Retour

imprimer l'article Imprimer

DOSSIER - VITICULTURE, NÉGOCEDES RELATIONS APAISÉES

BORDEAUX Le vent tourne

COLETTE GOINÈRE - La vigne - n°304 - janvier 2018 - page 32

Les producteurs sont prêts à travailler avec des acheteurs exigeants surla qualité des vins à condition qu'ils y mettent le prix et qu'ils valorisent le travail accompli. À défaut,la coopération reprend la main.
CHAQUE ANNÉE, Sovex organise une dégustation de tous les domaines qui ont signé son contrat. Les commerciaux du négociant sont tous là. J. REY

CHAQUE ANNÉE, Sovex organise une dégustation de tous les domaines qui ont signé son contrat. Les commerciaux du négociant sont tous là. J. REY

C'était en 2014. Le contrat triennal lancé par le CIVB, le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux, semblait bien parti. Il était censé offrir plus de sérénité aux producteurs et aux négociants, tout en évitant le yo-yo des cours. Dans la réalité, peu de contrats seront signés. Alors le CIVB réfléchit à une nouvelle mouture. Pas de quoi surprendre le courtier Jean-François Braquessac : « Le contrat fonctionne peu parce que le gel et la grêle causent de petites récoltes qui changent la donne d'une année à l'autre. 80 % de mon activité se fait avec des contrats tacites et des suivis. Les négociants achètent aux mêmes viticulteurs chaque année. »

Malgré tout, sur le terrain, des contrats privés prospèrent. La maison de négoce Sovex, qui traite 20 millions de cols par an, a renforcé ses partenariats dès 1997, avec la mise en place d'un contrat de cinq ans baptisé Sovinif. « Notre prix tient compte du cours du millésime, de la note obtenue par le vin lors des dégustations annuelles que nous organisons et des médailles remportées à des concours. Du coup, nous payons des lots jusqu'à 30 à 40 % de plus que le prix de base », explique Philippe Malet, acheteur de Sovex. Une vingtaine de contrats est en cours, soit 15 000 hl de toutes les AOC bordelaises et un dixième des volumes commercialisés par le négoce.

À Saint-Avit-de-Soulège, Patrick et Hélène Hospital, à la tête du château Vircoulon - 27 ha en AOC Bordeaux et Bordeaux supérieur, 1 600 hl - ont souscrit à Sovinif dès 1998. « Nous avions du mal à vendre nos blancs. Un vrai partenariat s'est engagé avec Sovex », indique Hélène Hospital. Les blancs (330 hl) et les rosés (140 hl) sont embouteillés chez Sovex. Les rouges (1 100 hl) le sont à la propriété, sous le nom du château, par un prestataire. Un partenariat qui s'est poursuivi par une remise en question. « Nos rouges étaient trop tanniques. Il a fallu les arrondir et investir dans la micro-oxygénation. »

Château Vircoulon ne travaille qu'avec ce seul négociant et vend en direct une trentaine d'hectolitres par an. Parfois, « ça peut inquiéter », confie Hélène. Pour autant, elle ne regrette rien. « Chaque année, Sovex organise une dégustation où se retrouvent tous les viticulteurs qui ont signé ce contrat. Les commerciaux du négociant sont là. Ils peuvent mettre un visage sur les étiquettes. On sait pour qui et pourquoi on travaille », lâche-t-elle.

À Sauveterre, l'Union de Guyenne (fusion des caves Sauveterre-Blasimon et Baron d'Espiet), - 4 600 ha, 300 000 hl - écoule les trois quarts de sa production au moyen du négoce, dont 20 % au travers de marchés spot. « Ces marchés nous empoisonnent. Nous compensons par de vrais partenariats avec le négoce, qui rémunèrent mieux nos adhérents », explique Philippe Cazaux, le directeur. Ce dernier vient de signer un contrat de cinq ans avec Yvon Mau pour approvisionner sa marque Premius en crémant. 500 000 cols devraient être embouteillés par Union de Guyenne sur son site de Castillon-la-Bataille. « En 2019, nous allons doubler notre chaîne de tirage de crémants pour arriver à 2 millions de cols par an », indique Philippe Cazaux.

Des investissements dans l'outil de conditionnement que le négoce surveille du coin de l'oeil. « La coopération est concurrente du négoce en amont et en aval. Elle investit dans l'outil d'embouteillage pour accélérer sa commercialisation en direct », observe Philippe Malet. « Le négoce se fait tailler des croupières par les coops qui n'ont aucun état d'âme », ajoute Jean-François Braquessac. Philippe Cazaux, lui, joue l'apaisement : « Nous voulons un négoce capable de développer des marques fortes. »

Xavier Deval, directeur des Vignerons d'Uni Médoc (50 000 hl, 20 % commercialisés en direct, le reste par le négoce), se veut lui aussi rassurant : « Le négoce reste un partenaire privilégié. Depuis 2007, nous avons un contrat de trois ans basé sur le cours CIVB avec le même négociant pour 3 000 hl. Les autres contrats sont tacites. Rien n'est jamais acquis. Mais les relations sont sereines car l'AOC Médoc plaît. »

Il n'empêche, les cartes sont rebattues. Philippe Hébrard, directeur de la cave de Rauzan (200 000 hectolitres, 20 % commercialisés en direct, 80 % en vrac), ne se prive pas de rappeler qu'en 2016 sa coopérative a carrément rompu ses liens avec un négociant majeur de Bordeaux. « Il nous prenait jusqu'à 25 000 hl. Sauf que son seul critère était d'obtenir des prix bas. En fait, il s'agissait d'une relation unilatérale. Ce modèle est fini », affirme-t-il. Et de tracer les contours d'une relation équilibrée : « Nous voulons un négoce responsable, exigeant en termes de qualité, mais qui ne rechigne pas à payer le juste prix. Nous n'avons pas besoin d'un négoce qui alimente le hard-discount. »

Un nouveau paysage se dessine. De façon radicale pour certains. « J'ai voulu me désolidariser du négoce spéculatif, non respectueux de la valeur ajoutée apportée par le vigneron », explique Jean-François Réaud, propriétaire de trois châteaux dans le Blayais. En 2000, ce viticulteur crée, avec quatre confrères, une société baptisée Vignobles Gabriel, à Saint-Aubin-de-Blaye. Son fonctionnement ? Le viticulteur s'engage pour un contrat de trois ans renouvelable à livrer toute sa récolte. Le négociant embouteille ses vins à la propriété, sous le nom du château. Tous les ans, il les déguste à l'aveugle et les note pour fixer leur prix. Sur les dix dernières années, il a payé les vins 12 % de plus que la moyenne du cours du CIVB.

À ce jour, 30 viticulteurs du Blayais et des Côtes-de-Bordeaux ont adhéré à Vignobles Gabriel qui écoule 5 millions de bouteilles par an (50 % en France, 50 % à l'exportation).

Autre stratégie, calquée sur celle des crus classés : des châteaux confient la distribution de leurs bouteilles au négoce. Ainsi, Jean Médeville, du château Fayau, en AOC Cadillac-Côtes-de-Bordeaux, qui a donné la commercialisation export de ses vins à quatre négociants. « Tout est parti d'un audit réalisé il y a un an et demi. On s'est aperçu qu'on faisait très bien notre métier de vigneron mais qu'on n'était pas très bon à l'export », indique-t-il. Désormais, Jean Médeville se contente de faire de « la représentation : je reçois les acheteurs à la propriété. Je les embarque dans les vignes... »

La relation va plus loin avec l'un de ses partenaires, le négociant Duprat, à Bayonne. D'ici fin 2018, ce dernier souhaite acquérir un ou plusieurs châteaux en AOC Bordeaux supérieur, Cadillac ou Graves. « Nous voulons assurer nos approvisionnements dans des AOC qui fonctionnent bien. Et nous souhaitons accueillir les clients sur un terroir, dans une propriété », explique Sébastien Duprat. Et c'est Jean Médeville qui exploitera ces propriétés et élaborera les vins pour le compte du négociant.

Le Point de vue de

Laurent Garineau, Château Rose Roudier, 40 ha à Montignac. 2 300 hl, 92 % de vrac.

SELON VOUS, LES RAPPORTS ENTRE PRODUCTION ET NÉGOCE ONT-ILS CHANGÉ ?

«Le secteur s'est concentré. Il y a quelques années, il y avait beaucoup de négociants. Si ça ne fonctionnait pas avec l'un, on pouvait se retourner vers un autre. Aujourd'hui, on a moins de marge de manoeuvre. Quand les prix sont bas, le négoce veut bien signer des contrats. Quand il y a des hausses des cours, il rechigne à passer des contrats. À la suite du gel du printemps dernier, nous avons un peu repris la main sur le négoce car il sait qu'il va manquer de vin. Mais cette situation ne va pas durer. Au bout du compte, c'est toujours le négoce qui fait la pluie et le beau temps. »

Le Point de vue de

Christophe Porcher, ChâteauCateau Lagrange,10,5 ha aux Lèves. 500 hl dont 450 en vrac.

SELON VOUS, LES RAPPORTS ENTRE PRODUCTION ET NÉGOCE ONT-ILS CHANGÉ ?

«Ma relation a changé, je suis impliqué. Jusqu'en 2016, je vendais mon vin en vrac à plusieurs négociants. Je les ai quittés pour travailler avec Vignobles Gabriel avec lequel j'ai signé un contrat renouvelable de trois ans. C'est à partir de là que ma relation avec le négoce a changé. Je me sens impliqué dans la vie de cette société. Je connais son évolution.Le négociant suit mes avancées.Je sors de l'anonymat. Je ne suis pas qu'une étiquette. Aujourd'hui, je suis tranquillisé par ce contrat. Et en même temps, il y a une exigence en termes de qualité des vins.Je ne dois pas décevoir. »

Le Point de vue de

DominiqueGalineau, Château Bellevue Favereau, à Pellegrue, 57 ha, 3200 hl, dont 2400 au négoce.

SELON VOUS, LES RAPPORTS ENTRE PRODUCTION ET NÉGOCE ONT-ILS CHANGÉ ?

«C'est une évolution dans le bon sens. Depuis 2000, j'écoule toute ma récolte de blanc auprès de Cheval Quancard qui l'embouteille sur son site. Pour tout le reste de ma production, je fais affaire avec quatre négociants et je vends en direct. Les relations ont toujours évolué dans le bon sens. Chacun fait sa part du job. Je sens une reconnaissance de mon travail et cela me donne envie d'aller plus loin, de faire plus d'efforts. C'est grâce au négoce que je peux piloter convenablement mon entreprise. Je produis et je sais que cela se vend. »

Le Point de vue de

Christian Caze,directeur des achats de Cheval Quancard, à Carbon-Blanc. (Achat : 50 000 hl/an.)

SELON VOUS, LES RAPPORTS ENTRE PRODUCTION ET NÉGOCE ONT-ILS CHANGÉ ?

«Nous devons établir une relation de confiance. Il y a quelques années, le négoce se tenait à l'écart de la production. Elle laissait faire le courtier qui faisait écran. Aujourd'hui, le négoce ne se contente plus de goûter des échantillons. Il cherche à instaurer une vraie relation de confiance avec le producteur, à discuter du meilleur prix pour les deux parties plutôt qu'établir une équation mathématique basée sur des cours plus ou moins décalés. Il y a urgence car les coopératives et les gros producteurs se passent du négoce et lui font un bras d'honneur. »

L'essentiel de l'offre

Voir aussi :