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DOSSIER - Transmission : L'affaire d'une vie

2. C'est fait ! « Quand le prix du foncier a flambé, nous avons pris les devants »

Chantal Sarrazin - La vigne - n°236 - novembre 2011 - page 56

Jean Abeille et Didier Fabre lancent le processus de donation de leurs terres et de leur entreprise alors qu'ils n'ont que 52 et 50 ans. Mais le prix des terres flambe et il y a huit héritiers. Huit ans plus tard, la donation est achevée.
Didier Fabre, son fils Pierre, Yann Abeille, son père Jean et son frère Jérôme (de gauche à droite) Les codirecteurs du château Mont-Redon et leurs fils, prêts à prendre la relève. © C. SARRAZIN

Didier Fabre, son fils Pierre, Yann Abeille, son père Jean et son frère Jérôme (de gauche à droite) Les codirecteurs du château Mont-Redon et leurs fils, prêts à prendre la relève. © C. SARRAZIN

« Château Mont-Redon racheté par un pool d'investisseurs étrangers. » Le titre aurait pu faire la une de la presse dans quelques années. « Si nos parents n'avaient pas organisé la transmission du domaine longtemps à l'avance, nous aurions été obligés de vendre pour régler les droits de succession », résume Pierre Fabre, l'aîné des héritiers.

Car le château Mont-Redon est loin d'être une bagatelle. Avec 100 ha de vignes plantés en AOC Châteauneuf-du-Pape, c'est l'une des plus vastes propriétés de la prestigieuse appellation. Deux autres domaines se trouvent encore dans la corbeille de l'héritage. L'un de 20 ha en AOC Côtes-du-Rhône, acquis en 1980, l'autre de 30 ha en AOC Lirac, acheté en 1997.

« Nous avons achevé la donation il y a cinq ans », annoncent Jean Abeille et Didier Fabre, codirecteurs de la SA Mont-Redon, tous deux petit-fils d'Henri Plantin, le fondateur du domaine. Le processus a été engagé une petite dizaine d'années plus tôt. « Au milieu des années quatre-vingt-dix, le prix du foncier a commencé à flamber, poursuit Jean Abeille. Nous avons pris les devants. » L'avenir leur a donné raison. En 1999, lorsqu'ils ont réalisé les premières donations, l'AOC valait entre 70 000 et 80 000 euros l'hectare. Aujourd'hui, son prix oscille entre 290 000 et 320 000 euros.

« Aucun héritier désavantagé »

S'ils ont anticipé la donation, c'est aussi parce qu'il y a huit héritiers, tous arrière-petits-enfants du fondateur. Jean Abeille a trois fils : Yann, Jérôme et Patrick, aujourd'hui âgés de 28, 26 et 24 ans. Didier Fabre est le père de Pierre, 31 ans, et de Christine, 30 ans. Et il y a aussi les trois enfants des deux frères de Jean Abeille, Henri et François, qui ne travaillent pas sur l'exploitation.

« Nous avons œuvré afin qu'aucun ne soit désavantagé »? soulignent-ils. Trouver le montage juridique idoine a demandé du temps, de l'énergie et bien des consultations. Car il fallait aussi intégrer les problèmes liés à l'ISF. À plusieurs reprises, Jean Abeille et Didier Fabre ont réuni un notaire, un conseiller fiscal, un conseiller juridique, un commissaire aux comptes et un expert-comptable autour d'une même table. « Il nous a paru essentiel de les rencontrer ensemble pour avoir une vision unique, plutôt que de les consulter séparément et d'avoir des avis divergents. » Les deux hommes se rendent également à Bordeaux (Gironde) et en Bourgogne, où ils rencontrent des confrères et des conseillers confrontés à la même problématique.

Peu à peu, le montage se fait jour. « Nous avons organisé le foncier, en premier lieu », exposent-ils. À leur arrivée sur le domaine en 1972, ils créent la société d'exploitation SA Château Mont-Redon et s'organisent autour d'elle. Cette société est propriétaire du matériel, du stock de vin et de la clientèle. Elle est fermière des trois domaines détenus chacun en GFA. « Nous les avons liés à la SA par des baux ruraux à long terme de dix-huit ans », poursuivent Jean et Didier. Une modalité qui permet de bénéficier d'exonérations partielles sur les droits de succession.

Droits successoraux

En 1999, les premières parts de GFA sont données aux enfants. « Nous avons échelonné les donations de façon à en répartir le coût dans le temps », précisent-ils. En 2006, ils arrivent au terme du processus. Ils ont donné 100 % de leurs parts à leurs enfants, dont une majeure partie en nue-propriété avec réserve d'usufruit pour atténuer le coût de la donation. Restait à régler l'épineuse question du règlement des droits successoraux. Pour éviter de s'endetter, ils décident de les financer avec les dividendes de la SA, détenue par l'ensemble des membres de la famille. « Nous avons reçu l'accord de tous pour œuvrer de cette manière, soulignent Jean Abeille et Didier Fabre. Mais la SA n'a versé de dividendes aux actionnaires que les bonnes années. L'entreprise devait pouvoir continuer à investir. »

Voies complémentaires

La transmission de la SA a eu lieu dans un second temps. Les premières donations d'action sont faites en 2003, également en nue-propriété avec réserve d'usufruit. Mais, de nouveau, il a fallu plancher sur le dispositif fiscal. « En 2002, nous avons eu recours au pacte d'actionnaires », indique Didier Fabre. Ce pacte engage chacun des membres de la famille à conserver le bien pendant huit ans. Ce faisant, ils ont pu bénéficier de l'exonération de 50 % sur les droits successoraux des sociétés.

En 2006, après plusieurs rounds de donation, les arrière-petits-enfants du fondateur détiennent presque 100 % des titres de la société. Comme pour le foncier, les dividendes ont financé les droits de succession.

« Aujourd'hui, nous avons parachevé le dossier, explique Jean Abeille. Mais anticiper à ce point la transmission comporte de gros risques. Nous avons réalisé des donations à des enfants très jeunes, sans savoir quel serait leur avenir. » Depuis, l'horizon s'est dégagé. Trois des fils de Jean et Didier ont intégré l'entreprise. Pierre, le fils aîné de Didier Fabre, est arrivé en 2004 après une école d'ingénieur agronome et un diplôme d'œnologie. Il est aujourd'hui maître de chai et responsable de cave. Yann, le premier fils de Jean, lui aussi œnologue, est arrivé en 2007. Il s'occupe du vignoble. Jérôme, le deuxième fils de Jean, ingénieur diplômé d'une école de commerce, a commencé il y a tout juste un an à prendre en charge l'activité commerciale. « Chacun a choisi une voie différente, mais complémentaire pour le domaine », remarque Didier Fabre. « Pour autant, on ne m'a jamais forcé à suivre la voie de mes parents, commente son fils Pierre. Ils m'ont transmis l'envie de faire ce métier sans que je m'en aperçoive. Petit, lorsque l'on me demandait : “Que veux-tu faire plus tard ?” Je répondais : “Comme papa”. »

« Vigneron, un métier complet »

Pour les intéresser à leur métier, leurs pères leur faisaient goûter, enfants, des vins provenant de toutes les régions de France. « Surtout, ils ont décelé les avantages de notre profession, observent Jean et Didier. Vigneron, c'est un métier très complet. Il faut être agronome, compétent en vinification, dans l'élevage des vins et au niveau commercial. Et en plus, il faut être gestionnaire. »

Jean Abeille a 65 ans et son cousin Didier Fabre 63 ans. D'ici trois à quatre ans, ils prendront leur retraite. Si c'était à refaire ? Ils ne s'y prendraient pas autrement.

Ils regrettent cependant qu'en Europe, tous les États membres ne soient pas logés à la même enseigne fiscale. « Dans certains pays, les droits successoraux sur les biens professionnels sont inexistants. Si nous n'avions pas été contraints de régler ces droits, nous aurions pu investir davantage dans le développement de notre activité. »

La plus grosse difficulté « Trouver le bon montage juridique »

Pour Jean Abeille et Didier Fabre, la principale difficulté a été de trouver le bon montage juridique de sorte que tous les héritiers soient égaux tant en termes de paiement des droits successoraux que de partage des biens patrimoniaux. Le nombre d'héritiers, huit au total, et la taille de l'exploitation, 160 hectares partagés en trois domaines dont un de 92 hectares en AOC Châteauneuf-du-Pape, n'ont pas facilité les choses. Jean Abeille et Didier Fabre ont, par ailleurs, transmis leurs biens à des enfants entre dix et quinze ans, ignorant s'ils continueraient à s'entendre en grandissant et si la viticulture les intéresse.

Cet article fait partie du dossier Transmission : L'affaire d'une vie

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La transmission en dates

1999 : première donation des parts de GFA en nue-propriété avec réserve d'usufruit.

2002 : signature du pacte d'actionnaires de la SA familiale Château Mont-Redon les engageant à conserver le bien pendant huit ans. Cette disposition leur permet de bénéficier d'une exonération de 50 % sur les droits de succession des sociétés.

2003 : début de la donation de la SA en nue-propriété. La donation du foncier est achevée.

2004 : Pierre Fabre arrive sur le domaine.

2006 : fin de la donation.

2007 : Yann Abeille rejoint le domaine.

2010 : Jérôme Abeille intègre le domaine.

REPÈRES

Les cédants : Jean Abeille et Didier Fabre.

Situation actuelle : codirecteurs de la SA Château Mont-Redon.

Âge : 65 et 63 ans.

Successeurs : Pierre Fabre, Yann et Jérôme Abeille.

L'exploitation : 160 ha dont 92 en AOC Châteauneuf-du-Pape.

L'essentiel de l'offre

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