Retour

imprimer l'article Imprimer

GÉRER - LA CHRONIQUE JURIDIQUE

Machines et voisinage ne font pas toujours bon ménage

JACQUES LACHAUD - La vigne - n°275 - mai 2015 - page 75

Après avoir acquis du matériel viticole encombrant, un vigneron s'est trouvé dans l'impossibilité d'accéder à ses vignes, qu'il rejoignait auparavant via la parcelle de sa voisine. Il a fait appel à la justice, qui doit dire si sa parcelle est enclavée du fait de la nouvelle situation.

Depuis toujours, Albert Emmuré exploite ses vignes avec un matériel viticole relativement réduit. Ses terres sont bordées par une rivière et, d'après le cadastre, l'accès à sa propriété peut se faire en empruntant un pont vétuste, en place depuis des générations mais entretenu par le viticulteur, puis un gué dépendant du courant de la rivière. Mais Albert ne passe plus par cette voie d'un autre âge.

Sa voisine, Augustine Alaclé, possède des parcelles accessibles par un chemin rural et voisines des vignes d'Albert. Eu égard à leurs relations de longue date, elle accepte, sans formalités, qu'Albert passe sur sa propriété pour rejoindre ses vignes.

Mais les temps changent. Albert Emmuré décide de s'équiper de matériel viticole dernier cri, plus efficace mais plus encombrant. Entre-temps, sa voisine a installé un grillage entre les deux propriétés. Il devient alors impossible au viticulteur de passer sur ces parcelles pour accéder à la route. La seule solution qui s'offre à lui est d'utiliser le pont et le gué, inadaptés au matériel nouvellement acquis.

Albert Emmuré saisit donc le tribunal de grande instance en action possessoire aux fins de rétablissement de la circulation à travers la propriété d'Augustine Alaclé. Celui-ci constate la situation d'enclave de sa parcelle devenue inaccessible.

Mais Augustine ne veut rien entendre. De son point de vue, il n'existe aucun acte écrit concédant ce droit de passage. De plus, elle conteste l'existence d'une enclave en invoquant le pont et le gué qui desservent la propriété Emmuré, même si les machines à vendanger, à tailler et à traiter, se voient dans l'impossibilité de les franchir.

Le tribunal lui donne raison. Saisie, la cour d'appel confirme le jugement : elle soutient qu'il n'y a pas d'enclave.

Albert Emmuré se pourvoit alors en cassation, laquelle pose le problème de droit : les parcelles d'Albert Emmuré sont-elles enclavées ? Le raisonnement de la cour suprême est précis : pour qu'il y ait enclave, il faut que le passage par le pont et le gué soit impossible. Or, on peut envisager que des piétons ou même des charrettes à cheval puissent passer, mais qu'en est-il de lourds engins agricoles ? La Cour de cassation se trouve face à l'interprétation de l'article 682 du Code civil, qui définit l'enclave comme « issue insuffisante pour l'exploitation agricole et, dans ce cas, un propriétaire enclavé est fondé à réclamer sur le fonds de ses voisins un passage suffisant pour assurer la desserte complète de ses fonds ». Tout est question de la nature de l'activité de celui qui réclame le passage et de l'époque où se déroule le procès. En 1930, l'activité du viticulteur ne justifiait pas l'enclave : seuls passaient les hommes chargés de sulfateuses à dos et de charrettes portant la vendange. Aujourd'hui, ce n'est plus ainsi.

C'est en l'état de cette discussion qu'on peut s'interroger sur la réponse que la Cour de cassation a donnée au pourvoi. Elle a cassé la décision de la cour d'appel car celle-ci n'a pas suffisamment étudié l'état d'enclave. La cour d'appel « n'a pas cherché, comme elle y était invitée, si la desserte par un gué et un pont assurait [à Albert] un désenclavement complet pour l'exploitation de sa parcelle », écrit-elle dans son jugement. Elle renvoie l'affaire devant la cour d'appel.

Que décidera cette dernière ? Elle désignera peut-être un expert pour dire si le pont et le gué sont suffisants pour le passage du viticulteur moderne. Étant donné la vétusté de l'installation, Monsieur Emmuré peut espérer gagner son procès. Car si le juge adopte la position contraire, des travaux de réfection, à la charge du propriétaire des lieux, seraient indispensables pour assurer la desserte du vignoble. Et il ne s'agirait pas d'un simple entretien : il faudrait reconstruire le pont aux normes actuelles.

Ce litige qui tente de définir la notion d'« issue suffisante » nous amène à méditer sur le fait qu'une solution valable à un moment donné peut ne plus l'être quelques années plus tard.

Cour de cassation, 15 octobre 2013, n° 12-22503

Cet article fait partie du dossier

Consultez les autres articles du dossier :

L'essentiel de l'offre

Voir aussi :