Au début du XIXe siècle, en pleines guerres napoléoniennes, il est difficile de placer du champagne en Europe.
A l'époque de Napoléon, peu de gens boivent du champagne, aussi bien en France qu'en Europe. Seules les cours princières et royales, quelques aristocrates et de grands bourgeois peuvent apprécier les délices de la mousse. C'est que le champagne coûte très cher.Vers 1800, la maison Cliquot vend la bouteille, en gros, au prix de 3,30 F en moyenne; à ce prix, il faut ajouter les frais de transport, élevés, au besoin les taxes douanières et le bénéfice du marchand. Rendue à Paris, la bouteille de champagne se vend 6 à 7 F. A Londres, elle coûte déjà plus de 10 F. Or, à cette époque, un ouvrier qualifié parisien gagne 2 F par jour.On conçoit donc les exigences des consommateurs: des bouteilles sans aucun dépôt (fréquent à cette époque), qui moussent beaucoup ou très peu, des garanties sur l'origine, des facilités de paiement, généralement de trois à quatre mois. Il faut conquérir cette clientèle par l'envoi de voyageurs (nos représentants) qui se font une concurrence féroce. Sont en lice de grandes maisons comme Cliquot (devenue Veuve Cliquot en 1805), Moët, Heidsieck, Dubois et Ruinart, Tronsson-Jacquesson...Les voyageurs partent pendant des mois visiter toutes les villes importantes de l'Europe, de Londres à Saint-Pétersbourg, en passant par Amsterdam, Lubeck, Vienne, Copenhague, Varsovie, Trieste, Odessa et cent autres villes. A cette époque sans cesse troublée par les guerres, il faut éviter les troupes amies ou ennemies qui pillent, les frontières qui se ferment, le blocus contre les Anglais qui se décrète, au besoin usurper des identités pour tromper les douaniers. Tout cela pour placer quelques dizaines de bouteilles qu'il faudra ensuite faire livrer.Louis Bohne, voyageur de Clicquot, réalise un tour de force, à la fin de 1807, en prenant une commande de 50 000 bouteilles pour la Russie. Homme d'expérience mais jeune, le voyageur doit être toujours disponible et correspondre le plus souvent possible avec sa maison mère qui, suivant les circonstances, modifie son itinéraire au hasard des conditions politiques. Il voyage à cheval, en cabriolet, en diligence, les poches bourrées de lettres de recommandations et garnies le plus souvent de deux pistolets.Le voyageur doit organiser l'envoi de ses bouteilles de dégustation pour qu'elles arrivent à temps, relancer les clients hésitants (un quart seulement commandent plus d'une fois), coucher parfois dans des auberges sordides, assurer le blanchissement de son linge, éviter les vols, prévoir les variations de change. Pour quels résultats? De 1805 à 1808, les voyageurs de la maison Clicquot parviennent à placer annuellement 130 000 bouteilles en Europe, mais 50 000 seulement dans les années 1809-1813 quand les campagnes militaires se multiplient et que le blocus s'aggrave. En deux siècles, les conditions de vente du champagne ont bien changé, les volumes aussi.