C'est une bataille aussi violente que feutrée qui vient de se jouer au Clos des Quatre Vents, à Margaux, en Gironde : Lina Fan, gestionnaire de la propriété détenue par le fonds chinois Liaoning Energy Investment, a été licenciée en août dernier pour faute grave. Son remplaçant, Lyu Hongguang, met en cause sa gestion. Un argument que balaie d'un revers de main Lina Fan : « Dès octobre 2016, mes pouvoirs de gestion ont été suspendus par Lyu Hongguang. Il n'a pas de compétence dans le vin. » Cette ambiance délétère n'est pas sans conséquences. Des salaires ont été versés en retard. Trois employés du château ont décidé de faire appel aux prud'hommes. Finalement, un accord aurait été trouvé avec leur nouveau boss.
Cela ne se passe pas mieux dans d'autres châteaux bordelais acquis par des Chinois. Le 30 juin dernier, le conseil de prud'hommes de Bordeaux a estimé que le licenciement de trois employés - une cuisinière, une gouvernante et un assistant commercial - par le Château Loudenne, à Saint-Yzans-de-Médoc, était sans cause réelle et sérieuse. La propriété du groupe Moutai est condamnée à payer des dommages et intérêts pour licenciements abusifs avec des contrats requalifiés en CDI. Contactée par La Vigne, elle est restée aux abonnés absents.
Autre cas : la cour d'appel de Bordeaux a rendu un arrêt le 14 septembre dernier estimant que le licenciement d'un couple d'ouvriers agricoles, salariés du Château du Tourte, à Toulenne, était irrégulier et dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Fin 2013, cette propriété est acquise par Wenda Chen, à la tête d'une société d'importation, Château Cellar, à Hongkong. En mars 2014, le couple de salariés présent dans le château demande une revalorisation de son salaire, estimant être livré à lui-même. En avril, Wenda Chen leur présente Jiang Fei, son représentant sur la propriété. Mais le couple persiste à revendiquer la revalorisation de son salaire. En août, l'affaire se termine par le licenciement du couple. C'est Jiang Fei qui procède à l'entretien préalable. Or, il n'est ni salarié, ni actionnaire. Il agit en tant que prestataire de services. Il ne pouvait donc pas procéder à cet entretien. La propriété est condamnée à verser des indemnités de licenciement et de préavis.
« Les Chinois ne connaissent pas le droit français, pas plus que les structures liées à la viticulture. Quand on leur parle de la MSA, ils ne comprennent pas de quoi il s'agit », explique Frédéric Faux, conseiller CGT, section agricole, au conseil de prud'hommes de Bordeaux.
Ce dernier pointe leur « naïveté », une autre cause de difficulté, selon lui : « Certains se font avoir sur les stocks, les marchés ou l'état des vignes du domaine. Ils ne procèdent pas à une analyse sérieuse du château qu'ils convoitent. »
Jean-Marc Maugey, entré au Château du Tourte en juillet 2014, aujourd'hui en charge de la vinification, l'assure : « Wenda Chen est tombé amoureux de la chartreuse. Mais il a payé la propriété bien trop cher. Il y avait beaucoup de pieds manquants et le matériel nécessitait des réparations. Il ne l'a pas vu. Les Chinois croient que les bouteilles se ramassent aux pieds des vignes. »
Louis Fleury, directeur marketing et développement à la chambre d'agriculture de la Gironde, ne dit pas autre chose : « Les Chinois s'arrêtent au prix de l'hectare. S'ils le jugent satisfaisant, ils achètent. Ils oublient que la vigne c'est un outil de production et qu'il est essentiel d'expertiser l'état du vignoble, les sols... C'est un message qu'on essaie de leur faire passer. »
Zhang Rong, 49 ans, fait partie de ces déçus. En avril 2014, cette fonctionnaire de Lanzhou, capitale de la province de Gansu, acquiert le Château des Chapelains, 48 hectares, en AOC Sainte-Foy-Côtes de Bordeaux. Après des études de paysagiste et de gestion des forêts, elle désire « changer de vie ». Elle investit alors avec son époux en Gironde. Contrairement à d'autres Chinois, elle décide d'habiter à l'année dans sa nouvelle propriété. À peine installée, « une mauvaise surprise » l'attend. Il faut arracher et replanter 10 ha de vignes. La pilule est amère. D'ici fin 2018, elle aura replanté 7 ha.
« Elle a cru acheter une propriété en parfait état. Mais la mariée était trop belle », souligne Claudine Rey, la responsable d'exploitation du domaine. Dans son viseur, l'ancien propriétaire : « Les vignes n'étaient pas bien entretenues et la qualité des vins n'était pas là. » Contacté, Pierre Charlot, l'ex-propriétaire, n'a pas souhaité s'exprimer.
Autre déception pour Zhang Rong : le prix du vrac qu'elle juge « très bas » et qui ne couvre même pas le prix de revient. « C'est très cruel car j'imaginais qu'on gagnait de l'argent avec le vin français. Le prix du tonneau oscille autour de 1 150 € pour un coût de production de 1 400 € », confie-t-elle. Enfin, la barrière de la langue n'arrange rien. Communiquer avec les quatre salariés n'est pas simple. Zhang Rong apprend le français. En attendant, elle jongle entre un logiciel de traduction et le langage des mains. Mais pas de quoi l'arrêter. Elle va revoir le packaging et les étiquettes, et chercher à booster ses ventes en Chine. Sa foi dans son vignoble est pour l'heure loin d'être entachée.
Le coeur plus fort que la raison
Selon la chambre d'agriculture de Gironde, 140 propriétés ont été acquises en Gironde par des Chinois, notamment dans les AOC Bordeaux, Graves et Entre-deux-Mers. Les premières acquisitions ont été réalisées dès 1997 par des Hongkongais, puis, peu à peu, par des Chinois. Leur intérêt se porte sur les propriétés familiales dans les secteurs où les prix oscillent entre 20 000 et 40 000 €/ha. Mais ils ne sont pas experts et lorsqu'ils ont un coup de coeur, ils font vite affaire sans demander d'expertise profonde. Ils achètent avant tout une belle bâtisse et la marque Bordeaux. Et les vendeurs en profitent !
Une association pour fluidifier les relations
En octobre 2015, la CA de la Gironde a créé l'Association viticole franco-chinoise. Une structure pour répondre aux besoins d'une poignée de propriétaires chinois, confrontés aux mêmes problèmes : la barrière de la langue et la méconnaissance de la législation française. Elle est coprésidée par Jinbao Huang, gérant du Château de Lugagnac, et Bernard Artigue, président de la chambre d'agriculture de la Gironde, et compte cinquante adhérents. « Nous accompagnons les propriétaires chinois dans la découverte des techniques et des réglementations viticoles, et dans le droit du travail », explique Laurent Chu, animateur de l'association. Une tâche parfois laborieuse où il faut expliquer ce que sont la Safer, la MSA, FranceAgriMer, les cahiers des charges... Pour éviter les déconvenues, Yang Leo, qui gère plusieurs propriétés pour des Chinois, a sa recette : constituer un binôme de gestionnaires, l'un chinois et l'autre français.