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Les allomones végétales facteurs de coévolution

CATHERINE REGNAULT-ROGER*, D'APRÈS SA COMMUNICATION À LA JOURNÉE D'ÉTUDE DE L'AFPP SUR L'ÉCOLOGIE CHIMIQUE, À MONTPELLIER, LE 24 OCTOBRE 2017 - Phytoma - n°708 - novembre 2017 - page 8

Mieux connaître les médiateurs chimiques naturels que sont les allomones permettra d'en faire un meilleur usage pour une agroécologie scientifique.
Le tabac, mis en décoction, a été utilisé comme insecticide dès le XVIIe siècle. Bien avant d'avoir identifié la nicotine et établi qu'elle est une allomone ! Photo : Pixabay

Le tabac, mis en décoction, a été utilisé comme insecticide dès le XVIIe siècle. Bien avant d'avoir identifié la nicotine et établi qu'elle est une allomone ! Photo : Pixabay

La pervenche de Madagascar se défend contre le nématode Meloidogyne incognita à l'aide d'une allomone sourdant de ses racines.  Photo : Pixabay

La pervenche de Madagascar se défend contre le nématode Meloidogyne incognita à l'aide d'une allomone sourdant de ses racines. Photo : Pixabay

Il a fallu l'essor d'une discipline nouvelle, l'écologie chimique, impulsée en 1970 par deux chercheurs américains, Sondheimer et Simeone, pour comprendre que la communication au sein d'une espèce et entre les espèces implique des médiateurs chimiques. À leur suite, Whittaker et Feeny ont défini en 1971 le concept de composés sémiochimiques. Parmi ceux-ci figurent les allomones végétales.

Que sont les allomones végétales ?

Utilisées avant d'être comprises

Le rôle des composés sémiochimiques est resté pendant longtemps incompris, particulièrement celui des allomones végétales. Pourtant, ces dernières étaient utilisées depuis longtemps, à partir d'observations empiriques de leurs propriétés, afin de lutter contre les organismes nuisibles des cultures. Ainsi, des décoctions de tabac, riche en nicotine, sont utilisées comme insecticide dès 1690 !

Abondantes chez les plantes qui ne peuvent pas fuir leurs agresseurs, ces allomones furent qualifiées de composés déchets ou de composés secondaires des plantes. En effet, elles étaient issues de voies métaboliques que l'on ne retrouve pas dans tous les organismes mais dans certains seulement.

Les mécanismes d'action de ces composés n'ont été compris qu'au XXe siècle, avec les progrès de la connaissance scientifique en matière d'analyses chimiques, de physiologie et de biochimie des êtres vivants (Regnault-Roger, 2016).

Une catégorie de médiateurs chimiques

Les progrès scientifiques et technologiques permettent aujourd'hui de définir plusieurs stratégies pour lutter contre les bioagresseurs des plantes. La nature même des allomones, biosynthétisées par les plantes, les inscrit dans une démarche de biocontrôle en substitution ou en complémentarité d'autres approches de protection des plantes. Nous examinerons les avantages et les limites de leur utilisation.

Elles font partie plus précisément des composés sémiochimiques qui sont des composés chimiques synthétisés par des organismes pour affecter, sans impliquer de phénomènes nutritionnels, la physiologie ou le comportement d'autres organismes au sein d'une espèce ou entre espèces différentes (Figure 1) :

- au sein d'une même espèce, on parle de relations intraspécifiques ; les composés concernés sont les phéromones qui ont été largement étudiées chez les insectes sociaux (termites, fourmis, abeilles) ; elles agissent en provoquant des modifications physiologiques réversibles ou irréversibles qui définissent le rôle de l'insecte dans sa communauté ; ainsi, le termite soldat chargé de défendre ses congénères porte un rostre qui émet un jet toxique ; les abeilles ouvrières ou nourricières ou la reine d'une ruche possèdent des développements d'organes différents ;

- entre espèces différentes, ce sont des relations interspécifiques qui mettent en jeu les molécules allélochimiques ; celles-ci ont été classées en deux grandes catégories, les allomones qui bénéficient à l'organisme émetteur, et les kairomones qui bénéficient à l'organisme receveur ; par exemple, dans le premier cas un répulsif qui éloigne l'insecte ravageur, ou dans le second la couleur d'une fleur qui attire les insectes pollinisateurs ; ces molécules allélochimiques interviennent également dans la communication des plantes entre elles, on parle alors d'allélopathie.

Les allomones végétales, facteurs de protection des plantes

Leur rôle dans la défense

L'étude des allomones végétales permet de mieux comprendre le comportement et la coévolution des organismes. Comme tous les organismes vivants, les plantes n'ont pu survivre, au cours de l'évolution, qu'en acquérant des capacités leur permettant de se défendre et se reproduire. Ancrées sur un territoire, donc ne pouvant pas fuir devant l'agresseur, elles ont mis en oeuvre, plus que les animaux, un métabolisme secondaire très étoffé et diversifié, synthétisant un grand nombre de composés de défense.

Les allomones développent ainsi plusieurs stratégies envers les ravageurs, ayant pour effet d'affecter leur potentiel biotique. Elles interviennent également de manière très active contre les invasions de micro-organismes et sont impliquées dans différents mécanismes cellulaires. Des allomones possèdent des caractéristiques structurales permettant aux plantes d'opposer une barrière physico-chimique, mécanique ou chimique freinant l'installation ou la progression d'un parasite.

Certaines allomones sont induites en réponse à un stress biotique (= déclenché par un être vivant, agent pathogène, ravageur...) ou encore abiotique (par exemple une irradiation).

Le cas des phytoalexines

Les phytoalexines sont produites extemporanément par une cascade de réponses génétiques et métaboliques mises en oeuvre lors de la perception du signal de l'agression. Leur caractère inductible les distingue des molécules de défense constitutives. La structure chimique des phytoalexines, très diversifiée, varie d'une famille végétale à l'autre mais beaucoup de familles botaniques produisent des phytoalexines de la même classe chimique, ce qui leur donne une caractéristique taxonomique.

Actuellement, l'identification du rôle de ces molécules dans les mécanismes de résistance des végétaux, notamment la stimulation des défenses naturelles des plantes (Pajot et Regnault-Roger, 2008), suscite de nombreuses recherches pour une production maîtrisée des moyens de défense des plantes.

Les allomones agissent en fait sur une large diversité d'espèces : insectes, objet de très nombreuses recherches, mais aussi nématodes, micro-organismes phytopathogènes (champignons, bactéries) et plantes d'autres espèces.

Allélopathie : plantes contre plantes

Dans ce dernier cas, c'est l'allélopathie définie par Rice en 1984. Les effets allélopathiques résultent de la libération par la plante de molécules présentes dans tous ses tissus et ses racines par le biais de composés volatils ou d'exsudats racinaires, ou de produits de la décomposition de résidus végétaux dans le sol. Ces substances exercent sur les plantes du voisinage un effet inhibiteur : le végétal défend son territoire contre d'autres espèces concurrentes en termes d'accès aux éléments nutritifs du sol et de l'eau.

Chapuiso et al (2008) soulignent que des observations empiriques datent de l'Antiquité. Ainsi, Pline l'Ancien signale dans son oeuvre Naturalis historia que le couvert des noyers (Juglans nigra) se caractérise par une absence quasi systématique de végétation, indiquant qu'elle pouvait résulter d'une influence inhibitrice sur les plantes environnantes.

Nature chimique des allomones végétales

Les allomones végétales sont en grande majorité synthétisées par le métabolisme secondaire des plantes à travers les voies du shikimate, du mévalonate, de l'acétate et des amino-acides. La complexité de ce métabolisme est à l'origine d'un nombre de molécules estimé à plus 500 000 ! Seulement 5 % auraient été caractérisées (soit 25 000 substances environ), ce qui a permis de leur attribuer une valeur taxonomique et phylogénétique.

Elles appartiennent, de fait, à un nombre limité de familles chimiques : les alcaloïdes et composés azotés, la famille des phénylpropanoïdes et des substances phénoliques, et enfin celle des terpénoïdes et stéroïdes (Figure 2).

Facteurs de coévolution des espèces

Ces molécules interviennent dans les relations interspécifiques dans lesquelles elles jouent un rôle majeur pour la coévolution des espèces, de deux façons :

- soit de manière directe par les propriétés qu'elles développent sur des espèces-cibles dont la réponse dépend de leur sensibilité à l'allomone ;

- soit de manière indirecte au sein de relations trophiques complexes.

Par exemple, pour les relations trophiques simples :

- les plantes du genre Salvia spp. des écosystèmes désertiques produisent des composés volatils (camphre, 1-8 cinéole, les <03B1_6>-pinène et ß-pinène) qui inhibent la croissance des herbes de leur voisinage (Chiapuso et al., 2008) ;

- les exsudats racinaires de la pervenche de Madagascar Cantharanthus roseus contiennent de la serpentine et sont larvicides pour le nématode Meloidogyne incognita (Kofoid & White) Chitwood (Djian-Caporalino et al., 2008).

Pour les relations trophiques complexes :

- le lépidoptère Tyria jacobaea L. est capable de sélectionner les alcaloïdes de la plante dont il se nourrit ; parmi les six alcaloïdes synthétisés par la composée Senecio jacobaea, il retient préférentiellement la sénécionine alors que la jacobine est l'alcaloïde majoritaire de cette plante (Strebler, 1989) ;

- dans les processus de coévolution, des allomones végétales sont parfois utilisées par les insectes phytophages pour leur défense ; ainsi la larve de la tenthrède européenne du pin Neodiprion sertifer (Geoffroy) séquestre de sa plante-hôte des monoterpènes, les <03B1_7>- et le <03B2>-pinènes, qu'elle émet dans un jet répulsif, lorsqu'elle est attaquée ;

- les femelles coccinellidées utilisent à leur profit un alcaloïde de type coccinelline identifié chez les euphorbiacées pour repousser les fourmis et les cailles.

Il existe également des situations où l'allomone est convertie en kairomone. L'hypericine secrétée par le millepertuis Hypericum perforatum est une naphtoquinone qui inhibe la prise alimentaire de la plupart des insectes phytophages, à l'exception de quelques espèces de chrysomèles qui ont développé un système de détoxication à son encontre. Mieux, certaines de ces chrysomèles affichent une préférence alimentaire pour l'hypericine : Chrysolina brunsvicensis (Gravenhorst) utilise l'hypericine comme stimulant alimentaire et délaisse les plantes dépourvues de cette naphtoquinone.

Cette observation a été utilisée dans la lutte biologique au Canada contre le millepertuis. Cette espèce est une mauvaise herbe des pâturages car elle provoque des troubles physiologiques chez le bétail qui la broute. Diverses espèces de chrysomèles y ont été importées pour lutter contre le millepertuis. Chrysolina quadrigemina (Suffrian), originaire de la région méditerranéenne, est actuellement la plus performante (ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation et des Affaires rurales de l'Ontario, 2016).

Cet exemple montre bien l'ambivalence entre les allomones et les kairomones. Il souligne également tout l'intérêt qui se dégage de l'acquisition des connaissances afin de développer des stratégies originales pour le contrôle des nuisibles. Un prochain article évoquera ce dernier thème.

*Académie d'agriculture de France.

Fig. 1 : Définition des composés sémiochimiques

Tous sont synthétisés par des organismes vivants.

Fig. 2 : Importance respective des principales familles chimiques des allomones identifiées

Les trois familles principales représentent « seulement » 25 000 susbtances identifiées (5 % des 500 000 existantes).

RÉSUMÉ

CONTEXTE - Le rôle des allomones végétales est resté longtemps incompris, comme, du reste, celui des autres composés sémiochimiques. Aujourd'hui, ces allomones représentent une catégorie de substances naturelles qui s'inscrivent dans le biocontrôle comme facteurs de protection des plantes.

Comprendre comment elles interviennent dans les écosystèmes et la coévolution des espèces est essentiel pour promouvoir une agriculture agroécologique sur des bases scientifiques et technologiques solides.

DÉFINITIONS ET RÔLES - La définition de ces allomones les différencie des kairomones (autres composés allélochimiques) et des phéromones. Bénéficiant à l'organisme émetteur, les allomones végétales peuvent avoir une utilité en protection des plantes. Par ailleurs, leur rôle comme facteur de coévolution est souligné.

MOTS-CLÉS - Allomones végétales, composés allélochimiques, composés sémiochimiques, médiateurs chimiques, écologie chimique, biocontrôle.

POUR EN SAVOIR PLUS

CONTACT :

catherine.regnault-roger@univ-pau.fr

LIENS UTILES : www.omafra.gov.on.ca/french/crops/facts/info_sjwbeetles.htm, en ligne le 19.08.2016

https://www.academie-agriculture.fr/academie/groupes-de-travail/potentiels-de-la-science-pour-une-agriculture-durable

BIBLIOGRAPHIE : - Chiapusio G., Gallet C., Dobremez J.-F., Pelissier F., 2008, Les composés allélopathiques : des molécules phytotoxiques pour demain ? In : Regnault-Roger C., Philogène B. J. R. and Vincent C. (coord), Biopesticides d'origine végétale, 2nd edn. Lavoisier, Paris, 51-64.

- Djian-Caporalino C., Bougy G., Cayrol J. C., 2008, Plantes nématicides et plantes résistantes aux nématodes, In : Regnault-Roger C., Philogène B. J. R. and Vincent C. (coord), Biopesticides d'origine végétale, 2nd édition. Lavoisier, Paris, 125-186.

- Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation et des Affaires rurales de l'Ontario, 2016.

- Pajot E., Regnault-Roger C., 2008, Stimulation des défenses naturelles des plantes et résistance induite : une nouvelle stratégie phytosanitaire ? In : Regnault-Roger C., Philogène B. J. R. and Vincent C. (coord), Biopesticides d'origine végétale, 2nd édition. Lavoisier, Paris, 231-258.

- Regnault-Roger C., 2005, Molécules allélochimiques et extraits végétaux dans la protection des plantes : nature, rôle et bilan de leur utilisation au XXe siècle, In : Regnault-Roger C. (coord), Enjeux phytosanitaires pour l'agriculture et l'environnement, Lavoisier, Paris, France, 625-650.

- Regnault Roger C., 2014, Produits de protection des plantes : innovation et sécurité pour l'agriculture durable, Éditions Lavoisier, 318 p.

- Regnault-Roger C., 2016, Préserver la santé des plantes avec des allomones végétales et des extraits botaniques : quelques clefs pour une phytoprotection agricole durable, fiche « Potentiels de la science ».

- Strebler G., 1989, Les médiateurs chimiques, technique et documentation-Lavoisier, Paris, p. 246.

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