucres, polyols et acides organiques sont analysés après évaporation, par chromatographie en phase gazeuse couplée à un détecteur à ionisation de flamme (GC-FID) (Hervé et al., 2014).
Pour analyser les glucosinolates, un aliquot de 10 mg de poudre sèche pour chaque type de prélèvement est analysé par la méthode décrite par Hervé et al. (2014). Leur dosage se fait par chromatographie à phase liquide ultra-performante triple quadripôle avec détection UV et spectométrie de masse (Acquity-TQD-UPLC-PDA-MS).
Analyses statistiques
Nous avons conduit deux séries expérimentales, l'une avec des petites limaces et l'autre avec des grosses limaces. Pour chaque série, l'homogénéité des lots (vingt limaces par lot × deux états nutritionnels × deux génotypes de colza) est vérifiée d'après la masse pondérale des limaces avant expérience. Leur distribution ne suivant pas une loi normale, nous appliquons un test de Wilcoxon pour données indépendantes.
Concernant les dégâts, nous avons voulu comparer, de manière quantitative, les dégâts causés par les limaces sur le colza selon les modalités étudiées (génotype et stade de développement du colza, taille et état nutritionnel de la limace). L'objectif est d'évaluer les dégâts sur la base d'une biomasse équivalente malgré un nombre différent d'individus. Nous considérons ici le génotype et le stade du colza, ainsi que l'état nutritionnel de la limace comme étant des facteurs fixes contrôlés par l'expérimentateur(1).
La détermination des surfaces consommées des feuilles attaquées et des surfaces des feuilles témoins permet d'une part de comparer les feuilles des deux génotypes et, d'autre part, de comparer le taux de consommation des limaces (= surface consommée par mg de masse fraîche (MF) de limace) selon les différentes modalités.
De plus, nous souhaitions savoir si l'estimation à vue des dégâts donne une bonne évaluation des dégâts réels. Pour cela, nous avons recherché si les deux variables quantitatives, proportions observées et surfaces consommées mesurées, sont corrélées(1).
Analyses métaboliques des cotylédons et du mucus
Les échantillons étudiés sont les suivants : cotylédons témoins (T) et consommés (C) des génotypes Express (Exp) et Liho, mucus (M) des limaces ayant consommé, soit Exp, soit Liho. L'objectif était d'identifier les métabolites discriminant les six types d'échantillons (ExpT, ExpC, ExpM, LihoT, LihoC, LihoM)(1). Quarante-six métabolites ont été extraits.
Résultats
Influence de la biologie et de la physiologie
Les variables relevées lors de ces expériences sont la masse fraîche des limaces utilisées, le nombre de feuilles endommagées par boîte qui donne des estimations des dommages causés par les limaces, le pourcentage observé de surface de feuille consommée et la surface calculée de feuilles consommées qui évaluent plus précisément les dégâts. Les petites et les grosses limaces utilisées ont des masses moyennes (± Sd) respectivement de 158 ± 71 mg et de 372 ± 157 mg.
L'état nutritionnel des limaces a un effet significatif sur le nombre de feuilles qu'elles attaquent, quelle que soit leur taille(1). Les petites limaces à jeun attaquent 1,4 fois plus de feuilles que les petites limaces nourries. Il en est de même pour les grosses limaces à jeun et les grosses limaces nourries. Les petites limaces sont influencées par le génotype de colza qu'elles mangent (21 % de feuilles de génotype Liho attaquées contre 16 % de feuilles de génotype Express, ce dernier réputé à taux réduit de glucosinolates). Pour leur part, les grosses limaces sont influencées par le stade de colza (14 % de feuilles de plants de stade cotylédon attaquées contre 10 % de feuilles de plants de stade feuille). L'état nutritionnel des grosses limaces interagit avec le stade d'une part et avec le génotype de colza d'autre part.
Des dommages ont été constatés dans 75 % des boîtes (68 % des boîtes de limaces nourries et 83 % des boîtes de limaces à jeun). Si toutes les limaces avaient consommé du colza, une surface d'environ 1 720 cm2 aurait été consommée en une nuit sur les 920 plants totaux, qui correspondent à environ 26 m² de parcelle de colza (De Sangosse, comm. pers.).
La grande variabilité des surfaces des cotylédons et des feuilles, surtout grandes, selon les plants, génotypes confondus, a conduit à des approximations des surfaces consommées lorsqu'il n'y avait pas de résidu foliaire après nutrition par les limaces (tableau non montré, disponible auprès des auteurs).
Les cotylédons poursuivent leur croissance au stade feuille et leurs surfaces diffèrent d'un stade à l'autre (Wilcoxon, W = 16 582, p < 0,001). Les cotylédons et les feuilles présentent des surfaces comparables entre génotypes Express et Liho. Les petites limaces ont un taux de consommation supérieur (× 1,4, Figure 3A) à celui des grosses. Les limaces mangent davantage après avoir jeûné (Figure 3B). Le taux de consommation est plus élevé sur le génotype Liho (Figure 2C). Le stade feuille est 7,7 fois plus consommé que le stade cotylédon (Figure 2D).
Profilages des cotylédons de colza et du mucus de limace
Parmi les 46 métabolites extraits des cotylédons de colza et du mucus de limaces, les flavonoïdes (N = 8) ont été retirés de l'analyse car leurs teneurs étaient inférieures à 0,1 nmol/mg. Nous n'avons pas identifié de polyols dans les cotylédons ni dans le mucus de limace.
Les profils qualitatifs en acides aminés sont comparables dans les deux génotypes témoins ; trois acides aminés majoritaires sont identiques, acide glutamique, glutamine, acide aspartique ; en revanche, l'arginine singularise le génotype Express. Dans le génotype Liho, tous les autres acides aminés ont des teneurs en deçà de 8 nmol/mg alors que dans le génotype Express, la richesse en arginine, asparagine, sérine et ornithine est remarquable, avec des teneurs moyennes supérieures à 15 nmol/mg. Les teneurs en arginine, ornithine et histidine sont vingt à trente fois supérieures à celles mesurées dans le génotype Liho. Les teneurs en glucosinolates diffèrent, Express est pourvu de progoïtrine (0,3 ± 0,1 nmol/mg) mais pas Liho, et Liho est riche en glucobrassicine (1,1 ± 0,5 nmol/mg).
Après consommation par les limaces, les cotylédons s'appauvrissent en acides aminés libres majoritaires, et le génotype Liho semble s'appauvrir en citrate et en glycérate. Le mucus de limaces ayant consommé des cotylédons de génotype Liho est dominé par l'hydroxyglucobrassicine (0,2 ± 0,1 nmol/mg), et la glucoraphanine (0,1 ± 0,1 nmol/mg), alors que le mucus des limaces ayant consommé des cotylédons de génotype Express est plus pauvre en métabolites, mais se caractérise par la présence d'un sucre, le glucose, avec une teneur moyenne de 5,7 nmol/mg proche de celle du cotylédon consommé (7,9 nmol/mg).
Discussion
Influence de la biologie et de la physiologie
Les petites limaces attaquent davantage le colza que les grosses limaces, quel que soit le génotype. Elles sont en phase de croissance, les grosses étant en phase de maturité sexuelle (certaines ont pondu durant le maintien en élevage or, en captivité, les limaces grises meurent après la ponte). Les individus les plus jeunes, en pleine croissance, allouent les bénéfices nutritionnels à la synthèse de leurs tissus corporels alors que les individus matures utilisent l'énergie à leur reproduction.
La plus faible attaque des plants de colza par les grosses limaces pourrait aussi venir d'un effet plus répulsif des glucosinolates. En effet, Aguir et Wink (2005) ont observé chez Arion lusitanicus une tolérance pour les alcaloïdes plus élevée chez les individus jeunes que chez les adultes. Cette diminution de la tolérance aux composés toxiques avec l'âge de la limace pourrait être liée à une baisse de l'activité du cytochrome P450 et/ou d'autres composants du complexe d'oxydases à fonctions mixtes, qui, situé dans la glande digestive, serait responsable de la détoxication des alcaloïdes chez A. lusitanicus. Cette baisse d'activité enzymatique durant la saison de reproduction a déjà été observée chez d'autres mollusques, notamment chez la moule commune, Mytilus edulis (Livingstone 1985 in Aguiar et Wink, 2005).
Les limaces à jeun sont plus voraces que celles nourries. Cook et al. (2000) ont mis en évidence que les préférences alimentaires de D. reticulatum sont directement influencées par son état nutritionnel. Une exposition prolongée à un régime strict ou un jeûne peut entraîner un déséquilibre nutritionnel.
Les limaces préfèrent généralement de la nourriture qu'elles n'ont pas rencontré récemment, ce qui augmenterait les chances d'acquérir les nutriments dont elles ont manqué en période de privation.
De plus, un jeûne d'une à deux semaines entraîne une augmentation significative de l'activité locomotrice de D. reticulatum, et ce, dès les premiers jours (Airey, 1987). Les individus sont plus actifs et l'augmentation d'activité accentue encore la faim.
Chez les espèces généralistes comme D. reticulatum, plus les feuilles sont âgées, plus elles sont attaquées, car les jeunes feuilles investissent leurs ressources en azote pour stocker davantage de glucosinolates et se défendre contre les ravageurs (Lambdon et al., 2003).
Nos résultats concordent puisque le taux de consommation des limaces est plus important sur les feuilles que sur les cotylédons. Nous n'avons pas étudié la composition métabolique du stade feuille mais nous pouvons émettre l'hypothèse que les teneurs en glucosinolates sont plus faibles dans les feuilles que dans les cotylédons. Toutefois, il faudrait tenir compte du fait que la baisse en glucosinolates varie, en rapidité et en importance, selon le type structural, indolique, aromatique ou aliphatique de ces composés (Lambdon et al., 2003).
Le génotype du colza défini par les métabolismes primaires et spécialisés
Les résultats de l'étude de non-choix sur plants entiers montrent une différence de consommation entre les deux génotypes de colza étudiés. Les végétaux mettent en place des stratégies de défense contre les phytophages, même si la production et le stockage des métabolites secondaires dans leurs tissus sont des processus énergivores (Levin, 1976).
Le génotype Liho, particulièrement riche en glucosinolates de la famille des indoles (glucobrassicine et dérivés), est plus attaqué que le génotype Express qui est plus riche en progoïtrine, un glucosinolate aliphatique. Les glucosinolates jouent un rôle important dans la détermination de l'appétence du colza pour les limaces.
Glen et al. (1990) ont montré que les dommages causés (nombre de plants attaqués) au colza par la limace grise sont positivement corrélés à la concentration en glucobrassicine et négativement corrélés à la concentration en progoïtrine dans les plants.
Falk et al. (2014) ont, quant à eux, démontré l'effet répulsif des glucosinolates aliphatiques d'Arabidopsis thaliana sur le broutage par Arion lusitanicus (c'est-à-dire A. vulgaris).
La teneur en progoïtrine dans les cotylédons étant particulièrement faible avec un maximum de 0,8 nmol/mg de matière sèche dans le génotype Express, nous ne pouvons pas exclure le fait que d'autres métabolites aient un effet répulsif sur D. reticulatum. Parmi eux sont les acides aminés majoritaires (Asp, Asn, Glu et Gln) ainsi que la lysine, l'histidine et la méthionine. L'excès de certains acides aminés peut réduire la prise de nourriture, surtout dans les régimes faibles en protéines (Harper et Benevenga, 1970).
Delaney et Gelperin (1986) ont démontré une aversion de Limax maximus envers un aliment dépourvu de méthionine, acide aminé essentiel. Or, le cotylédon du génotype Express a une teneur moyenne cinq fois plus élevée en méthionine que celui du génotype Liho. Nous pouvons émettre l'hypothèse que D. reticulatum manifeste une aversion plus importante pour les glucosinolates aliphatiques présents dans le génotype Express que par le manque de méthionine, pourtant déterminante dans la croissance des animaux (Harper et Benevenga, 1970 ; Delaney et Gelperin, 1986).
Les préférences alimentaires des phytophages dépendent de l'attractivité (sélection d'une proie potentielle) mais aussi de la digestibilité (taux de digestion) de la plante (Nicotri, 1980). Les métabolites primaires et secondaires de celle-ci peuvent en partie définir ces deux paramètres, rendant un végétal plus ou moins attractif pour un phytophage (Hervé et al., 2014).
Ces auteurs mettent en évidence la préférence du méligèthe du colza (Meligethes aeneus) pour les bourgeons de génotype Express plutôt que ceux du génotype Liho, en raison d'un profil riche en saccharose, proline et sérine, acides aminés ayant montré un rôle attractif chez d'autres espèces (Hervé et al., 2014).
Nous n'avons pas détecté de saccharose dans les cotylédons de colza mais il y a bien des concentrations en proline et en sérine plus importantes chez le génotype Express, même si le ratio de concentration est deux fois plus élevé dans les bourgeons (Hervé et al., 2014).
Cependant, si ces acides aminés stimulent la phytophagie chez les insectes, ils ne semblent pas avoir d'effet sur D. reticulatum qui consomme plus de colza de génotype Liho, alors que l'effet de l'absence de certains acides aminés a été montré sur Limax maximus (Delaney et Geperin, 1986).
De nouvelles approches sur les changements métabolomiques chez les végétaux attaqués par des phytophages montrent que les métabolismes primaires et secondaires sont liés : ils ne peuvent être seulement associés à la croissance et aux variations environnementales, respectivement (Schwachje et Baldwin, 2008).
Conclusion
Cette étude expérimentale nous a permis de mieux caractériser les dégâts faits au colza par D. reticulatum et de mettre en relation ses préférences alimentaires avec la physiologie des individus, d'une part, et les profils métaboliques du colza d'autre part. Parmi les glucosinolates, nous avons pu mettre en évidence que la poigoïtrine et la glucobrassicine distinguent principalement les deux génotypes de colza.
Une expérience de non-choix sur des gels imbibés de l'un ou l'autre des glucosinolates, en concentrations comparables à celles trouvées dans le colza, permettra de mieux appréhender leur action de défense contre l'attaque par D. reticulatum.
Notre étude a révélé que la consommation du tissu foliaire induit des changements de la teneur en certains acides aminés. Seraient-ils des signaux de défense de la plante, en interaction avec les glucosinolates aliphatiques ? Pour y répondre, nous proposerons des cocktails de métabolites primaires associés à la progoïtrine ou à la glucobrassicine, sur gels, afin de tester leur appétence.
La limace grise est capable de se nourrir même si les défenses naturelles de la plante sont mises en place, et serait même capable de les contrer grâce à des subterfuges chimiques. Il conviendrait de poursuivre ces recherches afin de comprendre ces mécanismes de défense, notamment l'origine tissulaire de la production d'acide salicylique par la limace.
(1) Voir détails dans notre communication à la Ciraa.
Fig. 1 : Interactions chimiques plantes/limaces
Les plantes mettent en place des moyens de défense contre les phytophages (voie du jasmonate). La limace grise, ravageur de cultures, semble capable de contrer les défenses chimiques de la plante grâce à l'acide salicylique contenu dans son mucus.
Fig. 2 : Schéma partiel du dispositif expérimental utilisé pour quantifier les dégâts sur les plants de colza Brassica napus par la limace Deroceras reticulatum
« (id) » signifie que le schéma est identique pour l'autre état de la variable.
Fig. 3 : Influence de la physiologie et de la biologie sur les dégâts
Taux de consommation moyen des limaces pour une nuit selon la taille (A), l'état nutritionnel (B), le génotype (C) et le stade de colza (D). Les barres d'erreurs sont les erreurs standard.
FINANCEMENTS
Étude partiellement financée par le projet Resolim (coord., André Chabert, Acta) et par un contrat avec l'entreprise De Sangosse (coord. Marion Puyssservert).