L'ÉQUIPE DU WINE TRUCK : de gauche à droite, Franck Binard, directeur du syndicat viticole, Frédérick Breysse, sommelier, et les jeunes viticulteurs Romain Magnaudeix, Lambert Musset, Lucie Brun, Paul-Auguste Saurue et Audrey Lauret. P. ROY
LE SOMMELIER FRÉDÉRICK BREYSSE propose une dégustation commentée pour Philippe, Bruno, Cécile et Corinne, très studieux.
Il est garé entre le stand des frites et celui de la bière. Impossible de le rater. Le camion Citroën HY, couleur rouge vermillon brille de tous ses feux. Destiné à promouvoir et à vendre des vins de Saint-Émilion et de ses satellites, ce véhicule des années 1950 a fait une halte, du 13 au 15 mai, au Festival ODP de musique pop rock, à Talence, en Gironde.
Il est 17 heures, samedi 14 mai. Les organisateurs de cet événement musical, monté au profit des orphelins des sapeurs-pompiers de France, se préparent à une soirée bien remplie. Au programme : à 20 h 15, le groupe Debout sur le Zinc, puis à 22 h 15, Louise Attaque. Plus de 5 000 spectateurs sont attendus. L'ambiance est bon enfant. Un DJ s'occupe de l'animation.
Il y a quelque temps l'idée de servir des saint-émilion dans un tel contexte aurait paru saugrenue. Plus maintenant. Franck Binard, le directeur du Conseil des vins de Saint-Émilion, est fier d'indiquer que son syndicat a investi 70 000 € dans l'achat et le réaménagement de cette camionnette. Il a entièrement rénové le véhicule selon le concept des food trucks, ces camionnettes qui servent des hamburgers.
Un petit camion suréquipé
Le Citroën HY a été doté d'équipements dernier cri : un grand écran où défilent en boucle les images de promo de l'AOC, deux eurocaves et un lave-verre flambant neuf. Sur le comptoir de ce bar à vin ambulant trônent les seize vins de Lussac Saint-Émilion, Puisseguin Saint-Émilion, Saint-Émilion et Saint-Émilion Grand Cru mis en vente ce soir-là. « Avec cette opération ludique, au plus près des consommateurs, nous voulons désacraliser l'image de nos vins », explique Frank Binard. Devant le camion, des tables et des chaises sont disposées, histoire d'inciter les festivaliers à prendre leur temps pour déguster le vin qu'ils ont acheté.
Les bouteilles sont alignées sur un présentoir qui jouxte le camion. Des fiches présentent chaque vin, son prix à la bouteille (de 10 à 34 €) et au verre (de 3 à 5 €). Ceints de leur tablier de vigneron rouge, au sigle de Saint-Émilion, les six viticulteurs des quatre AOC, à peine trentenaires, sont sur les chapeaux de roue. Trois se postent dans le camion, les autres derrière le présentoir installé à l'extérieur.
Alexandre, 23 ans, étudiant en droit, se plante devant le wine truck. Il plonge le nez dans la liste des vins proposés. Visiblement, il est perdu. Lambert Musset, du château Hautes Graves d'Arthus vient à son secours. Pour le mettre en confiance, il aiguille la conversation sur le wine truck. « Il vous plaît notre camion ? » « C'est une super-idée. J'adore. Le camion est beau et c'est un concept à la mode », s'enthousiasme Alexandre.
Arômes de Jeunesse
Puis Lambert Musset explique qu'il appartient à l'association Arômes de Jeunesse, créée en 2011, comme les autres jeunes viticulteurs présents ce soir-là. « Nous sommes tous à la tête d'une petite propriété. Et nous voulons apporter un nouveau souffle, en montrant que nos vins sont accessibles à tous. » Alexandre apprécie son discours. C'est le moment d'embrayer sur la vente. « Vous êtes porté vers les vins fruités ou tanniques ? » Du fruité. Alors va pour Château Pontet Fumet, 2007, un saint-émilion grand cru à 4 € le verre.
Sandrine, 41 ans, sait ce qu'elle veut : du Château Pindefleurs 2012, un saint-émilion grand cru qu'elle connaît bien. Seul bémol : on lui sert le vin dans un verre en plastique ! Cela la fait tiquer. Lambert Musset lui explique qu'il est interdit d'utiliser du verre dans le festival pour des raisons de sécurité.
Derrière le présentoir, Audrey Lauret, viticultrice, qui a repris les rênes du château Pindefleurs, fait face à Cécile, 27 ans, qui lui pose une colle : « Je voudrais du vin blanc. » Petit instant d'hésitation. Mais pas question de caler. Audrey invite Cécile à goûter un rouge rond et léger, le Château Pontet Fumet 2007. Cette dernière prend son temps pour déguster. « C'est une bonne surprise alors que je ne suis pas fan des vins rouges », lâche-t-elle. La confiance est installée. La parole se libère : « Proposer autre chose que de la bière dans un festival, c'est une bonne idée », confie-t-elle. Emballée, elle envoie un SMS à ses amis pour qu'ils la rejoignent devant le wine truck.
Il est 18 heures. Un embouteillage s'est formé devant le camion. Les décibels couvrent les conversations. Dans le camion, Lambert Musset et Lucie Brun se déhanchent en servant des verres. Philippe, Cécile, Corinne et Bruno sont venus de Bayonne pour voir le groupe Louise Attaque. Verres de bière à la main, ils s'arrêtent devant le camion. « On a l'impression d'être devant une guinguette. C'est vraiment sympa », remarque Philippe, 46 ans. Le petit groupe jette son dévolu sur la bouteille de Hautes Graves d'Arthus, un saint-émilion grand cru 2008 à 15 €. Un vrai choix ? Qu'est-ce qui lui a fait prendre cette bouteille ? L'étiquette ? Le prix ? Il avoue : « Je ne suis pas connaisseur. Il y a beaucoup trop d'AOC en France. Ça ne donne pas de lisibilité. Le nom de Saint-Émilion claque mais, dans le verre, on ne sait pas ce que cela représente. »
Découverte des crus
Le propos n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Frédérick Breysse, sommelier du Conseil des vins de Saint-Émilion, a pour tâche d'animer des initiations à la dégustation de 45 minutes pour 5 € par personne et quatre vins dégustés. Il propose aux quatre amis une dégustation... gratuite. Il faut dire que la musique est à fond. Dans ces conditions, il est difficile de tenir une véritable séance de formation ! Sans compter les odeurs de frites et de hamburgers. Frédérick invite le groupe à prendre place autour d'une table. D'emblée il se veut rassurant : « Le but de l'opération, c'est de ne pas se prendre la tête, restons simples. » Brièvement, il trace le paysage viticole bordelais : les vins de la rive droite, de la rive gauche, les saint-émilion et leurs satellites. Puis décline les trois phases de la dégustation : visuelle, olfactive et reconnaissance des arômes. Il propose de découvrir trois vins. D'abord, le château Penau Laplagne, un puisseguin saint-émilion 2012. Chacun prend son temps et fait tournoyer le vin dans le verre. Chacun respecte le cérémonial de la dégustation. Visages sérieux, ils sentent le vin, reposent le verre, hument une nouvelle fois. Puis ils goûtent. Le verdict tombe : le vin ne convient pas. « Trop jeune », assène Bruno. « Trop râpeux », pour Cécile. Philippe n'est pas fan. Arrive la bouteille de Château Pindefleurs 2012. Les bons points fusent : « fleuri », « agréablement surprenant ». « Celui-là, je ne le recrache pas. Je le bois », annonce Bruno.
La troisième bouteille est un Château Vieux Larmande, Saint-Émilion Grand Cru 2012. Philippe n'est pas convaincu par la médaille d'or qui figure sur l'étiquette. Il regrette son ignorance. « On est paumé dans les vins de Bordeaux. Vous avez raison de faire des dégustations. » Frédérick apprécie et explique qu'il a été le premier à ouvrir un bar à vin à Bordeaux en 2007. Il conseille de déguster à l'aveugle car l'étiquette conditionne trop l'esprit.
Un rythme effréné
Il est 21 h 30, le festival bat son plein. Par grappes, les spectateurs s'agglutinent devant le wine truck et font la queue en dansant pour acheter une bouteille ou un verre. Au même rythme effréné, Lambert et Lucie débouchent les cols. Franck Binard les a rejoints dans le camion. Sourire charmeur, il se penche vers une jeune femme indécise. « Vous aimez un vin sur le fruit ou plutôt charpenté ? », interroge-t-il. Et il lui présente la liste des vins. Pour la convaincre, il lui offre un fond de Vieux Larmande. La jeune femme goûte. Le vin est bon, elle est conquise. « Comment dois-je faire pour retrouver ce vin ? », interroge-t-elle. Franck Binard lui tend la fiche qui décrit les vins en mentionnant le nom des propriétés avec la photo des jeunes viticulteurs.
Vieux Larmande, c'est aussi le choix de Sylvia et de ses trois amies, attablées depuis un bon moment. Les éclats de rire fusent. La conversation est animée. La bouteille trône au milieu de la table. Un choix qui ne doit rien au hasard. Au verre, elles ont d'abord goûté Pontet Fumet, Hautes Graves d'Arthus, La Couspaude et Vieux Larmande. « On a échangé autour de ces vins. Finalement, on s'est mises d'accord pour une bouteille de Vieux Larmande. », explique Sylvia, la quarantaine. Et d'ajouter : « On adore cette opération. Cela montre qu'ils vont au contact des gens ».
Revoilà Cécile, la festivalière de Bayonne, qui goûte un verre de Moulin Noir. Ce lussac saint-émilion sera, à ses yeux, le meilleur de ceux qu'elle aura goûtés ce soir-là.
16 haltes à travers la France
Le coup d'envoi de l'opération Wine Truck (camion à vin, NDLR) a été donné à Bordeaux, le 16 avril. D'ici la fin de l'année, ce camion fera halte dans 16 destinations en Bretagne, en Alsace, dans le Nord-Pas-de-Calais et la région parisienne. Il s'arrêtera à l'occasion d'événements populaires comme les festivals Cornouaille Kemper, à Quimper, et Jazz en ville, à Vannes, la Grande Braderie de Lille ou le Street Food international de Paris.
À chaque étape, des vignerons et le sommelier Frédérick Breysse présenteront des vins des quatre AOC réunies au sein du Conseil des vins de Saint-Émilion : Saint-Émilion, Saint-Émilion Grand Cru, Lussac Saint-Émilion et Puisseguin Saint-Émilion. L'investissement pour cette année se monte à 100 000 € (achat et aménagement du camion compris). En 2017, la camionnette devrait prendre la route de l'étranger.
TRUCS ET ASTUCES POUR RÉUSSIR UNE OPÉRATION ITINÉRANTE
- Soyez cohérent avec votre image. « Le camion a été repeint en vermillon, couleur de la Jurade de Saint-Émilion. Et nous avons choisi des matériaux nobles tels que le bois pour l'aménager », indique Franck Binard, le directeur du Conseil des vins de Saint-Émilion.
- Bâtissez un plan de communication. Avant chaque halte du wine truck, le Conseil des vins de Saint-Émilion distribue entre 2 000 et 20 000 flyers, ainsi que des affiches. Il envoie des communiqués aux médias des villes étapes. Il communique via les réseaux sociaux et sur son site internet.
- Soyez en phase avec le public visé. Ce fut le cas avec les viticulteurs de l'association Arômes de Jeunesse qui étaient dans le wine truck à Talence.
- Associez des partenaires tels que les cavistes qui peuvent relayer l'opération auprès de leurs clients.
- Préparez des fiches avec vos coordonnées. Mettez-le à disposition du public. Dans le feu de l'action, vous n'aurez pas forcément le réflexe de les distribuer.
« Un nouveau souffle pour nos vins »
450 bouteilles ont été écoulées pendant le festival ODP à Talence, mi-mai. Pour les jeunes viticulteurs présents, c'est carton plein.
Paul-Auguste Saurue, qui a repris le château Penau-Lalagne, propriété de ses parents, ne cache pas son enthousiasme : « Les consommateurs que nous avons rencontrés ont trouvé le camion génial. Ils sont surpris par la qualité et le prix de nos vins. Ils s'attendaient à des tarifs plus élevés. » Idem pour Romain Magnaudeix, sixième génération à piloter le château Vieux Larmande : « Ce camion plaît. Il fait partie de notre boîte à outils pour communiquer sur nos vins. » Pour Lambert Musset, du château Hautes Graves d'Arthus, « le wine truck, c'est une image de jeunesse, un nouveau souffle pour nos vins, le moyen de montrer leur côté convivial et simple ». Lucie Brun, conseil en gestion de propriétés viticoles, se dit, elle, « touchée par le comportement des consommateurs. Certains voulaient absolument du blanc. Je les ai incités à goûter un rouge léger. D'abord gratuitement. Du coup, ils ont acheté un verre ou une bouteille. » Restent quelques bémols : « C'est difficile, en si peu de temps de parler du métier de vigneron et de l'histoire des propriétés », glisse-t-elle.