Une fois n'est pas coutume dans cette revue penchant du côté de l'innovation, les auteurs du présent article commencent par vous transporter en 1919, voire 1870. C'est que les taupins, objet de ces pages, étaient alors des ravageurs fort redoutés ! Leur nuisibilité actuelle n'est donc pas une nouveauté mais bien une ré-émergence. Comme dans le passé, on ne peut protéger les cultures contre eux que préventivement car ils sont souterrains donc invisibles. Mais aujourd'hui, pour les déceler, il existe de nouveaux outils à savoir les pièges à phéromones. Que nous ont déjà appris ces pièges ? Quelles sont leurs limites ? Voici des réponses.
Émile : « L'autre insecte, vous savez, celui que le carabe doré poursuivait et qui s'est mis à bondir sur le dos pour échapper, comment s'appelle-til ? Que sait-il faire ? »
Paul : « Nous l'appelons taupin, en d'autres pays on le nomme saute-marteau, les savants lui donnent le nom d'elater...
Mais il y a d'autres taupins, un surtout que je vous recommande : c'est le taupin des moissons, ravageur des céréales, de l'avoine principalement...
D'autres taupins fréquentent les pépinières, les jardins fruitiers et vivent à l'état de larves aux dépens des racines des pommiers, des pruniers, des cerisiers, des poiriers ; d'autres attaquent les racines de la romaine et de la laitue ; d'autres rongent les racines des fleurs cultivées en pot. Toutes les larves de ces mangeurs de racines se ressemblent, et à très peu près rappellent celles que je viens de vous montrer.
Vous êtes avertis : détruisez-les toutes les fois que l'occasion s'en présente, si vous voulez que le jardin continue à donner des poires, des cerises et de belles laitues. »
Rappel historique
Un ravageur connu de longue date
Cet extrait des « Ravageurs », de Jean-Henri Fabre, déniché dans une ré-édition de 1919(1) de cet ouvrage, illustre à quel point les dégâts de taupins préoccupent de longue date jardiniers et agriculteurs. Et qu'il ne s'agit pas de bioagresseurs nouveaux favorisés par de nouvelles pratiques agricoles « intensives » comme certains semblent le croire.
Les taupins ont même eu l'honneur d'être une des têtes d'affiches de la recherche agronomique en 1947 lorsque le laboratoire de campagne de Pleyber Christ, en Bretagne, s'est installé. Une stèle dédiée à cette recherche de terrain leur est même dédiée.
Des années d'éclipse
Avec l'utilisation des insecticides du sol et tout particulièrement du lindane, les populations de taupins, comme celles de nombreux ravageurs souterrains, ont été réduites et maîtrisées pendant plusieurs dizaines d'années.
Le retrait de cette substance en 1998 a redonné aux populations de taupins l'occasion de remonter progressivement et de reprendre leur part sur les récoltes en grandes cultures et en cultures légumières.
Aujourd'hui, le retour
C'est ainsi qu'Arvalis-Institut du végétal a estimé les pertes sur la seule culture du maïs à 500 000 tonnes en 2005 et 700 000 tonnes en 2006 du fait des ravageurs souterrains parmi lesquels le taupin figure en bonne place.
Outre leur action sur les quantités produites, les taupins causent aussi des dégâts sur la qualité des récoltes souterraines, notamment celles de pommes de terre en raison des galeries de larves dans les tubercules. On a même noté des dégâts sur melons avant récolte.
Par ailleurs on peut penser que les communautés d'espèces ont évolué en termes de biologie et de répartition depuis 1919. Ceci du fait des modifications de pratiques agricoles, des assolements et de l'évolution climatique.
Évolutions à surveiller
Il découle de cette évolution une nécessité de surveiller ce ravageur afin de mieux connaître les espèces présentes ainsi que leur dynamique. De nombreux travaux ont été menés récemment afin de proposer de nouvelles méthodes de protection des cultures aux agriculteurs.
Le développement de phéromones (Borg-Karlson et al., 1988 ; Yatsynin et al., 1996 ; Tóth et al., 2003) et de pièges sexuels adaptés peut contribuer à une meilleure gestion de ces populations.
Les premières phéromones utilisables ont été découvertes en 1988 puis synthétisées.
Les pièges ont pour but de mieux cerner les zones nécessitant une protection, éventuellement de suivre les fluctuations de populations et à terme d'adapter la lutte aux niveaux de populations capturées.
Ce suivi permis par les pièges est d'autant plus utile qu'il n'y a pas de méthode de lutte curative contre les taupins : le choix de lutter ou non et le type de lutte à mettre en œuvre doivent être décidés a priori (lutte préventive).
Espèces difficiles à différencier, d'où l'intérêt de pièges spécifiques
Les taupins sont des coléoptères de la famille des Elateridae. De nombreuses espèces sont présentes en France mais seules quelques-unes sont associées à des dégâts aux cultures. Elles appartiennent aux genres Agriotes et Athous. Les principales espèces d'importance agronomiques recensées en France sont :
– Agriotes obscurus (Linné, 1758),
– Agriotes sputator (Linné, 1758),
– Agriotes lineatus (Linné, 1767),
– Agriotes sordidus (Illiger, 1807) (ph. p. 22)
– Athous haemorroidalis (Fabricius, 1801) ; ce dernier peu présent dans les captures effectuées sur les surfaces agricoles.
Les adultes d'Agriotes sp. sont très polymorphes. Ainsi il peut exister davantage de différences entre deux individus d'une même espèce qu'entre deux espèces différentes d'Agriotes. La distinction des adultes entre eux est affaire de spécialiste et s'appuie sur une dissection de l'organe copulateur des mâles (genitalias). Une méthode d'identification récemment mise au point à l'INRA de Montpellier utilise la technique du bar coding (Pic et al., 2008) mais elle n'est pas encore utilisable en routine.
Dès lors, l'emploi de pièges à phéromones, sous réserve d'une bonne fiabilité de l'attractif, renseigne sur :
– les espèces présentes,
– leurs proportions relatives,
– les périodes de sortie des adultes,
– voire les fluctuations annuelles.
Suivi réalisé
Pièges et phéromones choisis
Dans le cadre d'un suivi pluriannuel, un réseau de pièges a été mis en place dans diverses situations de plusieurs régions de 2006 à 2009.
Des phéromones d'origine hongroise (Csalomon ®, Plant Protection Institut of Hungarian Academy of Science) ont été utilisées. Ces phéromones sexuelles attirent les mâles, seuls individus identifiables jusqu'à l'espèce.
Le piège Yatlor Funnel (photo), adapté par Dr Lorenzo Furlan, a été choisi pour ces suivis. Bien qu'il capture des quantités plus faibles que le piège de type Pitfall (Villeneuve et al., 2005), il a l'intérêt d'être assez sélectif des taupins adultes et évite ainsi un tri des autres insectes capturés dans les pièges Pitfall.
Le piège placé en surface du sol est constitué de plusieurs parties : une base trapézoïdale qui collecte les adultes se déplaçant au sol et une partie supérieure en forme d'entonnoir et munie d'un croisillon d'interception pour recueillir les adultes sautant ou volant (photo p. 22).
Taxons capturés sur 20 pièges test : sélectivité globale
Afin que ces pièges puissent être aisément utilisés par des observateurs, il fallait vérifier que le travail de tri des échantillons ne soit pas trop fastidieux et se limite aux seuls Elateridae.
En 2006, sur l'ensemble d'une série de collectes sur 20 sites de piégeage répartis dans diverses zones de grandes cultures de la moitié nord de la France, 16 552 Elateridae ont été capturés dont 16 532 appartenant à l'une ou l'autre des 4 espèces recherchées (99,8 %). S'y ajoutent 20 individus (soit 0,2 %) d'autres espèces de taupins d'intérêt agronomique :
– Agriotes acuminatus (Stephens, 1830),
– Agriotes pallidulus (Illiger, 1807),
– Synaptus filiformis (Fabricius, 1781),
– Athous campyloides (Newman, 1833),
Les pièges avaient capturé par ailleurs 765 autres insectes surtout coléoptères (carabes, Aphodius et staphylins).
D'autres taupins ont aussi été collectés sur d'autres sites :
– Agriotes gallicus (Lacordaire, in Boisduval & Lacordaire, 1835),
– Athous frigidus (Mulsant & Guillebeau, 1855).
D'autres taupins des zones de bordures comme Nothodes parvulus (Panzer, 1799) ou Agrypnus murinus (Linné, 1758), sont observés parmi les captures effectuées au piège Yatlor f.
Au vu de ces résultats, on peut donc considérer que le piège équipé des phéromones considérées est très sélectif des Elateridae et particulièrement des quatre espèces recherchées.
Par ailleurs, on a confirmé que les phéromones sont sélectives du sexe mâle car très peu de femelles ont été capturées.
Sélectivité spécifique des phéromones
Tests réalisés
Restait à évaluer la « sélectivité spécifique » de ces phéromones. Autrement dit, déterminer si elles peuvent différencier les 4 espèces les unes des autres.
Afin d'étudier cette sélectivité spécifique, on dispose sur une même parcelle quatre pièges distants les uns des autres d'au moins 30 m afin d'éviter les interférences. Les pièges sont relevés une fois par semaine suivant les régions de mars à fin août.
Les collectes de chacun des pièges sont ensuite dénombrées et l'identification des mâles réalisée à partir de la morphologie des génitalias.
La comparaison entre le nombre de captures observées au champ et celui des individus après identification au laboratoire permet ainsi d'évaluer la spécificité de chaque phéromone (Tableau 1).
Le faible nombre d'individus appartenant à l'espèce sordidus s'explique par la localisation géographique de cette série de piégeages majoritairement situés dans la moitié nord de la France. Cette zone se caractérise en effet par la présence des espèces A. lineatus, A. obscurus et A. sputator en bien plus grand nombre.
Il ressort du tableau 1 que la phéromone A. lineatus est bien spécifique de l'espèce. Celle d'A. sputator, bien que dans une moindre mesure, reste très acceptable dans sa sélectivité.
Risque de confusion entre deux espèces aux cycles différents
En ce qui concerne A. obscurus et A. sordidus, on peut constater une bien moindre sélectivité : il est fréquent de capturer des mâles d'A. sordidus dans des pièges d'A. obscurus notamment dans les zones où A. sordidus est largement dominant (Tableau 2).
Cela peut s'expliquer entre autres causes par la composition de ces deux phéromones qui ont un « tronc commun » à base de géranyl hexanoate, comme le rappelle le tableau 3.
Or ces deux espèces n'ont pas les mêmes exigences biologiques. Il s'en suit un décalage de précocité d'activité en faveur d'A. sordidus et une pression de population toujours plus importante en faveur d'A. sordidus lorsqu'il est présent. Ainsi, ces deux espèces peuvent cohabiter, sans être simultanément présentes sur le site. Les conclusions sont étroitement liées aux périodes et durées d'expositions des pièges en chaque point.
Ce risque de confusion peut poser problème lorsque les deux espèces coexistent, ce qui est fréquent. Toutefois on constate que sur les sites où A. sordidus est présent, les captures se font en grand nombre et il domine nettement, au contraire d'A. obscurus qui n'est présent qu'en nombre plus faible ou même n'est pas capturé du tout. Ces constatations sont confirmées par Dr Furlan qui a participé à des déterminations de certains pièges.
Répartition des principales espèces
Ce réseau de piégeage mis en place en 2006, 2007 et 2008, principalement en parcelles de grandes cultures mais aussi en cultures légumières et en pommes de terre, a contribué à définir la répartition des espèces dans les régions étudiées. Mais il n'est pas exhaustif et certaines régions ont peu ou pas de parcelles échantillonnées.
Les cartographies obtenues sont représentées figures 1, 2 et 3.
L'ensemble de ces inventaires confirment qu'A. sordidus est largement dominant en proportion des espèces capturées dans la partie sud de la France.
Dans les piégeages 2007 et 2008, le piège A. obscurus montre un nombre important de captures... Mais celles-ci sont, après détermination, essentiellement des A. sordidus.
Cette espèce est trouvée aussi dans le nord de la France mais en très faible proportion par rapport aux autres espèces.
Conclusions
Le piège Yatlor f mis au point par Dr L. Furlan constitue un outil très intéressant pour évaluer la présence de taupins dans une parcelle.
Toutefois les phéromones utilisées pour les quatre espèces du genre Agriotes ravageurs des cultures n'ont pas toutes le même niveau de spécificité. Il convient donc d'être circonspect sur les déterminations notamment entre les pièges « A. sordidus » et « A. obscurus ». Au delà du piégeage, le maintien d'identifications d'une partie des captures permet d'ajuster les niveaux de populations et de compenser les biais liés aux phéromones.
Une utilisation régulière de ces pièges devrait permettre de mieux caractériser les situations à risque taupins et les évolutions de populations.
De plus, on peut développer le suivi dans des régions où il n'existe pas ou peu de données sur les espèces et leur proportion.
Mais, à ce jour, il n'a pas été possible de déterminer une relation entre le nombre d'adultes capturés au piège sexuel dans une parcelle et les dégâts dûs aux larves dans cette parcelle même si, intuitivement, on peut penser qu'il y ait un lien entre nombre d'adultes capturés et pression de la population larvaire.
Une tentative de grille de risque utilisant les données de piégeage a été proposée aux producteurs de pomme de terre en Angleterre. Une démarche similaire pourrait être appliquée en France sur des cultures particulièrement concernées par les taupins comme le maïs, les cultures légumières et les pommes de terre.
<p>* Syngenta.</p> <p>** FREDON Picardie.</p> <p>(1) N.D.L.R. : Jean-Henri Fabre étant mort en 1915, il s'agit forcément d'une réédition... La plus ancienne édition de l'ouvrage <i>« Les Ravageurs »</i> signalée sur le site de la BNF, Bibliothèque nationale de France, date de 1870. Ce qui donne encore plus d'antériorité aux dégâts de taupins !</p>