Surveillance

Agriculture et cancer Agrican suit sa cohorte

MARIANNE DECOIN* - Phytoma - n°680 - janvier 2015 - page 8

La deuxième vague de résultats sur les cancers en agriculture issue du suivi épidémiologique de la cohorte française Agrican est enfin disponible.

Déjà trois ans que nous avions cité les premières données issues de l'étude Agrican. Aujourd'hui, de nouveaux résultats sortent. Ils concernent la mortalité par cancer parmi les 180 000 participants à la cohorte(1) mais aussi, et c'est nouveau, l'incidence de ces maladies et ses relations avec certaines activités professionnelles.

Une moindre mortalité est confirmée

Tous cancers confondus

Ces résultats ont été présentés par Pierre Lebailly, l'épidémiologiste coordinateur d'Agrican, lors d'un colloque sur l'exposition professionnelle aux pesticides, organisé par l'Anses les 28 et 29 octobre derniers.

Les statistiques d'Agrican ont intégré les causes des 4 516 décès survenus en 2010 chez les membres de la cohorte, ajoutés aux 11 213 décès survenus depuis 2005. Ils les ont comparés aux décès dans la population générale des douze départements suivis(2). Résultat : à tranche d'âge égale, il se confirme que la mortalité des membres de la cohorte est inférieure à celle de la population générale de ces départements (Tableau 1).

Concernant les cancers en général, les résultats sont les mêmes que ceux publiés en 2011, voire légèrement meilleurs.

Mais les membres de la cohorte fument moins que la population générale. Et puis, la mauvaise qualité de l'air en ville commence à être citée comme facteur de mortalité... Il semble logique de trouver une meilleure santé chez une population rurale que dans la population générale des départements concernés, qui comporte forcément une part de citadins(3).

Mortalité par type de cancer

Mais qu'en est-il de la mortalité pour chacun des cancers ? En 2011, il se dégageait déjà des résultats significatifs(4), tous des sous-mortalités (Tableau 2) :

– chez les hommes, pour les cancers des « voies aérodigestives supérieures » (lèvres, cavité buccale et pharynx), de l'œsophage, du foie, du colon, de l'appareil respiratoire (larynx, trachée, bronches et poumons), de la vessie et de la prostate ;

– chez les femmes, pour l'appareil respiratoire et le sein.

Il n'y avait aucune surmortalité significative. Par ailleurs, une douzaine de sous-mortalités et six surmortalités non significatives étaient trouvées chez les hommes pour le sein (très rare) et le mélanome malin, et chez les femmes pour l'œsophage, l'estomac, les cancers hématologiques (« du sang ») et encore le mélanome malin.

Et maintenant ? Les résultats significatifs sont tous confirmés (Tableau 2). C'est logique : une donnée est classée comme significative si elle traduit une probable réalité et non une tendance encore incertaine. Par ailleurs, plusieurs tendances non significatives de l'époque sont transformées en résultats significatifs ; bonne nouvelle pour le monde agricole, ce sont toutes des sous-mortalités :

– chez les hommes pour l'estomac, le pancréas et les cancers « du sang » (hématologiques) en général ;

– chez les femmes pour les voies aérodigestives supérieures, le foie, le côlon, le rectum, l'anus et la vessie (Tableau 2).

Quatre des six tendances non significatives à la surmortalité publiées en 2011 deviennent des tendances non significatives à la sous-mortalité : mélanome malin chez les hommes, cancers hématologiques, de l'œsophage et de l'estomac chez les femmes. Les autres sont inchangées. Attention, toute tendance non significative est par nature incertaine ! Elle pourra s'inverser de nouveau lors du prochain bilan... À suivre.

Incidence : premières données

Globalement, pourquoi si tard ?

Les premiers résultats sur l'incidence des cancers (nombre de nouveaux cas) sont enfin disponibles. Ils se basent sur les cas survenus jusqu'en 2009. Pourquoi jusqu'à cette date ?

P. Lebailly expliquait il y a trois ans que « les données de 2008 n'ont été disponibles qu'en 2011 ». L'équipe a attendu, pour publier des résultats plus pertinents, d'intégrer les données de 2009 arrivées en 2012. Ensuite, ses gestionnaires de bases de données ont dû se déplacer physiquement dans chacun des départements concernés pour éplucher les registres du cancer sur place, seul moyen (pour cause de confidentialité...) de pouvoir croiser les données des bases de ces registres du cancer avec celles de la base Agrican.

Sous-incidences attendues...

L'analyse fait ressortir une sous-incidence significative des cancers, au rebours de ce que l'on lit parfois dans la presse généraliste (Tableau 3).

En détaillant, des sous-incidences significatives apparaissent dans les cancers du poumon, de la cavité buccale et du pharynx chez les deux sexes, du mésothéliome (cancer de l'enveloppe du poumon) ainsi que les cancers du larynx, de l'œsophage, du foie, du pancréas, du colon et de la vessie chez les hommes, et enfin les cancers du rectum et du sein chez les femmes.

Tout cela est cohérent avec les chiffres de mortalité, et également avec d'autres études épidémiologiques sur les agriculteurs réalisées dans le monde, notamment l'AHS (Agricultural Health Study). Cette dernière étude de cohorte suit environ 57 000 agriculteurs et 32 000 de leurs conjoint(e)s dans l'Iowa et en Caroline du Nord (États-Unis) depuis 1993.

...ou moins attendues

Par ailleurs, il apparaît une quasi-équivalence en matière d'incidence du cancer de la prostate (très légère sous-incidence de 4 %, non significative). Ce n'était pas attendu.

En effet, ce cancer est le plus courant chez les hommes ; du reste, il représente plus de 1 600 nouveaux cas dans la cohorte Agrican (Tableau 3), soit plus du tiers des nouveaux cancers masculins. Une différence aurait donc déjà pu se dessiner, et une surincidence semblait probable pour deux raisons :

– les méta-analyses (compilations d'études) des cancers chez les agriculteurs montrent une surincidence d'environ 10 %, et l'AHS a décelé une surincidence significative (+19 %) à celle de la population générale ; mais c'est ailleurs dans le monde ;

– en France, l'étude EPI 95, prototype d'Agrican menée depuis 1995 avec 6 300 agriculteurs du Calvados, avait décelé une tendance non significative à l'excès d'incidence de ce cancer ; mais l'effectif était petit (le trentième d'Agrican) avec une forte proportion d'éleveurs... À suivre.

Surincidences

Deux surincidences significatives apparaissent, pour le mélanome de la peau chez les femmes (106 cas, 26 % de plus qu'attendu), et certains cancers du sang (myélome multiple et plasmocytome) chez les hommes (88 cas, 26 % de plus qu'attendu). Pour le mélanome, le rôle du soleil est connu. Reste à savoir pourquoi les femmes ont cette surincidence significative avec tendance (non significative) à la surmortalité, alors que les hommes ont des tendances (non significatives) à la sous-incidence (Tableau 3) et à la sous-mortalité (Tableau 2).

Pour les myélomes, l'affaire mérite d'être creusée. D'autant que chez certains autres cancers du sang, il existe des tendances non significatives à l'excès. Le lymphome de Hodgkin chez les hommes et les femmes sont concernés, et certains lymphomes non hodgkiniens, soit chez les hommes, soit chez les femmes. Certes, la mortalité globale due aux cancers hématologiques est moins forte en agriculture que dans la population générale (Tableau 2), contrairement à ce qu'il se dit parfois. Mais l'incidence de certains d'entre eux est à suivre.

Ces tendances avaient été relevées par l'AHS, pour des cancers avec de fortes hypothèses de risque particulier, notamment chez les applicateurs de pesticides.

Autre tendance à l'excès, cohérente avec l'AHS aux États-Unis : le cancer des lèvres chez les hommes (dix-neuf nouveaux cas).

Vers les facteurs de risques

Cancers pulmonaires

Pour aller plus loin que la comparaison avec la population générale, l'étude a comparé les agriculteurs entre eux. P. Lebailly l'a évoqué en parlant de travail sur les « facteurs de risque au sein de la cohorte ». Les premiers résultats portent sur les cancers pulmonaires. Ils montrent :

– un déficit de risque, par rapport aux autres agriculteurs, chez les éleveurs de bovins et ceux de chevaux. Ce résultat est cohérent avec celui d'autres études ; un effet de l'exposition à des endotoxines liée au contact avec les animaux est supposé ; mais ces éleveurs sont confrontés à d'autres risques, (voir paragraphes suivants) ;

– un excès de risque lié à la récolte de pois protéagineux et à la taille des arbres en verger.

Au sujet de la taille, est-ce lié au contact d'arbres traités, sachant qu'aucun risque d'excès n'a été trouvé chez les personnes réalisant les traitements ? Pour la récolte du pois, quid de l'effet des poussières, mais aussi des gaz et particules fines de carburant ? Le principal facteur de risque de ces cancers a été confirmé. C'est de loin le tabagisme : chez les hommes, 90 % des nouveaux cas sont des fumeurs comme dans la population générale, alors même que la cohorte compte moins de fumeurs.

Autres pathologies respiratoires

D'autre part, il a été constaté :

– un excès de risque de bronchite chronique chez les éleveurs de bovins, en culture de pomme de terre et à la suite d'une ou de plusieurs intoxications aux pesticides ;

– un excès de risque d'asthme chez les éleveurs de chevaux, les cultivateurs de betterave et de végétaux sous serre, les applicateurs de pesticides en vigne, vergers et sur prairies, et les anciens intoxiqués aux pesticides.

Cancer de la prostate

Un excès d'incidence du cancer de la prostate chez les éleveurs par rapport aux autres agriculteurs a été relevé. Ce résultat est cohérent avec l'étude du Calvados. Est-ce lié à une alimentation plus carnée, à l'exposition à des produits vétérinaires ou biocides ? Si oui, lesquels ?

Études prévues

Agrican va mener des recherches sur l'association entre pesticides et certaines pathologies. En effet, environ 350 substances différentes sont utilisées en France aujourd'hui dans des produits phytopharmaceutiques à usages phytosanitaires (5). De plus, les agriculteurs ont pu être exposés à environ 700 substances anciennes retirées. Or tous ces pesticides ne sont pas aussi toxiques les uns que les autres.

Par ailleurs, les agriculteurs ont aussi pu utiliser des produits biocides (insecticides, désinfectants) et vétérinaires (insecticides).

Ainsi, dans l'analyse de l'excès de cancers de la prostate chez les éleveurs de bovins, un lien avec l'usage d'insecticides sur bovins semble se dessiner. Agrican veut étudier aussi ces substances, mais la mauvaise traçabilité des autorisations et applications effectuées dans le passé risque de rendre la tâche plus difficile qu'avec les phytos.

En attendant, l'équipe étudie les facteurs de risque des cancers de la prostate, du sein, de la vessie et des cancers hématologiques. Un questionnaire de suivi est envoyé à la cohorte ce mois de janvier accompagné de la deuxième édition du bulletin Agrican détaillant des données citées ici.

<p>(1) 88 % des membres de la cohorte sont agriculteurs, conjoints ou salariés d'exploitation, les autres étant d'autres affiliés MSA (essentiellement ruraux).</p> <p>(2) Calvados, Côte-d'Or, Doubs, Gironde, Isère, Loire-Atlantique, Manche, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Somme, Tarn, Vendée. Seuls départements à disposer de registres du cancer en 2005.</p> <p>(3) Préfectures des douze départements : Caen, Dijon, Besançon, Bordeaux, Grenoble, Nantes, Saint-Lô, Strasbourg, Colmar, Beauvais, Albi, La Roche-sur-Yon.</p> <p>(4) Publiés dans <i>Phytoma</i>. Voir bibliographie dans « Pour en savoir plus », p. 10.</p> <p>(5) Source : Communiqué Acta annonçant la sortie de l'<i>Index phytosanitaire 2015</i>, cité dans <i>Phytoma</i> n° 679, p. 53.</p>

RÉSUMÉ

CONTEXTE - Des résultats récents de l'étude Agrican ont été présentés lors d'un colloque organisé par l'Anses en octobre 2014.

MORTALITÉ - Concernant la mortalité (chiffres dans l'article), les participants à la cohorte présentent, par rapport à la population générale des départements suivis, des sous-mortalités significatives au niveau général, tous cancers confondus, ainsi que pour chacun des cancers les plus courants. Quatre des tendances non significatives à la surmortalité pour certains cancers (publiées en 2011 dans Phytoma) disparaissent, les deux autres restent non significatives.

INCIDENCE - Il apparaît une sous-incidence significative globale des cancers, plusieurs sous-incidences et deux surincidences significatives : mélanomes malins chez les femmes et myélomes chez les hommes.

FACTEURS DE RISQUE - L'étude des cancers du poumon et de la prostate, comparant des sous-populations de la cohorte, suggère des facteurs de risque (cités dans l'article).

MOTS-CLÉS - Agrican, cancer, agriculture, épidémiologie, cohorte, mortalité, incidence, facteurs de risque, pesticides, biocides, produits vétérinaires, soleil, tabagisme.

POUR EN SAVOIR PLUS

AUTEUR : *M. DECOIN, Phytoma.

CONTACT : m.decoin@gfa.fr

LIENS UTILES : http://cancerspreventions.fr, www.aghealth.nih.gov

BIBLIOGRAPHIE : - Le lien en « .fr » permet de télécharger les bulletins Agrican.

- Très nombreuses publications de l'AHS, voir le lien en « .gov » ci-dessus.

- Agriculture et cancer, le bruit des cohortes. Phytoma n° 647, octobre 2011, p. 8 à 10.

L'essentiel de l'offre

Phytoma - GFA 8, cité Paradis, 75493 Paris cedex 10 - Tél : 01 40 22 79 85