Au Cameroun. Applications d'herbicides au Handy (1 et 2). 1. En post-semis d'un maïs sur labour grossier en traction bovine. 2. Graminicide en post-levée sur arachide. 3. Buttage sur coton. Photos : 1. P. Dugué - Cirad. 2 et 3. Y. Boubakary - Sodécoton
À La Réunion, où les paysages sont en mosaïque (4), le chiendent fil de fer Cynodon dactylon protège les chemins mais menace la canne (5) : le glyphosate officie en juge de paix aux interfaces, hors IFTH canne. Le merle invasif Pycnonotus jocosus (6) dissémine les plantes à fruits charnus, dont plusieurs lianes très agressives pour la canne, telle la margose Momordica charantia (7 et 8). Planteur dans sa canne (9), réalisant un traitement de post-levée tardif (très vraisemblablement à base de 2,4-D), à la lance, en déroulant un tuyau flexible raccordé à son tracteur. Photos : 4 : J.-Y. Hoarau - Cirad. 5, 6, 8, 9 : J. Martin - Cirad. 7 : Yabalex - Seor Réunion. 10 : C. Gossard - Coroi
Deux cultures industrielles aux mains de l'agriculture familiale paysanne structurent les paysages du Nord-Cameroun et de La Réunion : le coton, plante pérenne cultivée en annuelle, et la canne à sucre, plante vivace et culture pérenne coupée annuellement. Au Cameroun, le coton est assolé avec des céréales (sorgho et maïs) et des légumineuses (principalement arachide et niébé) ; à La Réunion, la canne supporte souvent une dizaine de repousses, voire davantage avant réforme et replantation, avec parfois un épisode de culture d'ananas ou de maraîchage intercalé. Ces deux situations ont une caractéristique commune : les cultures ne sont pas d'emblée couvrantes, et des opérations de désherbage sont nécessaires, les herbicides y jouant désormais un rôle majeur.
L'imparable poussée des herbicides au Nord-Cameroun avec le coton
Coton et cultures vivrières dans les années 1950
La culture intensive du coton au Cameroun remonte aux années 1950 à l'époque du protectorat français(1). Les cultures traditionnelles à base de sorgho étaient conduites en association avec d'autres cultures vivrières (arachide, pois de terre, courges, gombo...) dans les champs de case (autour des habitations) enrichis en matières organiques et dans des champs plus éloignés rendus périodiquement à la brousse (jachère). Le coton fit irruption dans l'assolement sous forme de « blocs de culture » en damier composés de quelques dizaines de « quarts », parcelles carrées d'un quart d'hectare correspondant à une « corde » de 50 m ; irruption d'emblée en culture pure, semée manuellement mais au cordeau, de façon à pouvoir faire un buttage en culture attelée, innovation copromue avec le coton. Le labour fut aussi encouragé, ainsi que progressivement la fumure minérale NPS (phosphate d'ammoniaque + sulfate d'ammoniaque) puis NPKSB (engrais complet soufré et boraté) et les insecticides de synthèse.
Le paquet technique suivant fut adopté : les cultures vivrières, semées et désherbées manuellement dès les premières pluies, restaient prioritaires et le coton venait ensuite, si bien que le labour - peu profond -faisait office de désherbage de présemis permettant de semer le coton sur sol propre ; les fertilisants furent appréciés notamment pour leur arrière-effet positif sur les céréales succédant au coton. Le prix d'achat du coton-graine étant garanti et connu d'avance, le coton se consolida comme principale culture de rente, les surplus vivriers étant vendus à des prix trop instables car soumis aux fortes fluctuations des marchés locaux. Chaque agriculteur cultivait un puis deux ou trois quarts de coton en fonction de sa force de travail (famille plus ou moins nombreuse).
Intensification et premiers herbicides
Après l'indépendance du pays (1960) et la nationalisation partielle de la société de développement du coton, devenue Sodécoton (1974), le coton accompagna vers le Sud le mouvement migratoire originaire des régions surpeuplées et moins arrosées du nord de la zone cotonnière (sécheresse des années 1970). Les projets de développement intégré (incluant écoles, dispensaires et puits ou forages) débutèrent, avec notamment l'ouverture de pistes cotonnières (routes en latérite, non asphaltées) et d'usines d'égrenage de coton-graine, et le lancement de nouvelles innovations agro-techniques, dont le maïs intensif en culture pure avec engrais et herbicide.
1976, front pionnier du Sud-Est-Bénoué : dans le cadre d'une opération d'intensification avec motorisation légère pour la préparation des sols (labour et hersage) et des entretiens (buttage), la Sodécoton introduisit des herbicides de prélevée en post-semis, sur coton et maïs et posa ainsi un précédent en Afrique francophone. Il s'agissait de spécialités binaires proposées par une, puis deux firmes agrochimiques, appliquées à l'aide d'un pulvérisateur tenu à la main, le Handy (débit 20 l/ha, disque rotatif, moteur à grosses piles rondes)(2). Ces spécialités n'ont plus cours, mais ce « pulvé » s'est largement diffusé dans l'espace et dans le temps : il reste le plus populaire à ce jour, même si quelques autres appareils à disque ou à pression ont été testés ou utilisés, notamment pour des applications à jet dirigé en post-levée. La motorisation, gérée en régie avec une forte implication de la Sodécoton, n'aura tenu qu'une quinzaine d'années (in fine, fiasco complet des tracteurs Bouyer, d'après Lucien Gaudard, comm. pers.), mais elle est à l'origine en 1987 de l'introduction du paraquat, désherbant non sélectif dont l'usage s'est vite propagé à travers toute la zone cotonnière jusqu'à son retrait en 2009.
Conséquences néfastes pour les sols corrigées par le paraquat et le semis direct
L'introduction des herbicides de prélevée dans le sillage de la motorisation légère eut des effets délétères pour les sols, que le paraquat permit d'atténuer par la suite. En effet, le hersage était requis pour affiner les états de surface et maximiser l'efficacité des herbicides, mais aussi pour « ratisser » les grandes adventices mal enfouies par les labours tardifs. Or, avec la conjonction de sols très sableux, de paysages de coteaux et de pluies très intenses, la destruction de la rugosité de surface par le hersage accélère considérablement le ruissellement de l'eau et l'érosion des sols. Avec l'introduction en 1987 du paraquat pour griller les herbes mal enfouies au labour, le hersage a été rapidement abandonné sans perte notable d'efficacité des herbicides de prélevée pourvu que le sol soit humide, ce qui est généralement le cas après les semis.
Le paraquat, d'abord introduit en mélange extemporané avec les herbicides de prélevée, a ensuite rendu possible l'émergence d'une autre innovation majeure, le semis direct sur adventices grillées (constituant parfois un mulch). Cette technique a pris par la suite un essor considérable, gagnant de proche en proche toutes les régions de la zone cotonnière en réponse à une diversité de contraintes (déboires des groupements de motorisation, problèmes sanitaires ou de taxation des boeufs de labour par certaines chefferies traditionnelles politico-mafieuses, tensions d'origines diverses sur le calendrier cultural) et en permettant une réactivité accrue par rapport aux pluies favorables aux semis.
Produits génériques et réduction des coûts
Depuis 1992, les herbicides de prélevée vulgarisés par la Sodécoton sont des produits génériques à base de substances actives comme le diuron pour le coton et les légumineuses (dont l'arachide), et l'atrazine pour le maïs et le sorgho. Disponibles en formulations concentrées, utilisés à des doses plus faibles que les premiers herbicides binaires vulgarisés (soit diuron 720 à 544 g/ha car risque de phytotoxicité, atrazine 800 g/ha, versus auparavant 1 200 à 1 500 g/ha sur coton et 2 000 g/ha sur maïs), relayés ensuite par des entretiens en culture attelée et/ou manuels (sarclo-buttages avec enfouissement des apports d'engrais NPK ou d'urée en couverture), ces produits génériques ont réduit les coûts par rapport aux spécialités précédemment vulgarisées, provoquant une augmentation spectaculaire des surfaces traitées, jusqu'à plusieurs dizaines de milliers d'hectares au tournant des deux siècles.
Les agriculteurs ont rapidement détecté les synergies entre le paraquat et le diuron ou l'atrazine (respectivement inhibiteurs des photosystèmes I et II) ainsi que leur complémentarité dans le cadre de rotations biennales coton-vivriers. Ainsi, un maïs désherbé à l'atrazine s'avère un excellent précédent pour atténuer la pression sur coton de Commelina benghalensis, redoutable adventice nitrophile charnue à floraison aérienne et souterraine, levant massivement après tout travail du sol, et repoussant très facilement après tout sarclage à partir de ses résidus laissés étalés au sol(3).
Glyphosate et élargissement de gamme
En 1996, le glyphosate est devenu le quatrième pilier du désherbage chimique au Nord-Cameroun. Il a remplacé progressivement le paraquat, car son action est plus durablement efficace, notamment sur certaines vivaces telles Cyperus rotundus et Imperata cylindrica, dans la rotation cotonnière, mais aussi contre Oryza longistaminata dans les vertisols voués aux cultures de sorgho repiqué de contre-saison.
Par la suite et pour parer à d'éventuelles restrictions sur le diuron ou l'atrazine, la Sodécoton a diversifié sa gamme d'herbicides sélectifs en s'ouvrant à de nouveaux produits binaires, mais aussi et surtout à des herbicides de post-levée qui ont fait irruption ces dernières années : le nicosulfuron sur maïs ; et, pour le coton, le pyrithiobac-sodium contre les adventices à feuilles larges et deux graminicides, l'haloxyfop-R-méthyl ester et le propaquizafop.
Ainsi, l'utilisation des herbicides s'est banalisée sur coton et cultures vivrières : dès 2012, la presque totalité des surfaces en coton était traitée avec un herbicide ; les surfaces coton et vivriers désherbées chimiquement sont de l'ordre du demi-million d'hectares pour plus de 200 000 petits producteurs. La Sodécoton qui importait autrefois les herbicides, est désormais relayée par la CNPCC (Confédération nationale des producteurs de coton du Cameroun) qui les commande auprès d'entreprises d'import-export.
Manque de main-d'oeuvre et complémentarité des techniques
La CNPCC est cogestionnaire avec la Sodécoton des commandes d'intrants et de matériel agricole ainsi que des crédits de campagne et d'équipement. Alors que la surface de coton par producteur a doublé et se situe en moyenne à 5 quarts (1,25 ha), la main-d'oeuvre mobilisable se raréfie (progrès de la scolarisation, y compris des filles, et moindre attractivité de l'agriculture pour les jeunes). D'intrant marginal, les herbicides sont devenus un intrant majeur prioritaire car ils sécurisent le démarrage des cultures, et garantissent l'efficacité des engrais et de l'urée parcimonieusement apportés en couverture sur coton et maïs intensif.
Selon la même logique de sécurisation des cultures, les ventes de sarcleurs et de butteurs pour culture attelée ont supplanté depuis longtemps celles de charrues (le semis direct avec « herbicidage » étant souvent préféré au labour). En effet, le désherbage chimique et les entretiens en culture attelée, partiellement substituables, se complètent bien autour de la fertilisation (incorporation + effets binage et buttage) ; sans compter que l'efficacité des désherbages chimiques est rarement totale et qu'un complément mécanique et une finition manuelle sont souvent nécessaires. Ainsi, les situations extrêmes, reposant sur le tout mécanico-manuel ou le tout chimique sont très rares : la complémentarité est la règle. Et cela malgré l'irruption des traitements de post-levée qui, dans certaines situations, se substituent au premier sarclage du coton ou au buttage du maïs.
Des impacts environnementaux à étudier
Des couverts végétaux capables pour certains de supporter la saison sèche, de réduire la pression des adventices, voire de fixer de l'azote atmosphérique (légumineuses) ont été testés avec succès dans le cadre de projets de recherche participative au cours des années 2000. Mais leur adoption se heurte à la cohabitation avec des éleveurs transhumants et la vaine pâture des résidus de récoltes, pratique héritée du temps où les densités en hommes et bétail étaient bien moindres, et donc sans doute appelée à évoluer.
Concernant la recherche de résidus d'herbicides dans les eaux, les tout premiers prélèvements pourraient intervenir à partir de fin 2020, sans doute avec l'appui du Centre Pasteur du Cameroun. Les éventuelles occurrences de pollution devront être examinées et rapprochées des événements pluvieux et de leurs conséquences sur le ruissellement des eaux et de l'érosion des sols pour les eaux superficielles, et de l'infiltration pour les eaux souterraines, en liaison avec les pratiques agricoles et le statut organique des sols (acceptable ou dégradé).
L'emprise tenace des herbicides en canne à sucre à La Réunion
Pénibilité agricole, mécanisation et herbicides
À La Réunion, plus qu'ailleurs en France, l'écart entre la population totale croissante et la population agricole décroissante n'a cessé de se creuser. Cependant, la production agricole par actif agricole n'a cessé d'augmenter, malgré un parcellaire agricole défavorable, majoritairement de type montagne, très morcelé et très empierré. Ainsi, la canne à sucre, principale grande culture de l'île, implique en 2018 moins de 3 000 planteurs sur environ 23 000 ha, soit en moyenne presque 8 ha de canne par planteur (contre 5 ha dans les années 1970(4)). Ces planteurs sont pour la plupart plus ou moins impliqués dans d'autres ateliers de diversification agricole à haute valeur ajoutée (fruits et légumes, prairies et ruminants, élevages hors-sol).
La topographie montagneuse n'y facilite guère la mécanisation, de sorte que la canne à sucre reste coupée au sabre sur deux tiers des surfaces, avec une difficulté croissante à recruter des coupeurs. La coupe de la canne s'étale sur 5 mois. Le chargement des cannes dans les remorques et leur transport jusqu'aux plateformes de livraison sont totalement mécanisés depuis les années 1970, période à laquelle l'utilisation des herbicides sélectifs de prélevée et post-levée s'est généralisée après avoir débuté dans les années 1950. Ces deux mutations majeures répondent à la raréfaction progressive de la main-d'oeuvre agricole, familiale ou exogène, et à la pénibilité des tâches, la « gratte » ou désherbage à « la pioche » (maries reintées (éreintées), maris durs(5)) et le chargement à dos d'homme devenant des tâches de plus en plus limitantes.
Vers une diminution des intrants
À l'orée du XXIe siècle, alors que les herbicides sont plébiscités par l'agriculture familiale au Nord-Cameroun, ils sont soumis à La Réunion à des restrictions ou des retraits, renforcés à partir de 2007 par le Grenelle de l'environnement et les plans Écophyto. Ainsi, à partir de 2010, commencent à se déployer à La Réunion des projets de R&D visant à réduire de 50 % l'utilisation des herbicides, quasi en totalité destinés à la canne à sucre, et cela à échéance 2018 reportée à 2025.
Presque dix ans après, un double constat s'impose : si l'objectif est potentiellement atteint au niveau de la recherche cannière grâce à un éventail de méthodes alternatives(6), en matière de consommation d'herbicides, c'est le statu quo ; faute sans doute pour les planteurs de pouvoir mobiliser un surcroît de travail dans les champs et d'investir en équipements alternatifs alors que l'avenir de la filière canne devient plus incertain. Quant à l'emblématique glyphosate, son retrait dès 2022 pourrait à court ou moyen terme être fatal pour la filière canne à sucre menacée par le petit chiendent (Cynodon dactylon) et par les grandes graminées vivaces.
Le glyphosate « à la planteur », autour et dans la canne...
L'objectif spécifique complémentaire du plan Écophyto 2+ est explicité dès le premier paragraphe : sortir du glyphosate - en 2020 pour les principaux usages et en 2022 au plus tard pour l'ensemble des usages. Le rapport Inra « Usages et alternatives au glyphosate dans l'agriculture française » (2017) signale explicitement dans son résumé exécutif que le retrait du glyphosate laissera des « impasses » ou usages sans solution de remplacement viable, parmi lesquelles celles signalées dans le paragraphe consacré à La Réunion, p. 46. Contrairement aux autres herbicides, exclusivement ou très majoritairement utilisés en canne à sucre à La Réunion, le glyphosate y était comme ailleurs multi-usages. La part des usages non agricoles est désormais en nette diminution : ainsi les forestiers ne l'utilisent plus en milieu naturel contre les plantes envahissantes. En revanche, la part des usages agricoles du glyphosate apparaît en forte augmentation au sein du volant annuel de 50 tonnes vendues entre 2009 et 2017 pour une SAU totale désormais inférieure à 50 000 ha. Cette hausse en agriculture a sans doute été indirectement soutenue par certains retraits, notamment celui récent du glufosinate dont la consommation était en augmentation (0,2 point d'IFT, soit une dose pleine sur 1/5e de la sole cannière).
La coexploitation Agreste-Cirad des données de l'enquête officielle de 2014 sur les pratiques phytosanitaires avait permis d'estimer à 29-30 % la part de glyphosate utilisé dans les champs de canne à sucre en 2014 ; les résultats de l'enquête Agreste 2017 qui viennent d'être publiés (fin août 2020) font état d'une diminution de l'utilisation des désherbants totaux en parcelles de canne(7) ; cependant, ces enquêtes réalisées à l'échelle de la parcelle et non de l'exploitation ne considèrent pas des usages qu'on pourrait qualifier d'usages agricoles para-SAU : l'entretien des chemins d'exploitation et la gestion des bords de champs. On peut ici rapprocher la canneraie réunionnaise du vignoble champenois : « Dans un vignoble comme celui de la Champagne, toutes les pentes classées sont plantées... les parcelles sont souvent de petite taille et le fin quadrillage des talus séparateurs enherbés qui en résulte constitue une pression d'infestation fantastique, systématiquement oubliée ; il est vrai que c'est la flore adventice qui la plupart du temps stabilise le talus. » (Jacques Montégut, Pérennes et vivaces nuisibles en agriculture, 1983).
Contenir le chiendent pied-de-poule autour des champs de canne
C'est au niveau de l'interface chemins et bord de champs - mais pas seulement - qu'intervient Cynodon dactylon, le chiendent pied-de-poule également appelé à La Réunion chiendent fil de fer. Il a l'avantage considérable de tenir bien des chemins d'exploitation en les préservant contre l'agressivité des pluies cycloniques, mais le désavantage non moins considérable de pouvoir s'étaler en pénétrant dans les champs de canne, discrètement d'abord à l'ombre des grandes cannes, puis à découvert après la coupe, augmentant rapidement son avantage de coupe en coupe sur des cannes diminuées, nanifiées et raréfiées. Raison pour laquelle les planteurs s'efforcent de le contenir dans les chemins et de l'empêcher de pénétrer dans les champs de canne qu'il serait capable d'anéantir en quelques saisons en les convertissant en friches à graminées, lianes et arbustes.
Comment est donc contenue in situ l'impérieuse poussée du chiendent vers les champs de cannes à partir des chemins sachant qu'il faut nécessairement atteindre son appareil souterrain vivace pour le neutraliser ? C'est là qu'intervient la systémie du glyphosate, via la pratique d'un ou deux traitements annuels spatialement délimités, en liseré liminaire manuel, en ménageant à la fois les chemins et les cannes à l'interface du chemin et du champ ; au besoin, une incursion dans le champ permet d'y réduire les abcès invasifs. Le cas échéant, le glufosinate (désormais interdit) était utilisé lorsque les cannes étaient petites (relayé ensuite par le glyphosate sur les cannes plus grandes). Cette pratique est préférée à l'extirpation manuelle ou mécanique qui devient très difficile dès la première repousse, du fait du tassement du terrain consécutif à la circulation des attelages tracteurs-remorques et parfois des coupeuses ; extirpation qui resterait extrêmement laborieuse (en manuel) et peu efficace (en mécanique) même en situations de moindre tassement en coupe manuelle.
Éliminer les grandes graminées vivaces dans les champs de canne
Une pratique curative de rattrapage cible les grandes touffes de graminées vivaces ayant échappé aux mesures de contrôle antérieures. Il s'agit d'une alternative à l'extirpation à la pioche pour mettre hors-jeu les grandes graminées vivaces (dont Panicum maximum). Si ces soeurs ennemies de la canne passent le cap de la coupe de la culture, étant plus résistantes à l'écrasement et plus rapides en termes de tallage et d'élongation, elles deviennent alors extrêmement concurrentielles dans la repousse suivante. Les traitements sont localisés : les touffes de ces grandes graminées sont foulées à pied d'homme et plaquées au sol au ras des grandes cannes, puis traitées au glyphosate, généralement dosé à 2 % de formulation standard à 360 g/l. Cette pratique est certainement en essor(8), corrélativement au retrait de l'asulame, seul graminicide de post-levée sélectif de la canne.
Ces deux modalités d'application ciblée et modérée de glyphosate, l'une préventive et linéaire en bord de champ, l'autre curative et ponctuelle au coeur du champ, sont vraisemblablement d'origine paysanne - 'on-farm-born' - et illustrent bien à quel point les planteurs de canne réunionnais se sont approprié cet outil agrochimique banalisé.
Un IFT herbicide variable entre 2009 et 2017
Une dizaine de produits (relativement) sélectifs utilisés en prélevée et/ou post-levée composent la gamme des herbicides actuellement autorisés sur canne à sucre. Les herbicides de la vieille garde ont disparu, à l'exception du 2,4-D, doyen des herbicides chimiques de synthèse en général et des auxiniques en particulier ; et de la métribuzine qui, avant d'être homologuée sur canne à sucre, s'était largement infiltrée dans la canneraie réunionnaise à travers la tomate autrefois très cultivée en culture associée en année de plantation.
En termes de quantité de substances actives, les herbicides autorisés sur canne à sucre représentent environ 100 tonnes/an dont approximativement la moitié pour le 2,4-D. En y ajoutant les 50 tonnes de glyphosate et les 50 tonnes d'insecticides et fongicides hors canne, on atteint les 200 tonnes de pesticides annuellement importés et vendus à La Réunion. Particularité réunionnaise, l'IFT herbicide canne (IFTH) peut y être estimé à l'échelle du « territoire Réunion » à partir des statistiques des ventes d'herbicides (canne) et des surfaces en canne elles aussi contrôlées. Cela revient à lisser les reports de stock d'une campagne sur l'autre, approximation qui s'accommode bien de l'évaluation en moyennes triennales préconisée par le plan Écophyto. Ainsi, pour la période 2015-17, l'IFTH canne - hors glyphosate - s'établit à 3,48 versus un départ à 3,19 pour la moyenne 2009-2011, en passant par un maximum à 3,63 pour la moyenne 2011-2013. L'enquête Agreste 2017 fait état pour 2017 d'un IFTH - glyphosate inclus - de 3,10, très probablement sous-estimé (base déclarative x méfiance paysanne traditionnelle vis-à-vis de l'administration, y compris à La Réunion).
Ces variations à la hausse puis modérément à la baisse sont essentiellement le fait du 2,4-D, dont l'IFT pour la dernière période (2015-17) est encore à 1,55, donc en situation de dépassement de la dose maximale autorisée (plafonnée à un point d'IFT). Cette situation particulière nécessite un bref rappel historique car même les plus âgés des planteurs de canne réunionnais ont dans leur jeunesse utilisé du 2,4-D longtemps autorisé à des doses plus élevées. Cela étant, les cas de détection de 2,4-D dans les eaux souterraines ou superficielles sont rares (contrairement à l'atrazine introduite dans les années 1970 et retirée en 2003).
Le 2,4-D, herbicide auxinique introduit dès les années 1950 avec deux produits compagnons, le chlorate de soude et le TCA (acide trichloroacétique), formait un trio de choc très populaire dans l'océan Indien sous les appellations « cocktail mauricien » par les planteurs réunionnais et « mixture réunionnaise » par les planteurs de canne mauriciens. Ce mélange nécessitait d'être bien dilué : il fut donc prescrit à fort volume de bouillie, soit un fût de 200 litres pour cent « gaulettes » (2 500 m²), ce qui représentait la tâche journalière d'un planteur équipé d'un appareil à dos à pression entretenue, ou celle assignée aux ouvriers agricoles (qui eux cherchaient à s'en acquitter au plus vite en s'ingéniant à agrandir l'orifice des buses). Ce débit de deux litres à la gaulette est à l'origine de la persistance d'une pratique combattue encore de nos jours consistant à vouloir bien « mouiller » les herbes en traitant à des volumes excessifs, 600 à 800 litres de bouillie par hectare, y compris pour les traitements de prélevée même avec des pulvérisateurs à rampe portés sur tracteurs.
Le 2,4-D conforté par le paysage
Au long de sa longue histoire réunionnaise, le 2,4-D a connu de nombreux épisodes. Les esters volatiles des premières formulations, dangereux pour la végétation alentour, furent au cours des années 1970-80 remplacés par les formulations salines actuelles. En 2008, survint une restriction nationale consistant pour une parcelle donnée à cesser d'utiliser le 2,4-D une année sur deux. Une demande de requalification fut approuvée en 2011, avec comme concession la dose maximale annuelle autorisée réduite à 2 l/ha, contre 2,4 l/ha jusqu'en 2002 et 3 l/ha auparavant.
La restriction de 2008 sur le 2,4-D ajoutée à la vague de retraits des années précédentes générant de l'inquiétude chez les planteurs, ces derniers eurent sans doute tendance à suracheter ce produit bon marché et facile à conserver d'une campagne sur l'autre, jusqu'à ce que la nouvelle de la requalification du 2,4-D fut solidement établie. La peur de manquer, les vieilles habitudes de surdosage (en nombre de pots de yaourt par pulvé à dos, ou en « mesurettes » par fût), et la contrainte de plus en plus pressante des « lianes », adventices volubiles ou grimpantes, devenues en quelques décennies un problème malherbologique majeur, peuvent expliquer cette « fièvre » du 2,4-D qui en début de deuxième décennie fit monter son IFT presque à deux points. Et qui amena certainement les planteurs enquêtés en 2014 et 2017 à sous-déclarer leur utilisation de 2,4-D (0,4 à 0,5 point d'IFT d'écart entre les enquêtes Agreste et le suivi par approche macro d'après les ventes et les surfaces).
L'invasion des lianes depuis les années 1980
Pourquoi toujours plus de lianes depuis les années 1980 ? La réponse n'est pas mono-factorielle, mais comme pour le chiendent, le paysage y est sans doute pour beaucoup : un parcellaire morcelé délimité par des talus riches en phytodiversité. Les graines d'ipomées (toute une diversité de 'liserons') sont projetées à partir de l'éclatement de leurs capsules (ballochorie). Les graines de lianes à fruits charnus (Momordica charantia, passiflores et autres) sont efficacement disséminées par les oiseaux frugivores (ornithochorie) à travers champs, notamment par le bulbul orphée ou merle dit « de Maurice » (Pycnonotus jocosus), devenu invasif sur toute l'île depuis son introduction accidentelle en 1972. Les planteurs sont impuissants à contenir cette « pression d'infestation fantastique, systématiquement oubliée » (J. Montégut, op. cit.) propre à ce parcellaire en mosaïque, surtout lorsqu'elle est ornitho-renforcée et relayée en cela par les réseaux de reposoirs que représentent les asperseurs d'irrigation : ils ne peuvent que la contrôler en mode curatif.
Les grosses graines de lianes ont l'aptitude d'échelonner leurs levées. Même les levées tardives peuvent être dangereuses. Véritables perce-pailles, poussant discrètement à l'ombre des cannes ou plus vigoureusement le long des puits de lumière lorsque le peuplement de cannes est troué, elles patientent jusqu'à surcimer et occasionner alors d'importantes nuisances : cannes liées, cassées pour certaines, étouffées au sein de foyers expansifs. Cela explique en partie la tardivité de certains traitements de post-levée, parfois réalisés lorsque le terrain le permet à l'aide de tracteurs hauts de garde, de pulvérisateurs enjambeurs ou montés sur rogneuses à maïs, présents à quelques exemplaires. Cela explique aussi des traitements de rattrapage sur les îlots menacés de surcimage : il s'agit alors d'interventions manuelles, l'opérateur pulvérisant, en balayage autant vertical qu'horizontal, avec un pulvérisateur à dos ou en déroulant un tuyau d'arrosage muni d'une lance porte-buse raccordé au pulvérisateur d'un tracteur positionné bord champ et travaillant alors à poste fixe. Les traitements de post-levée sont en majorité réalisés ainsi.
Dans cette lutte antilianes, le 2,4-D n'est pas le seul herbicide en jeu, mais il en reste le pivot, aux côtés de produits compagnons, tels que la métribuzine et la mésotrione, notamment en traitement de post-levée précoce (utilisables alors à dose réduite), et deux autres herbicides auxiniques, le dicamba, intéressant notamment contre les vivaces, et surtout le fluroxypyr. Ce dernier, proche des débroussaillants, permet d'élargir le spectre des deux autres auxiniques notamment vis-à-vis des herbes plus « dures » incluant les recrûs ligneux ; l'IFT du 2,4-D actuellement en diminution est plus que compensé par l'augmentation de l'IFT de ses produits compagnons ou complémentaires.
Agricultures familiales et herbicides
Le paysannat, comme on disait autrefois, n'a pas manqué d'évoluer tout comme le reste de la société, et les familles d'agriculteurs ne sont plus déployées dans les champs comme antan, arrimées à des manches de houe ou des mancherons de charrue. Les entretiens culturaux en traction animale ou motorisés ont certes progressé, mais ils sont loin d'offrir une efficacité comparable à celle des désherbants chimiques, notamment en terrain accidenté, en sus d'autres considérations sur la conservation des sols ou la propagation des vivaces. Les notions de rentabilité de la journée de travail et de rendement de chantier sont probablement au coeur de la poussée des herbicides au Cameroun et de leur emprise à La Réunion : « Les agriculteurs d'autrefois n'agissaient pas par hasard, pas plus que ceux d'aujourd'hui » (François Sigaut, 1997). Quant aux méthodes alternatives et systèmes novateurs testés avec un certain succès par la recherche dans les deux contextes, la greffe ne prend pas encore.
Les herbicides, massivement adoptés et entrés dans les moeurs, à l'instar des tracteurs à La Réunion ou des triporteurs au Cameroun, sont devenus un « bien commun » à user avec discernement, et le plus parcimonieusement possible, à l'instar des médicaments essentiels de l'OMS (Organisation mondiale de la santé), dont on attend qu'ils soient efficaces et sûrs, disponibles et abordables.
(1) Seignobos C., 2020. http://journals.openedition.org/ethnoecologie/4067(2) https://www.microngroup.com/the_handy(3) https://portal.wiktrop.org/search/select?query=combe (4) Ces variations, atténuées par la relative stabilité des « grosses exploitations », masquent des évolutions bien plus marquées pour les petites exploitations qui démarrèrent souvent à environ 1 ha à la réforme agraire.(5) Surnoms réunionnais d'une poacée vivace rhizomateuse, Sporobolus africanus, témoignant de la rudesse du désherbage manuel.(6) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02478452(7) http://daaf.reunion.agriculture.gouv.fr/Le-desherbage-de-la-canne-a-sucre,2282(8) À signaler aussi dans les exploitations de plaine, le recours à des appareils de haute technologie façon motoculteur, qu'on pourrait surnommer « rologlypho » par analogie au « rolofaca », roulant les herbes des interrangs et les humectant au passage de glyphosate pur ou très concentré (deux appareils dès 2013) http://agritrop.cirad.fr/572461
RÉSUMÉ
CONTEXTE - Dans des situations et des filières aussi différentes que la canne à sucre réunionnaise en quasi-monoculture et le coton camerounais assolé avec des cultures alimentaires, les harassantes opérations de désherbage manuel à la houe (daba africaine, pioche réunionnaise), traditionnellement inhérentes à l'agriculture familiale, se sont vues considérablement soulagées par l'avènement progressif puis la généralisation du désherbage chimique, manuel au Cameroun ou partiellement motorisé à La Réunion.
CONSTAT D'AUTEUR - À partir de ces deux exemples empruntés à son vécu d'agronome tropicaliste au Nord-Cameroun et à La Réunion, l'auteur dresse le constat qu'agriculture familiale et désherbage chimique ont noué en quelques décennies des liens fort solides, désormais difficiles à détendre.
MOTS-CLÉS - Agriculture familiale, coton, cultures vivrières, Cameroun, canne à sucre, île de La Réunion, herbicides, innovations paysannes, glyphosate, 2,4-D, parcellaire morcelé.
Nord-Cameroun : des innovations en lien avec l'évolution de la société
Les herbicides jouent un rôle majeur au Nord-Cameroun, au point d'y altérer la palette des paysages. Cette altération à bas bruit a été remarquée par le géographe Christian Seignobos (2017)(1) qui cite trois innovations massivement adoptées au tournant des deux siècles par les sociétés paysannes au Nord-Cameroun : les motocycles asiatiques (y compris depuis peu les tricycles utilitaires multi-usages(2)), les téléphones portables et certains herbicides. Les mobiles et les motos, pour le renforcement du lien social, les triporteurs et les herbicides, pour la diminution de la charge de travail. Pour cet auteur, parallèlement à la progression de la scolarisation, ces choix reflètent la maturité et l'évolution à leur rythme des sociétés paysannes.
(1) https://comediedulivre.fr/christian-seignobos
(2) Comm. pers. Boubakary Yabou, responsable R-D Sodécoton, Garoua, Cameroun.
POUR EN SAVOIR PLUS
CONTACT : jose.martin@cirad.fr
REMERCIEMENTS
à Boubakary Yabou (Sodécoton) pour sa relecture attentive du manuscrit, avec ses remarques sur les triporteurs et les occurrences de phytotoxicité du diuron sur coton en conditions de sols dégradé et/ou de sécheresse ; à Pascal Marnotte (Cirad) pour sa révision si méticuleuse du manuscrit ; à Lucien Gaudard, fils d'agriculteurs lorrains, ex-Sodécoton au long cours et expert coton indépendant, pour son intérêt vivace à cet article ; aux relecteurs et rédacteurs de Phytoma qui ont su ciseler le texte et formater l'article tout en préservant sa substantifique moelle ; aux amis, partenaires et collègues, pourvoyeurs de photos numérisées ou numériques qui illustrent ou auraient pu illustrer l'article, et particulièrement à la Société d'études ornithologiques de La Réunion.