Chronique historique

Le glas du tigre

PAR ANDRÉ FOUGEROUX - Phytoma - n°744 - mai 2021 - page 51

Ravageur majeur des poiriers et des pommiers et répandu dans toute l'Europe, le tigre du poirier Stephanitis pyri fut longtemps source d'inquiétude pour les arboriculteurs.
Poire 'Bon Chrétien d'hyver', illustration issue du Traité des arbres fruitiers, publié en 1768.  Crédit : DR

Poire 'Bon Chrétien d'hyver', illustration issue du Traité des arbres fruitiers, publié en 1768. Crédit : DR

«Ne blâme pas Dieu d'avoir créé le tigre, mais remercie-le de ne pas lui avoir donné d'ailes. » (proverbe indien). Pour le malheur des amateurs de poires, les ailes de certains tigres ont effectivement été source de déboires. Le tigre du poirier, Stephanitis pyri, est un ravageur redouté des poiriers et des pommiers, comme le souligne Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688) : « Tigres, lutins, diablotins, font des vers qui viennent au mois d'Aoust ronger les feuilles des arbres. » La Quintinie est une référence en horticulture au siècle du Roi-Soleil ; il fut directeur de tous les jardins fruitiers et potagers royaux de Louis XIV. La poire, un des fruits favoris à la cour, constituait un présent, comme le mentionne l'abbé Gobelin en 1661 : « Avoir de belles et grosses poires, pour faire présent à vos amis, et pour présenter, quand vous avez bonne compagnie. » La Quintinie en fait pousser à Versailles pour Louis XIV qui en raffole, notamment la variété 'Bon Chrétien d'hiver'. Tout ce qui nuit aux poires nuit au roi ! Aussi La Quintinie a-t-il développé une véritable angoisse vis-à-vis du tigre qu'il classe comme la seconde « maladie incurable » des poiriers après « la grande vieillesse ». Et il recommande : « Ceux qui ont des tigres à leurs poiriers, font bien non seulement d'en ramasser les feuilles qui en sont attaquées, pour les faire brûler sur le champ, mais aussi de ratisser les branches avec le dos de quelque couteau pour nettoyer le couvain de ce maudit insecte qui y reste attaché tout l'hiver : si on ne parvient pas à tout faire périr par-là, au moins est-ce toujours autant d'ennemis ruinés. »

La Quintinie essaye plusieurs remèdes contre le tigre. Il cherche « des lessives de choses fortes acres, corrosives et puantes », parmi lesquelles la rue, le tabac, le sel, le vinaigre, l'huile, les fumées de soufre, sans succès. En désespoir de cause, il confie : « Tous les jours même, j'essaye d'imaginer quelque nouvel expédient et enfin j'avoue de bonne foi et à ma grande confusion que je n'ai jamais réussi à rien. Il reste toujours en quelque endroit quelque semence de ce petit insecte. »

Et de conclure : « De deux choses l'une, ou il faut ôter entièrement les poiriers d'espalier, ce qui est un remède très violent, ou il faut se consoler d'y voir ces tigres... » Malgré le combat perdu contre cet insecte, La Quintinie fut anobli en 1687 et, à sa mort, le roi confiera à sa veuve : « Madame, nous avons fait une grande perte que nous ne pourrons jamais réparer. »

De nombreuses tentatives

Tout au long du XVIIIe siècle, les déboires causés par le tigre vont susciter de nombreuses tentatives pour trouver un remède efficace. L'abbé François Rozier (1734-1793) rappelle ses nuisances dans son cours d'agriculture : « Le poirier est en général sujet aux mêmes maladies que les autres arbres. Mais il en a une accidentelle qui lui fait beaucoup de mal ; je veux dire le dépouillement presque total de ses feuilles, dévorées par l'insecte nommé tigre. » Quant aux solutions, elles n'ont pas beaucoup progressé. Comme le signale l'abbé agronome : « Chacun s'est empressé de donner des recettes capables d'exterminer cet insecte destructeur, et chacun a copié ce qui avait été imprimé par son devancier, de manière qu'on n'est aujourd'hui guère plus avancé qu'auparavant. » Parmi les remèdes, on trouve pêle-mêle : la fumigation avec la fumée de feu de fougères ou de genêts, les répulsifs avec des décoctions d'absinthe ou des vapeurs de chaux vive, la prophylaxie en brûlant les feuilles infestées tombées à l'automne ou en délogeant dans les trous des murs des espaliers les tigres au moyen « d'un petit plumasseau » et enfin la lutte chimique, en jetant « avec un goupillon sur les feuilles de l'arbre de l'eau dans laquelle on aura fait tremper du tabac ». Mais la méthode la plus sûre, selon l'abbé Rozier, est le semis de chènevis autour et sous les arbres, « la forte odeur du chanvre les fatigue ». L'idée du tabac va faire son chemin et, en 1919, les insecticides d'origine végétale ou minérale étant plus largement utilisés, voici ce que rapporte A. Lecaillon : « Les seules méthodes insecticides qu'il convient d'employer sont celles qui consistent à projeter, sous les feuilles des arbustes attaquées, des substances tuant les insectes par simple contact, ou qui produisent l'asphyxie des parasites grâce aux vapeurs toxiques qu'elles mettent en action (vapeur de nicotine ou d'acide cyanhydrique) ».

Le tabac fait un tabac

Plus tard, la méthode de destruction est mieux définie et, en 1931, A. Paillot recommande l'eau de savon noir additionnée d'extrait de tabac phéniqué ou encore la bouillie nicotinée avec du savon blanc. En 1961, L. Bonnemaison conseille les pulvérisations de parathion, d'oléoparathion ou de bouillie oléo-nicotinée. La Quintinie avait donc eu la bonne intuition en utilisant le tabac, mais il aura fallu deux siècles pour que cette idée se concrétise.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l'arrivée des insecticides organiques, et peut-être aussi avec les modifications des systèmes de culture, le tigre du poirier perd son rang de ravageur important du poirier ; il est cependant encore signalé comme ravageur secondaire dans le guide pratique de défense des cultures publié par l'Acta. Depuis, d'autres punaises, comme Palomena prasina ou Gonocerus acuteangulatus, l'ont remplacé au panthéon des ravageurs du poirier, sonnant le glas du tigre.

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