DOSSIER - Bonnes pratiques en Jevi

Faut-il continuer à planter des stipes cheveux d'ange ?

GUILLAUME FRIED*, D'APRÈS SA COMMUNICATION À LA 4E CONFÉRENCE AFPP SUR L'ENTRETIEN DES JEVI, LES 19 ET 20 OCTOBRE 2016 - Phytoma - n°697 - octobre 2016 - page 31

La graminée exotique à la mode Nassella tenuissima déborde des aménagements paysagers pour se naturaliser en France. Mais est-elle envahissante ?
1. Population massivement naturalisée dans les interrangs d'une jeune olivette. À ce jour, les codes de bonne conduite ne prévoient pas de suivi systématique du risque post-introduction permettant d'évaluer les impacts négatifs de Nassella tenuissima.  Photo : G. Fried

1. Population massivement naturalisée dans les interrangs d'une jeune olivette. À ce jour, les codes de bonne conduite ne prévoient pas de suivi systématique du risque post-introduction permettant d'évaluer les impacts négatifs de Nassella tenuissima. Photo : G. Fried

2. Graines de N. tenuissima agglomérées en pelote, qui est dispersée par le vent en roulant sur le sol. Photo : G. Fried

2. Graines de N. tenuissima agglomérées en pelote, qui est dispersée par le vent en roulant sur le sol. Photo : G. Fried

3. Un nombre élevé de semis se trouvent dans les zones ouvertes (on peut dénombrer ici plus de trente touffes dans un quadrat de 1 m²). Photo : G. Fried

3. Un nombre élevé de semis se trouvent dans les zones ouvertes (on peut dénombrer ici plus de trente touffes dans un quadrat de 1 m²). Photo : G. Fried

4. Touffes les plus éloignées, observées à plus de 400 m des plantations d'origine, dans une vigne abandonnée. Noter la taille des individus en 2015 qui indique une germination au plus tard en 2013.  Photo : G. Fried

4. Touffes les plus éloignées, observées à plus de 400 m des plantations d'origine, dans une vigne abandonnée. Noter la taille des individus en 2015 qui indique une germination au plus tard en 2013. Photo : G. Fried

5. Touffes de Nassella tenuissima naturalisées dans une vigne abandonnée en 2015 (surface visible : environ 4 m²).  Photo : G. Fried

5. Touffes de Nassella tenuissima naturalisées dans une vigne abandonnée en 2015 (surface visible : environ 4 m²). Photo : G. Fried

Depuis vingt à trente ans, l'aménagement paysager des espaces verts publics a vu émerger une mode : la plantation de massifs de graminées. Pour ce faire, des espèces exotiques ont été introduites en France. Mais cette pratique est-elle bonne ? En clair, quel risque existe-t-il de voir ces graminées devenir envahissantes ?

Un risque méconnu

Des graminées économes en eau

Les graminées sont appréciées pour la qualité ornementale de leur feuillage persistant et/ou de leurs inflorescences plumeuses ou soyeuses bougeant au gré du vent.

En région méditerranéenne, certaines sont aussi vantées pour leur tolérance à la sécheresse, donc l'économie d'eau nécessaire à leur entretien. Mais cet argument écologique peut parfois être paradoxal, car l'adaptation à la sécheresse de certaines espèces pourrait également rendre plus facile leur naturalisation dans certains milieux méditerranéens.

Absence d'étude et de suivi

Or ce genre d'espèces a été et continue d'être introduit sans aucune analyse préalable de leur risque potentiel d'invasion. Pourtant, certaines graminées ornementales d'origine exotique ont un historique connu de plantes envahissantes : herbe de la Pampa (Cortaderia sellonana [Schult. & Schult.f.] Asch. & Graebn.) en régions européennes à climat atlantique et méditerranéen, et Cenchrus setaceus (Forssk.) Morrone en Sicile et aux îles Canaries (Brunel et al., 2010).

Certes, une partie des jardins botaniques et de la profession horticole à l'origine de l'introduction et/ou de la diffusion de ces plantes adoptent désormais des codes de conduite (Heywood, 2014 ; Manceau, 2015). Mais, à notre connaissance, ces codes ne prévoient pas de suivi systématique du risque post-introduction permettant d'évaluer les impacts négatifs potentiellement engendrés par l'utilisation d'une plante à grande échelle et éventuellement de restreindre cette utilisation si cela s'avérait nécessaire.

Cet article propose une réflexion et des éléments d'évaluation du risque concernant une de ces graminées : Nassella tenuissima (Trin.) Barkworth. Cette espèce vendue sous le nom de stipe cheveux d'ange (mais à distinguer des cheveux d'ange des pelouses steppiques, indigènes en France : Stipa pennata L., Stipa gallica Celak., Stipa iberica Martinovský) fait l'objet d'un engouement international et bénéficie des meilleures notations de la part des jardiniers paysagistes (Grounds, 2004).

Une alerte lancée par les jardiniers

Plates-bandes avec graminées

En 2009, lors de l'aménagement de la Maison du Grand Site de France, Saint-Guilhem-le-Désert - gorges de l'Hérault, à proximité du pont du Diable, à Aniane (Hérault), des plantations de plusieurs graminées ornementales exotiques ont été réalisées avec Cenchrus alopecuroides (L.) Thunb. (synonyme : Pennisetum alopecuroides [L.] Spreng.), Miscanthus sinensis Andersson et Nassella tenuissima (Trin.) Barkworth (synonyme : Stipa tenuissima Trin).

Quatre ans après, des échappées

En 2013, nous sommes contactés par les gestionnaires du site qui s'interrogent sur le caractère envahissant des stipes cheveux d'ange vendus sous le nom de Stipa tenuissima (= Nassella tenuissima). L'alerte a été donnée par les jardiniers du site. Les nombreux ressemis de N. tenuissima dans et aux abords immédiats des plates-bandes les obligent à procéder à des désherbages manuels supplémentaires.

De façon identique, des ressemis abondants de cette espèce ont été observés par des employés de différents jardins botaniques en Californie (Joe DiTomaso, com. pers.).

À l'automne 2013, soit quatre ans après les plantations, N. tenuissima s'est disséminée dans les alentours immédiats, à savoir :

- à l'est, dans une jeune oliveraie conduite en agriculture biologique (irriguée sur le rang et entretenue par fauche dans l'interrang) ;

- à l'ouest, sur une aire de pique-nique gravillonnée, au sol nu avec des morceaux de pelouses à thérophytes annuels ;

- au nord et au sud, dans le prolongement des plantations, le long du chemin et sur les talus avoisinants.

Deux ans après, dispersion

À l'été 2015, nous découvrons la présence de N. tenuissima à plusieurs centaines de mètres au sud du site, de l'autre côté du parking du Grand Site. Interloqués par le nombre d'individus disséminés à cette distance, nous décidons d'entreprendre une vaste campagne de pointage précis de l'ensemble des touffes de N. tenuissima sur le site afin de recueillir des informations utiles pour alimenter une évaluation du risque, notamment quant à la capacité de dispersion et les préférences écologiques de l'espèce.

Étude réalisée fin 2015

Géolocalisation systématique

Durant l'automne 2015, tous les individus de N. tenuissima échappés des plantations du Grand Site ont été géolocalisés. Dans le cas de plusieurs touffes poussant à proximité, un seul pointage a été effectué, associé au comptage précis du nombre de touffes sur une surface de 4 m².

Évaluation de la capacité de dispersion

Connaissant le lieu et la date (2009) des plantations initiales, nous avons estimé la distance de dispersion moyenne d'après la position de la touffe la plus éloignée des plantations, en prenant en compte l'âge estimé de la touffe.

En effet, on distingue aisément un jeune individu issu d'une germination de l'année (petite touffe peu fournie de 10-20 cm) d'individus adultes formant des touffes de grande taille en âge de fleurir et de produire des graines. Selon la Société royale d'horticulture du Royaume-Uni, N. tenuissima atteint sa taille maximale de 0,5-1 m en deux à cinq ans.

Analyse en fonction des habitats et de la flore présente

Le paysage agricole et naturel environnant la maison du Grand Site est composé d'une mosaïque de divers types d'habitats, tels qu'olivettes, vignes, vignes abandonnées, friches, chênaies, ripisylves, et de structures linéaires : talus, chemins, routes. Afin d'identifier les habitats les plus favorables à l'établissement de N. tenuissima, nous avons utilisé le nombre de touffes dans chaque parcelle d'habitat homogène, la densité de touffes à l'échelle d'une parcelle (rapport nombre de touffes/surface de la parcelle) et la densité locale maximum à l'échelle d'un quadrat de 4 m².

Afin de caractériser plus finement l'écologie de N. tenuissima et les caractéristiques biotiques de son environnement (nature et abondance des espèces voisines), des relevés floristiques ont été réalisés dans trois des principaux habitats où l'espèce s'est établie : olivette fauchée, vigne abandonnée, pelouse ouverte sur graviers.

Synthèse bibliographique et analyse de risque simplifié

Pour compléter les observations de terrain, une recherche bibliographique a été menée, l'ensemble des connaissances acquises sur l'espèce permettant la réalisation d'une première analyse de risque simplifiée suivant le protocole de Weber et Gut (2004).

Nassella tenuissima : généralités

Distribution, climat et habitats

N. tenuissima est originaire d'Amérique du Sud (Argentine, Chili) entre les latitudes S 25 ° et S 47 ° avec un prolongement jusqu'au nord du Mexique et le sud-ouest des États-Unis entre les latitudes N 20 ° et N 35 ° (indigène uniquement dans les États du Nouveau-Mexique et du Texas).

Hors de son aire d'origine, N. tenuissima a été introduite et s'est naturalisée en Arizona, Californie, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande. En Europe, elle est signalée comme occasionnelle en Belgique (Daisie European Invasive Alien Species Gateway, 2016) et au Royaume-Uni (Stace et Crawley, 2016), présente en Italie (EPPO, 2009) et en voie de naturalisation en France (Tison et de Foucault, 2014).

Dans son aire d'origine aux États-Unis, N. tenuissima se distribue dans des zones à précipitations annuelles ne dépassant pas 300 mm (Jacobs et al., 1998). Dans la Pampa (Argentine), l'espèce est dominante en zones semi-arides, à température annuelle moyenne de 15 °C et précipitations annuelles de 344 mm (Moretto et Distel, 1998). En Nouvelle-Zélande, sa distribution suggère une limite supérieure de précipitations à 1250 mm. N. tenuissima atteint 2 900 m d'altitude en Argentine et se distribue entre 600 et 2 350 m dans le sud des États-Unis (Jacobs et al., 1998). Cette espèce est réputée tolérante à la sécheresse mais aussi au froid. Elle peut être plantée jusqu'en zone de rusticité 6 (-23,3 °C), c'est-à-dire dans la partie sud du Canada. Au Royaume-Uni, la Société royale d'horticulture indique sa compatibilité avec la zone de rusticité H4 (-10 °C à -5 °C), soit quasiment tout le Royaume-Uni. Ainsi, une large partie de la France et de l'Europe présenterait un climat favorable à l'établissement de cette espèce.

En Argentine, N. tenuissima se développe dans les pelouses steppiques de la Pampa, les steppes herbeuses et arbustives de Patagonie, diverses formations boisées sèches et semi-arides et jusque dans des prairies alpines. En Amérique du Nord, N. tenuissima pousse sur des pentes rocailleuses, souvent au sein de chênaies ou de pinèdes mais aussi de prairies ouvertes bien exposées. Et ceci sur une extrême diversité de types de sol (State of Queensland, 2016).

Il s'agit donc d'une espèce occupant une large gamme d'habitats prairiaux. En France et en Europe, les pelouses steppiques ouvertes pourraient se rapprocher de certains habitats de son aire d'origine.

Biologie et écologie

Il n'existe pas de données précises sur le nombre de graines produites par N. tenuissima. Une espèce proche, Nassella neesiana (Trin. & Rupr.) Barkworth, produit jusqu'à 22 000 graines par mètre carré, la banque de graines pouvant persister environ quatre ans (State of Queensland, 2016).

Les graines de N. tenuissima pèsent en moyenne 0,26 mg et sont dispersées par le vent, les véhicules, les animaux (ex. : toison de moutons) ou via de la terre contaminée. Une particularité est la tendance des graines, dès fructification, à s'agglomérer en pelotes (voir photo 2) qui roulent ensuite sur le sol, poussées par le vent ou le ruissellement en terrain libre jusqu'à ce qu'elles rencontrent un obstacle, d'où des germinations abondantes le long des chemins, barrières, fossés ou haies (O. Filippi, com. pers., 2016). Des observations montrent aussi une dissémination locale par les fourmis (P. Ehret, com. pers., 2016).

Nos résultats de terrain

Plus de mille échappées

Les résultats de l'échantillonnage systématique sont présentés sur la Figure 1. Nous avons recensé plus de 1 150 individus de N. tenuissima échappés des plantations. Il est à noter par ailleurs que quelques individus de Cenchrus alopecuroides semblent également en cours de naturalisation dans l'olivette voisine des plantations.

Le vent semble ici le principal facteur de dispersion. Le vent dominant est la tramontane de secteur nord-nord ouest. Cela explique la dissémination préférentielle vers le sud du site (Figure 1).

Les pieds adultes les plus éloignés des plantations se trouvaient à l'automne 2015 à une distance de 434 m au sud dans une vigne abandonnée. Vu la taille de ces touffes, les propagules étaient arrivées au plus tard en 2013 : l'année suivant la germination, les touffes sont en général de taille bien plus réduite que celle observée ici.

Forte capacité de dissémination

La fourchette haute de la capacité de dissémination serait donc supérieure à 400 m si l'on suppose que l'individu le plus éloigné vient directement des plantations. Si au contraire il provient d'individus déjà échappés des plantations, cela ferait sur quatre ans (2009-2013), une vitesse de propagation moyenne de 109 m/an. Le long de la départementale 27 reliant Aniane au pont du Diable, une seule touffe a été observée en 2014 ; une deuxième est détectée 55 m plus loin en 2015. Les ordres de grandeurs des capacités de dispersion correspondent à celles des plantes à reproduction sexuée qualifiées d'invasives selon la définition de Richardson et al., (2000).

La densité de touffes de N. tenuissima est corrélée négativement à la distance avec les populations sources (Figure 2). La plupart des densités élevées sont situées entre 0 et 75 m des plantations d'origines. Les densités importantes observées entre 200 et 250 m laissent supposer l'existence d'individus adultes bien naturalisés jouant le rôle de « semenciers » et participant activement à la dispersion secondaire de la plante.

Capacité d'établissement et types d'habitats colonisés

Les habitats naturels les plus proches (garrigue, chênaie, ripisylve) ne sont pas colonisés à ce stade, probablement du fait de la faible incidence lumineuse ou de la plus forte couverture végétale de ces milieux.

Les vignes et les oliveraies dont le sol est cultivé ou désherbé chimiquement de manière intensive ne comptent aucun pied (et presque aucune autre végétation !) alors que des parcelles voisines (olivettes fauchées) situées à la même distance sont colonisées (tableau disponible dans la communication à la conférence AFPP).

Les oliveraies entretenues par tonte/fauche ainsi que les talus et autres espaces gérées de la même façon (bords de routes et chemins) accueillent le plus grand nombre de pieds. Une densité maximale de près de 17 touffes au mètre carré est atteinte sur les talus fauchés à proximité des plantations. De même, les milieux sans gestion (vigne abandonnée, friche) sont favorables.

Analyse du risque

L''analyse de risque de Weber et Gut (2004) conduit à un score de 26 sur une échelle de 3 à 39, soit un risque intermédiaire. Ce score est obtenu du fait de l'existence d'espèces envahissantes au sein du même genre (+3 points), d'une production abondante de graines (+3 points), du caractère pérenne et de la taille > 80 cm (+4 points).

D'autres auteurs utilisant le même protocole avec une approche plus conservatrice trouvent un score de 33 (risque élevé) sur le territoire espagnol (Andreu et Vila, 2010).

Observée ailleurs en France

Naturalisation et dispersion en zones méditerranéennes

Il ne fait aucun doute que cette graminée massivement plantée sur les ronds-points, les terre-pleins et autres aménagements publics est actuellement en voie de naturalisation en régions méditerranéenne et atlantique, et probablement ailleurs en France et en Europe.

L'une des premières observations hors plantation remonte à 2002 au sud de Montpellier où James Molina l'a récolté au « rond-point entre les cabanes de Pérols et le port de Carême, à côté de la quatre voies Carnon-Montpellier », en indiquant « planté et s'échappant sur les bords de trottoirs. Vendu sous le nom de Stipa tenuifolia » (CBNMed, 2016).

Depuis lors, elle a été notée dans un peu moins d'une dizaine de communes de l'Hérault, et aussi dans les Alpes-Maritimes (CBNMed, 2016). À Lattes (Hérault), de nombreux individus (45 à 80 touffes) ont été comptés à proximité de plantations d'un rond-point et d'une route (J. Molina in CBNMed, 2016), preuve que le processus observé à Aniane est loin d'être isolé.

Cependant, la distance de dissémination observée à Aniane (plus de 100 m par an) est largement supérieure à celle observée sur les autres sites de l'Hérault. Ainsi, au rond-point de Pérols, au bout d'une vingtaine d'années, les touffes de N. tenuissima se sont ressemées uniquement sur les accotements fauchés dans un rayon de 20 mètres autour du rond-point. La capacité de dispersion potentielle est donc importante (>100 m), mais la dispersion réelle dépend de la configuration du site.

Zones atlantique et continentale

Dans l'ouest, l'espèce, qui s'échappe aisément de ses plantations, est notée depuis une dizaine d'années dans une quinzaine de communes de quatre départements : Maine-et-Loire, Morbihan, Loire-Atlantique, Vendée (système d'information Calluna du Conservatoire botanique national de Brest, 2016). Les distances de dispersion, de l'ordre de quelques centaines de mètres (fourchette de 10 m à 100 m/an) rejoignent nos observations (F. Dortel, CBN Brest, com. pers. 2016). Le Gall (2016) l'a détectée en plusieurs points de l'île de Ré depuis 2013 et note son expansion progressive.

Elle est signalée dans plusieurs communes du Rhône et en Haute-Loire (Conservatoire botanique national du Massif central, 2016).

Certainement sous-estimée

Cette compilation des données récoltées par les CBN n'est qu'une première appoximation qui sous-estime certainement l'ampleur de la naturalisation : il semble que N. tenuissima ne soit pas encore systématiquement relevée par les botanistes, notamment si elle reste proche des plantations.

Ainsi, bien que la base Digitale2 du CBN de Bailleul ne cite qu'une seule commune en Normandie, Buchet et al. (2015) précisent pour cette même région que « cette graminée d'origine sud-américaine est très prisée depuis quelques années pour le fleurissement des espaces publics et des jardins. Les semis spontanés sont nombreux. À surveiller ».

Quels risques ?

Plutôt une opportuniste

La dispersion effective d'une espèce exotique n'est pas nécessairement corrélée à un impact sur les autres végétaux ou les milieux. Sur le site étudié, nos observations indiquent une colonisation préférentielle dans des milieux perturbés et/ou dans des zones où le sol est nu. Un modèle plus complexe devra être construit afin d'avoir une meilleure estimation de la capacité d'établissement par habitat, en prenant en compte la distance aux populations sources et donc la pression de propagules.

En attendant, nos résultats rejoignent les observations écologiques effectuées dans d'autres sites en France où N. tenuissima a été observé sur des bermes routières (Le Gall, 2016), talus de bords de routes, trottoirs et interstices des pavés en situation urbaine (D. Mercier, com. pers. 2013, CBNMed, 2016). En Argentine, Moretto et Distel (1998) ont constaté que l'établissement de semis de N. tenuissima n'a lieu qu'en l'absence de concurrence de pousses et des racines d'autres plantes. Nos relevés confirment ce point avec un nombre de semis spontanés plus élevé dans les zones où la couverture végétale est faible (voir photo 3).

Dans des essais où N. tenuissima a été plantée à côté d'une parcelle à Brachypodium retusum (Pers.) P. Beauv., N. tenuissima ne semble pas capable de se ressemer s'il y a une strate herbacée déjà bien en place (O. Filippi, com. pers., 2014).

On peut donc qualifier cette plante d'opportuniste profitant des perturbations plutôt que d'une plante ingénieure (ou transformer) modifiant son milieu (MacDougall et Turkington, 2005). Par ailleurs, beaucoup de semis disparaissent en moins d'un an sans parvenir à s'établir (F. Dortel, pers. com. 2016).

Quelle compétition possible ?

Reste que les quelques individus recrutés, une fois installés, peuvent former de grosses touffes pouvant entrer en compétition avec les espèces voisines (voir photo 5, prise lors d'un relevé effectué dans une vigne abandonnée).

L'impact potentiel de cette concurrence concernerait pour l'instant essentiellement des espèces rudérales, mais aussi quelques annuelles de milieu sec ouvert. Il est cependant important de signaler que cette concurrence n'est que temporaire en un lieu donné : les touffes sont peu pérennes (5-8 ans) et, au cours du temps, on observe la régression, le déplacement, voire la disparition de certaines populations. La formation de populations denses et stables ne serait possible qu'en cas de perturbations renouvelées permettant un réensemencement continu en absence de compétition (voir paragraphe sur le surpâturage ci-dessous).

À terme, un impact sur des prairies ?

Il est difficile de prévoir le comportement à long terme de cette espèce une fois qu'elle sera plus largement naturalisée. Certains exemples historiques comme celui de la berce du Caucase (Heracleum mantegazzinum) montrent le passage progressif de milieux rudéraux à des milieux semi-naturels après une cinquantaine d'années (Fried, 2009).

De fait, N. tenuissima semble d'ores et déjà présente dans des habitats naturels ouverts. Sur l'île de Ré, Le Gall (2016) mentionne l'espèce dans les ouvertures d'une chênaie verte et dans une pelouse sableuse, sans mentionner le niveau de perturbation de ces milieux. Il serait opportun de surveiller l'espèce dans ce type de milieux ouverts sensibles.

À l'instar d'une espèce proche, Nassella trichotoma (Nees) Hack., très envahissante en Australie et en Nouvelle-Zélande où par sa faible palabilité elle a déprécié des hectares de prairies de bonne qualité fourragère, le principal impact de N. tenuissima pourrait être la dégradation de certaines prairies et parcours de milieux steppiques ouverts et arides, type plaine de la Crau.

En cas de forte pression de pâturage, les graines peuvent être véhiculées par la toison des moutons, et la pression sélective du pâturage sur les autres espèces plus appétentes pourrait renforcer une éventuelle population émergente de N. tenuissima (O. Filippi, com. pers., 2014). Dans son aire d'origine en Argentine, elle est peu appétente pour le bétail et considérée comme non désirable dans les prairies (Moretto et Distel, 1998).

Quelles mesures ?

Volet réglementaire

Sur la base des impacts connus de N. trichotoma, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont interdit l'importantion et la vente de Nassella tenuissima. De même, l'espèce est réglementée en Afrique du Sud.

À l'opposé de ces mesures très conservatrices, la Californie et l'Europe ont des approches beaucoup plus libérales. En Californie, N. tenuissima a été ajouté à la liste d'observation en décembre 2010. Les autorités organisent un suivi de l'espèce, notamment pour assurer une éradication précoce en cas de détection en milieu naturel.

De même, en Europe, l'OEPP a placé l'espèce sur sa liste d'alerte en 2009 puis, en l'absence d'éléments nouveaux, sur la liste d'observation en 2012.

Au sein de l'Union européenne, le nouveau règlement n° 1143/2014 permet d'interdire l'introduction d'espèces exotiques envahissantes (EEE) si une analyse de risque montre l'existence d'impacts sur la biodiversité ou les services écosystémiques.

Pour N. tenuissima, il est difficile de documenter de tels impacts, ceux-ci étant potentiellement uniquement de type économique pour les éleveurs (sur la base de son comportement dans les prairies en Argentine et sur les effets d'espèces proches en Australie : N. trichotoma et N. neesiana).

Le texte réglementaire concernant plus largement les impacts sur les végétaux et notamment les aspects économiques (directive 2000/29) ne contient actuellement qu'un taxon végétal (espèces exotiques du genre Arceuthobium, un parasite des résineux). Il semble que le type d'impact produit par N. tenuissima ne soit potentiellement couvert par aucune réglementation en Europe.

Code de bonne conduite

On considère souvent que le temps de la réglementation est trop long face à une espèce présentant un risque d'impacts négatifs et qu'il faudrait intervenir immédiatement pour « fermer le robinet » des introductions via des plantations.

Reste alors l'utilisation des codes de bonne conduite des pépiniéristes et des jardineries, autrement dit le retrait volontaire des catalogues de vente de certaines espèces. Ce type de démarche a déjà été effectué pour des espèces comme Cenchrus longisetus M. C. Johnst. et Cenchrus setaceus, mais elle peut se heurter au fort intérêt économique d'une espèce à la mode comme N. tenuissima.

À titre d'exemple, l'engagement de professionnels à ne plus produire, vendre ou utiliser des plantes figurant sur des listes de consensus concerne en fait surtout des espèces non cultivées (ambroisie, armoise des frères Verlot), ou très rarement (renouée du Japon) ou déjà réglementées (baccharis, jussies). Il est donc important que scientifiques, preneurs de décision et professionnels de l'horticulture et du paysage travaillent ensemble autour d'un système commun d'analyse de risque, pour arriver à de réel compromis.

Perspectives

Il est difficile de répondre à la question posée en titre de cet article. N. tenuissima montre une grande facilité à se naturaliser et, selon toute vraisemblance, va continuer à se disséminer à partir des massifs de plus en plus fréquents la contenant. Cependant, les éléments réunis ici (établissement lié aux perturbations, pas de peuplements denses, faible longévité des touffes établies) semblent montrer une faible potentialité d'impacts sur la biodiversité. Le score obtenu par l'analyse de risque de Weber et Gut (2004) et le placement de cette espèce par l'OEPP sur liste d'observation semblent donc appropriés à la situation actuelle.

Il faudra continuer à suivre son comportement, en particulier dans les milieux ouverts non perturbés.

Ce cas d'étude rappelle cependant que l'on peut toujours introduire avec une facilité déconcertante des espèces potentiellement envahissantes au nom du principe de la libre circulation des marchandises. Mais le vivant est-il une marchandise comme une autre ?

Dans le cas d'une graminée connue pour se ressemer aisément de manière spontanée, l'acte de la planter massivement sur des ronds-points et dans divers aménagements paysagers revient presque à l'acte de disséminer volontairement l'espèce dans l'environnement. Cela ne va-t-il pas à l'encontre du principe de précaution inscrit dans la Constitution française ? Toujours est-il qu'on peut se demander qui peut légitimement prendre la responsabilité d'un tel acte dont les conséquences peuvent conduire à une forte modification des paysages (voir l'exemple de l'herbe de la Pampa).

Certes, la plupart des introductions sont bénéfiques et peuvent contribuer à enrichir la biodiversité tandis que les cas d'invasions à impacts négatifs avérés restent rares bien que croissants. Mais ce constat n'est jamais possible qu'a posteriori. Il serait souhaitable qu'une structure indépendante puisse conduire de véritables analyses de risque avant d'autoriser l'introduction et/ou l'utilisation à grande échelle d'espèces suspectées d'avoir des impacts négatifs.

À l'heure où l'on parle d'économie pour les finances publiques, force est de constater que les collectivités territoriales sont doublement perdantes en finançant l'achat et l'entretien de plantes ornementales, et quelques années plus tard, la gestion des mêmes plantes devenues envahissantes...

Fig. 1 : Carte de dispersion

Géolocalisation des touffes de Nassella tenuissima autour de la Maison du Grand Site de France, à Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault).

Échelle indicative : 1/3000e. Carte établie à l'aide de Silene (CBNMed, 2016).

Bande rouge = localisation des plantations initiales de 2009.

Points violets = touffes isolées ou plusieurs touffes regroupées dans une aire de 4 m².

Noter la direction générale nord-sud, à relier aux vents dominants, et la présence surtout en milieux ouverts.

Fig. 2 : Densité de dispersion

La densité locale de Nassella tenuissima diminue avec la distance à la source. Mais des densités non négligeables sont visibles à 200-250 m, signe de début de dispersion secondaire par plantes « relais ».

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Fabien Dortel (CBN Brest) et David Mercier pour les indications fournies sur le comportement de N. tenuissima dans l'Ouest ainsi qu'Olivier Filippi (pépiniériste), pour avoir partagé sa connaissance de la biologie et du comportement de la plante. Je remercie le CBNMed pour la mise à disposition des informations détaillées de la base de données Silene et Pierre Ehret (DGAL) pour sa relecture du manuscrit.

RÉSUMÉ

CONTEXTE - Ces dernières décennies, suivant une mode dictée par de célèbres jardiniers, l'aménagement paysager des espaces verts publics fait souvent appel à la plantation de massifs de graminées. Parmi elles, le stipe cheveux d'ange (Nassella tenuissima) montre une forte capacité de naturalisation.

TRAVAIL - Le suivi précis de l'établissement de semis spontanés à partir de plantations permet d'estimer la capacité de dispersion et la capacité d'établissement dans différents habitats.

RÉSULTATS - Selon notre étude, la dispersion par le vent semble bien plus forte que ce qui était supposé jusqu'ici, avec des individus retrouvés à plus de 400 mètres des plantations en l'espace de quatre ans. En revanche, l'établissement préférentiel de N. tenuissima dans des milieux perturbés et/ou ouverts avec une faible concurrence végétale suggère un impact environnemental limité à ce stade.

Ce cas est toutefois l'occasion de s'interroger sur les procédures d'analyse de risque qui devrait accompagner l'introduction de matériel végétal destiné à être planté à grande échelle.

MOTS-CLÉS - Analyse de risque, dispersion, résistance biotique, métapopulation, Nassella tenuissima.

POUR EN SAVOIR PLUS

AUTEUR : *G. FRIED, Anses - Laboratoire de la santé des végétaux, unité entomologie et plantes invasives. CBGP, 755 avenue du Campus-Agropolis, CS30016, 34988 Montferrier-sur-Lez Cedex.

CONTACT : guillaume.fried@anses.fr

LIEN UTILE : www.afpp.net

BIBLIOGRAPHIE : la bibliographie de cet article (21 références) est disponible auprès de son auteur (contact ci-dessus) et dans les annales de la 4e conférence AFPP sur l'entretien des Jevi (lien ci-dessus).

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