Chaque matin, Alain Lavergne part faire son footing dans les alentours de Saint-Martin-du-Puy, en Gironde. Un paysage cerné de vignes. Il passe devant l'exploitation de son frère Bernard. Un signe de la main, puis il continue sa course. Pas question de s'arrêter pour parler conduite de la vigne. À 61 ans, Alain Lavergne a tourné la page. « Je suis très heureux. Je ne regrette pas notre arrangement », confie-t-il. Et pourtant, l'affaire n'était pas simple.
À 22 ans, brevet de technicien agricole en poche, Alain, l'aîné des frères de cette famille qui compte sept enfants (quatre garçons et trois filles) vient rejoindre son père qui exploite 40 hectares en polyculture (élevage, céréales, vignes) à Sauveterre-de-Guyenne. Histoire de lui donner un gros coup de main. Dans la foulée, il achète 9 hectares à Saint-Martin-du-Puy. Des vignes qui étaient mal entretenues. Le jeune homme a de l'ambition, mais les temps sont durs.
« En fait, je me suis installé pour aider mes parents, explique-t-il. On a continué à faire de la polyculture. Mais on ne s'en sortait pas. Alors on a décidé de se centrer sur les vignes. » Le virage est pris en 1973. À partir de cette date, ils vont progressivement planter toute l'exploitation paternelle en vigne. La même année, Alain achète 10 ha de vignes. Il se retrouve donc avec 20 ha qui lui appartiennent en propre, à Saint-Martin-du-Puy et à Sauveterre-de-Guyenne.
En 1977, son frère Bernard vient se greffer à l'histoire. À son arrivée, Alain créé le Gaec Champ de Brèze avec son père, Claude. En 1989, Christian, le troisième frère, arrive alors que Claude prend sa retraite. C'est l'occasion d'un profond remaniement. La famille crée un GFA auquel Claude transfère ses 40 ha. Ce GFA signe un bail à long terme avec le Gaec Champ de Brèze. Par la même occasion, Claude transmet la nue-propriété de ses biens à ses enfants et en conserve l'usufruit. Et les quatre garçons rachètent les parts de leurs trois sœurs. Les 40 ha sont désormais dans un GFA détenu par les frères Lavergne. En 1995, Christian fait l'acquisition de 8 ha de vignes à Sauveterre, qu'il donne en fermage au Gaec. La même année, Dominique, le plus jeune frère, intègre l'exploitation en tant que simple salarié du Gaec.
Un complément de retraite
Le système est bien huilé. Le Gaec livre toute sa récolte à la cave coopérative de Sauveterre-de-Guyenne. Sauf qu'à partir de 2005, Alain s'interroge. Il n'a pas de successeur. Ses deux filles sont mariées et travaillent dans des secteurs éloignés de la viticulture. Il fait alors ses comptes, 20 ha lui appartiennent en propriété et 10 ha au travers de ses parts de GFA. Le hic : sa retraite va être tout petite. Il lui faut un complément. Cela ne peut être que son outil de travail.
Son interrogation est d'autant plus forte que chacun de ses frères voit midi à sa porte : Bernard veut investir pour pouvoir installer son fils, tandis qu'Alain et Christian veulent garder l'exploitation telle quelle. « Des tensions, normales dans cette situation, sont apparues. Chacun d'entre nous avait son objectif », confie l'aîné.
L'année 2008 marque un tournant. « J'ai racheté des trimestres pour ma retraite et j'ai dit que je voulais partir, poursuit-il. On s'est tous mis autour de la table pour que chacun dise ce qu'il voulait faire de sa vie. »
La fratrie fait appel à la chambre d'agriculture de la Gironde. Un technicien lance un audit. Trois réunions vont se dérouler pour faire le point. Alain répète qu'il n'a plus envie de s'investir dans l'exploitation. Il veut se défaire des 20 ha de vigne qu'il possède en propre, ainsi que de ses parts du GFA et du Gaec. Bernard entend s'agrandir pour préparer l'installation de son fils Fabien, diplômé d'un BTS œnologie. Christian lui veut carrément changer de vie. Dominique ne souhaite pas s'investir, mais il veut bien rester salarié.
Finalement, Alain propose à ses frères un deal : il donne en fermage ses 20 ha à son neveu Fabien au travers d'un bail à long terme de dix-huit ans. Chaque année, le neveu s'engage à lui verser une somme correspondant à 18 tonneaux de 900 l de bordeaux au prix préfectoral. Soit 1 200 euros par mois cette année. Sachant qu'en fin d'année, le montant peut être corrigé.
« Un audit salutaire »
De son côté, Bernard rachète les parts de GFA d'Alain. Et Fabien acquiert ses parts du Gaec. Quant à Christian, il laisse son capital social à disposition du Gaec. Marché conclu. Au 1er janvier 2009, Fabien entre dans le Gaec, transformé en SCEA. Sur le papier, tout est parfait. Dans la réalité, « cela a été un peu difficile », reconnaît Alain, mais « enrichissant. Au travers de ces réunions, chacun a pu exprimer son projet de vie. Cela a été un grand soulagement, une véritable thérapie de groupe. L'audit a apporté un éclairage salutaire. Il a permis de prendre du recul ».
Aujourd'hui, le maître mot pour Alain, c'est le dialogue : « Il ne faut pas avoir peur d'avoir un regard objectif sur son exploitation. Il faut être prêt à la séparation. Il faut dialoguer pour éviter les non-dits, les tensions et les blocages » martèle-t-il.
La plus grosse difficulté « Se séparer dans de bonnes conditions »
« Ce qui a été un peu difficile, c'est qu'il fallait se séparer dans de bonnes conditions, indique Alain Lavergne. Nous sommes quatre frères avec des âges différents et des aspirations différentes. À un moment donné, on a senti des tensions et des blocages. Moi, je voulais partir. Un de mes frères songeait à des agrandissements puisqu'il voulait installer son fils. Finalement, je ne regrette rien. Je suis très heureux car chacun de nous a pu tirer son épingle du jeu. J'aurais été très malheureux si j'avais trouvé mon compte au détriment de mes frères. Si c'était à refaire, je referais exactement la même chose. »