VENDANGES TRADITIONNELLES sur le domaine Quinta das Ratoeiras, à Vila de Frades dans l'Alentejo. M.-L. DARCY
LE PIGEAGE s'effectue avec une perche en bois deux fois par semaine pendant les trois semaines de fermentation. M.-L. DARCY
Les Romains avaient, dit-on, une passion pour l'Alentejo. La vigne y poussait si bien qu'ils décidèrent d'en couvrir cette immense région du Sud du Portugal. Aujourd'hui, avec 20 800 ha, c'est la troisième région viticole du pays. Les viticulteurs y ont beaucoup investi pour moderniser leurs chais et plantations. Mais c'est la manière romaine de vinifier qui refait parler d'elle avec le vin d'amphore, « talha » en portugais. Cette pratique de vinification a survécu presque inchangée dans les régions de Borba, Reguengos de Monsaraz, Granja et Vidigueira, tout à l'est du pays, près de la frontière avec l'Espagne.
Les belles amphores en terre cuite de l'Alentejo peuvent atteindre deux mètres de haut. On les remplit jusqu'au col de grappes, éraflées ou non, sommairement foulées. Chez les puristes, la fermentation démarre spontanément, sans aucun intrant, entre 24 et 48 heures après la mise en talha.
« Durant les trois semaines qui suivent, nous pigeons les marcs deux fois par jour à l'aide d'une longue perche, ce qui nous oblige à jouer les équilibristes au-dessus des amphores », explique Pedro Luiz de Castro, viticulteur à Vila de Frades, près de Vidiguiera, la région d'excellence des vins d'amphores.
Une nouvelle appellation d'origine
Pedro Luiz de Castro et sa femme Patricia récoltent 80 tonnes de raisin sur les 21 ha de leur domaine, Quinta das Ratoeiras. Ils y développent un projet d'oenotourisme avec un petit hôtel rural. Ils destinent 5 tonnes de leur récolte au vin d'amphores. Leur objectif est d'obtenir la dénomination d'origine « Alentejo vinho de Talha », récemment créée pour préserver l'authenticité de ce vin artisanal.
La vinification n'est simple qu'en apparence. Durant la fermentation, il faut aider à l'évacuation du gaz carbonique car son accumulation peut faire exploser les amphores. C'est l'une des fonctions du pigeage manuel. Par ailleurs, les températures élevées - parfois plus de 40 ºC - au moment des vendanges obligent les viticulteurs à recouvrir les amphores de linges humides pour les rafraîchir. Aucune autre intervention n'est requise : une fois la fermentation et la macération achevées, les vins sont soutirés en cuve par une ouverture pratiquée en bas des amphores.
Jusqu'aux années 1950 et 1960, les chais pouvaient contenir de 100 à 150 amphores. À Vila de Frades, le chai d'Arlindo Maria Ruivo est l'un des derniers exemples de ces caves traditionnelles. Dans ce bâtiment de la fin du XVIIIe siècle, on veille jalousement sur 52 amphores dont certaines sont d'origine. « Ici, la température se situe en permanence entre 18 et 19 ºC, même lorsqu'il fait 45 ºC dehors. L'édifice est naturellement ventilé. C'était bien pensé », explique Arlindo Ruivo.
Ses amphores contiennent jusqu'à 1 200 litres de vin, mais aujourd'hui, en raison de son âge, il n'en encuve plus que deux ou trois pour sa consommation personnelle. Il est vrai que l'entretien des amphores demande un travail de titan. « Après la vinification, il faut les renverser tête-bêche au-dessus d'un brasier pour faire fondre le pez », raconte Arlindo Ruivo. Le pez, c'est cet enduit composé de résine de pin, de cire et d'huile d'olive qui sert à étancher les amphores et dont la préparation est confiée à un spécialiste. Une fois l'ancien revêtement enlevé, on en pose un nouveau. Des producteurs ont testé des enduits synthétiques, plus faciles à poser, mais qui se sont révélés catastrophiques pour la respiration des contenants.
Une tradition romaine
« C'est pour éviter ce genre de modernisation que nous avons lancé l'AOC Talha. Les amphores et le vin des origines sont notre richesse. Nous devons les protéger », explique José Miguel Almeida, actuel dirigeant de la coopérative de Vidigueira. Il est l'un des fondateurs de Vitifrades, une association qui organise un concours de vins d'amphores depuis 1998. Chaque année, ce concours et les festivités associées permettent de faire connaître la production. Des centaines de personnes parcourent alors le village de Vila de Frades, d'estaminet en estaminet, pour goûter le vin, debout entre les amphores.
« Chaque amphore donne un vin unique, impossible à reproduire », soutient José Miguel Almeida. Dans la région de Vidigueira, la production de vin de talha pour la commercialisation est estimée à 200 ou 250 amphores, environ 150 000 litres. « Des producteurs ont recours aux levures et au refroidissement par des serpentins. Mais ce n'est pas la tradition romaine », explique l'actuel dirigeant de Viti-frades, Luis Carapeto.
L'appellation a pour fonction de préserver l'originalité du vin. Elle impose l'égrappage, une macération dans les amphores au moins jusqu'au 11 novembre de l'année de la récolte et l'embouteillage dans les chais d'origine.
Des vins rares, originaux... et chers
Compte tenu des conditions de vinification, les producteurs veillent à utiliser des raisins assez acides (jamais de pH au-dessus de 3,6) et riches en sucres pour que les vins résistent aux attaques microbiennes et à l'oxygène. Pour respecter la tradition, les puristes n'emploient pour seuls intrants que de l'acide tartrique et du SO2 à l'embouteillage.
Les vins d'amphores se vendent entre 12 et 15 euros la bouteille alors que le prix moyen du vin d'Alentejo se situe à 2,50 €/col. Considéré comme un produit rare et original, il intéresse à nouveau les grands producteurs. Le domaine Casa Agricola Alexandre Relvas, près de Beja, la capitale de l'Alentejo, qui commercialise 4 millions de bouteilles, a décidé de se lancer dans le vin de talha.
« C'est un retour aux origines, un plaisir de faire le vin simplement. C'est aussi pour nous un produit d'appel, apprécié pour sa grande valeur culturelle », explique Alexandre Relvas Jr.
Un patrimoine de grande valeur
Les amphores ont failli disparaître. Jusque dans les années soixante, on les a cassées pour obtenir du matériel de construction ! Or, les belles « talhas » sont impossibles à fabriquer aujourd'hui, faute de fours à poterie suffisamment grands. Elles continuent à être recherchées pour leur usage d'origine. Leur prix varie alors entre 500 et 1 000 euros. Rares sont les caves prêtes à dépenser plus. Toutefois, il arrive que des décorateurs ou des antiquaires fassent de la surenchère, offrant jusqu'à 3 000 euros pièce. L'association Vitifrades invite les propriétaires d'amphores à ne pas céder à ces offres pour préserver le patrimoine local.