En mai dernier, l'information n'avait ému personne, sauf très localement. Le château de Gevrey-Chambertin, une bâtisse féodale datant du XIIe siècle et ses 2,3 ha de vignes attenantes venait d'être vendu. Le prix de la transaction, 8 millions d'euros, avait toutefois marqué les esprits.
Le 22 août, l'affaire a pris une tout autre dimension lorsque l'AFP a révélé le nom et la nationalité de l'acheteur : Louis Ng (prononcer « N-J ») Chi Sing, un Chinois. Immédiatement, les médias se sont emparés du sujet. Jean-Marie Guillon, le président de l'ODG Gevrey-Chambertin a fait savoir dans quantité de journaux sa déception de voir partir un élément du patrimoine. L'affaire prend même une tournure politique quand le Front national va jusqu'à appeler à « défendre les trésors » de la France sur fond de peur du déclin. Pendant quelques jours, l'émoi est à son paroxysme et le patriotisme exacerbé.
Pourtant, le directeur de la Safer de Côte-d'Or, Daniel Caron, a immédiatement relativisé les choses. « Nous n'avons pas une déferlante d'investisseurs. Ici, les vignes sont petites et éparpillées, ce qui diminue leur attrait. Cependant, les châteaux véhiculent une image forte. Les viticulteurs sont plus agacés par les prix affichés que par le fait qu'un étranger l'ait acheté. Nous estimions à 3,5 millions d'euros ce château et ses vignes. » C'est à 7 millions d'euros que le château de Gevrey-Chambertin, vignes comprises, est mis en vente en automne dernier. Bien que ses vins soient peu renommés, de nombreux investisseurs s'y intéressent. Louis Ng en fait partie.
La vigne, « valeur refuge »
Un groupement de viticulteurs locaux, dont Jean-Marie Guillon et Éric Rousseau, propose 4 puis 5 millions d'euros. Pas assez pour la famille Masson, propriétaire du bien. Elle ne conserve que les propositions d'investisseurs franco-européens offrant 7 millions d'euros et celle de Louis Ng, qui s'élève à 8 millions. La famille affirme avoir privilégié les premiers. Mais elle soutient qu'ils ne se sont pas présentés le jour de la signature de la vente. Elle s'est donc « rabattue » sur l'offre chinoise.
« Ce n'est pas la première fois que les prix atteignent des sommets. Avec la crise financière, la vigne devient une valeur refuge », analyse avec recul Michel Baldassini, président-délégué de l'interprofession.
En mai dernier, le domaine Maume (5 ha), également à Gevrey-Chambertin, tombait sous le giron d'un financier canadien pour 7,5 millions d'euros. En juin, François Pinault, le milliardaire français implanté à Vosne-Romanée (Côte-d'Or) depuis 2006, faisait monter les prix à des niveaux astronomiques. Il venait d'acheter une ouvrée (4,28 ares) de Montrachet pour un million d'euros et deux ouvrées de Grand cru Bâtard-Montrachet pour environ 900 000 euros chaque. Soit plus de 24 millions d'euros l'hectare ! La muraille rêvée d'une Bourgogne familiale se fissure.
La préemption en recours
Président de la CAVB (Confédération des appellations et vignerons de Bourgogne), Jean-Michel Aubinel s'alarme : « Le prix du foncier viticole n'a plus aucune relation avec la réalité économique. » Aussi la profession réfléchit-elle aux moyens à mettre en œuvre pour mettre fin à l'inflation. Comme celui de Meursault, plusieurs syndicats pourraient revenir sur une décision prise il y a plus de dix ans.
En effet, au détour des années 2000, les trente-deux villages viticoles des côtes de Beaune et de Nuits – en Premier et en Grands crus – avaient voté pour « sortir du droit de préemption » de la Safer. Depuis, les ODG donnent un avis à la Safer avant chaque vente pour savoir s'il faut qu'elle intervienne ou non. Un avis que l'institution suit généralement. Parmi les crus les plus renommés, Chassagne-Montrachet, Vosne-Romanée ou Gevrey-Chambertin refusent systématiquement que la Safer intervienne, estimant qu'il faut laisser faire le marché.
À cette époque, rares étaient ceux qui s'attendaient à devoir affronter la concurrence d'acheteurs fortunés. Libérés, les prix ont atteint 60 000 euros l'ouvrée de Premier cru en 2011. Face à cette flambée, Meursault a demandé à la Safer de préempter de nouveau. Ce qu'elle s'est empressée de faire. « Une opération de rectification en AOC Meursault a eu lieu à 40 000 euros, un prix plus convenable pour les successions », se félicite la Safer.
Si de telles décisions devaient se renouveler, les investisseurs verraient leur capital dévalué rapidement. De quoi freiner la spéculation. Mais la Safer ne peut intervenir que sur les ventes de terres et pas sur celles de parts d'exploitations en société, comme pour le château de Gevrey-Chambertin. Elle compte donc profiter de l'émotion provoquée par cette affaire pour demander l'extension de ses prérogatives aux ventes de parts de société.
Fin août, Louis Ng a tenté de rassurer sur ses intentions. Il s'est engagé à rénover le château pour en faire une résidence secondaire. Les artisans locaux ont hâte de voir arriver les demandes de devis. Les travaux pourraient s'élever à 5 millions d'euros. Les viticulteurs, eux, pourraient profiter de l'influence de Ng. L'investisseur est directeur des opérations d'une holding exploitant des salles de jeux à Macao (à 70 km de Hong Kong), mais aussi directeur du Grand hôtel Lisboa, abritant le restaurant Robuchon au Dôme, trois étoiles au Michelin, à Macao également. De belles vitrines.
Bordeaux reste zen face aux investisseurs venus d'Asie… et d'ailleurs
Dans l'Entre-deux-Mers, le château Bel Air, propriété de 40 ha, a été cédé cet été à Zhi Gen Lai, le patron d'un groupe d'aciérie en Chine. Une acquisition qui vient gonfler la liste des propriétés bordelaises rachetées par des investisseurs chinois. Un mouvement enclenché en 1997, année où le château Haut-Brisson (Saint-Émilion) est entré dans le giron de Peter Kowk, un financier de Hong Kong.
Depuis, les Chinois ont racheté plus d'une trentaine de propriétés, majoritairement en Bordeaux supérieur, Côtes-de-Bordeaux et Côtes-de-Bourg, attirés qu'ils sont par la marque Bordeaux et les belles bâtisses.
Pour l'heure, la profession reste zen. La vague de rachats est marginale au regard des 8 000 propriétés que compte Bordeaux. Et elle n'a touché aucun cru classé. « Ces acquisitions ne peuvent que booster le commerce en Chine », indique Jean-Michel Baudet, président de l'Union des côtes de Bordeaux. Stéphane Defraine, à la tête du syndicat de l'Entre-deux-Mers, ne dit pas autre chose : « Je préfère voir des Chinois acheter des propriétés et exporter nos vins plutôt que des groupes d'assurances acquérir des grands crus pour défiscaliser. » Reste que la prudence est de mise. « Il ne faudrait pas que Bordeaux perde son âme », prévient Jean-François Quenin, président du conseil des vins de Saint-Émilion. Sous-en-tendu ses crus classés.
REPÈRE Un client de plus en plus important
En 2011, les exportations de vins français vers la Chine ont totalisé un million d'hl (+ 39 % par rapport à 2010) pour une valeur de 484 000 euros (+ 75 %), faisant de ce pays notre cinquième client selon chacun de ces deux critères.
La Chine est devenue le premier acheteur étranger de Bordeaux, mais elle se procure peu de Bourgogne. Elle est aussi le troisième client de Cognac. En 2011-2012, elle a acheté 71 000 hl d'alcool pur (+ 20 %).
Le Point de vue de
Éric Rousseau, domaine Armand Rousseau, à Gevrey-Chambertin (Côte-d'Or)
« Cet achat, c'est la rançon du succès »
Louis Ng a confié l'exploitation des 2,3 ha de vignes du château de Gevrey-Chambertin – 2 ha en AOC Gevrey-Chambertin et 0,3 ha de Premier cru – à Éric Rousseau en métayage par un bail de vingt-cinq ans. Situé dans le village de Gevrey, le domaine Armand Rousseau est réputé. Louis Ng est un des fidèles clients de l'importateur du domaine à Hong Kong.
« Louis Ng vient ici deux à trois fois par an, explique Éric Rousseau, surpris de voir l'émotion suscitée par la vente. Il est très cultivé et sympathique. Il adore le vin et me fait confiance pour les vignes. Pour la part de vin qui lui revient, je ne compte pas faire de cuvée spéciale, juste une étiquette dédiée. » À sa connaissance, Louis Ng ne prévoit pas de vendre ces bouteilles.
Pour Éric Rousseau, le problème n'est pas la vente du château à un étranger mais bien l'envolée du prix des terres, qui a de lourdes conséquences sur les transmissions. « C'est la rançon du succès, surtout en Côte-de-Nuits dont la renommée est mondiale. Les marchés et les prix doivent rester libres mais les droits de succession devraient être adaptés lorsqu'on vend à nos enfants », estime-t-il.
Chaque année, le domaine Rousseau vend 65 000 bouteilles dans trente-trois pays. Éric Rousseau garde 20 % de sa production pour sa clientèle française : cavistes, restaurants et particuliers. Sans vignes au départ, son grand-père puis son père ont acheté 14 ha, dont 8,5 ha de Grands crus et 3,5 ha de Premiers crus. Depuis le mois de juillet, sa fille a rejoint le domaine familial. Elle pourrait avoir du mal à le racheter.