« La transmission ? ça m'a traumatisé. » Joël Gigou, vigneron à La Chartre-sur-le-Loir (Sarthe), n'a pas la langue de bois. Le domaine de La Charrière, c'est sa vie. Il l'a acquis en 1974. À l'époque, le vignoble compte 4,5 hectares. Joël Gigou n'a aucune formation viticole. Qu'à cela ne tienne, il apprend les ficelles du métier avec son prédécesseur et en écoutant les autres viticulteurs. Et surtout, il goûte les vins, cherchant sans cesse la meilleure façon de révéler le terroir.
Au fil des années, il s'agrandit jusqu'à obtenir 13 hectares. Il met en place le travail du sol, réduit les rendements… Il adopte les principes de la culture bio, mais n'en revendique pas le label. Côté vinification, il se sert de levures indigènes et met un minimum de SO2. Aujourd'hui, son domaine bénéficie d'une bonne notoriété. C'est donc avec un pincement au cœur que, petit à petit, il le lègue à ses enfants : Ludovic, 33 ans, et Dorothée, 30 ans. Mais comme il le dit lui-même : « Place aux jeunes. » Cette place, il se prépare à la céder depuis 1998. Cette année-là, Ludovic revient au domaine. Jusque-là, il avait fait des études de sport et vécu de petits boulots, au grand désespoir de son père. « Quand il était petit, je l'emmenais sur les salons. J'étais fier, car il représentait la relève. Lorsqu'il est parti, je n'étais plus moi-même », avoue Joël.
« Le sens de l'entreprise »
De son côté, Ludovic soutient que cette expérience lui a forgé le caractère. « J'ai pris conscience de la valeur des choses. On n'est pas si mal chez soi et on jouit d'une liberté que l'on n'a pas ailleurs », reconnaît-il. « À 20 ans, lorsqu'il est revenu, il avait déjà le sens de l'entreprise, ajoute son père. À l'époque, nous n'avions pas de machine à vendanger et nous étions membre d'une Cuma. Ludovic m'a dit qu'il fallait arrêter de travailler de la sorte et il a acheté une machine à vendanger d'occasion. C'est aussi lui qui nous a incités à mettre en place des chambres d'hôtes. » En fait, Ludovic revient par la petite porte. Il effectue ses premières armes sur un hectare de vignes que son père et d'autres personnes lui louent. Il devient cotisant solidaire à la MSA. En 2002, il s'installe sur trois hectares. Il rachète une parcelle à son grand-père, puis un terrain qu'il plante.
En 2008, le père et le fils décident de réunir leurs exploitations. Sur les conseils de leur comptable, ils créent une SCEV (société civile d'exploitation viticole) et un GFA (groupement foncier viticole). Ludovic et son père sont les principaux actionnaires et les gérants de la SCEV. Sa mère Sylvie et sa sœur Dorothée ont le reste des parts. Le GFA loue les terres à la société.
En 2011, Dorothée, alors comptable dans un cabinet, décide elle aussi de revenir sur l'exploitation. Elle part se former au lycée viticole d'Amboise (Indre-et-Loire). La famille transforme la SCEV en SARL afin de pouvoir acheter du moût et des raisins.
Au même moment, Joël prend sa retraite. Il cède une partie de ses parts à ses enfants mais « garde une voix majoritaire », précise-t-il. L'aîné devient le gérant de la SARL en attendant que Dorothée finisse ses études.
« Personne n'est lésé »
En 2012, lorsqu'elle s'installera, la famille répartira à nouveau les parts pour qu'elle soit actionnaire majoritaire de la SARL avec son frère. « L'idée est que mes enfants rachètent mes parts petit à petit pour me faire un complément de retraite sans mettre en péril leur société, indique Joël. Ainsi, personne n'est lésé et l'outil de travail reste en l'état. »
Pour autant, le père de famille ne s'arrêtera pas complètement. Il continuera à travailler à mi-temps en tant que salarié de ses enfants. « Je vais former Dorothée à la vinification. Je sens que ça l'intéresse vraiment, rapporte Joël. À l'école, elle apprend la théorie, mais la pratique est irremplaçable. Un jeune qui s'installe et qui n'est pas assez épaulé risque de perdre une partie de sa récolte. Quant à Ludovic, il touche à tout, mais il est plus intéressé par les vignes. Parfois, il me fait des remarques et ça me vexe. Mais il n'a pas forcément tort. » « Mon père n'est pas très communicatif. Il faut l'écouter, mais surtout le regarder, révèle Ludovic. La première chose qu'il m'a apprise, c'est le respect du terroir. C'est une valeur que l'on n'apprend pas à l'école. »
Du temps pour ses passions
Le néoretraité a donné un autre conseil à ses deux enfants : le respect du client. « Il ne doit pas être déçu, souligne Joël. Lors d'un rendez-vous, la ponctualité est primordiale. La cave doit être propre et bien rangée. De même, l'habillage des bouteilles. Tout doit être nickel. Dorothée est très minutieuse et très ordonnée. C'est un bon point pour elle. »
Aujourd'hui, la famille Gigou est pleine de projets. « J'aimerais tester la biodynamie sur une parcelle pour amener de la plus-value et dégager davantage de pureté au niveau des vins », dévoile Ludovic. « Peut-être que nous allons refaire la cuverie en installant des cuves thermo-régulées et des foudres en bois », imagine Joël. Ce dernier va également profiter du temps libre dont il disposera pour se consacrer à ses passions : les vieilles voitures, le sport, la soudure et la ferronnerie, son premier métier.
La plus grosse difficulté Trouver des personnes compétentes
Joël Gigou le reconnaît : la transmission est un sujet complexe. « C'est un domaine que nous ne maîtrisons pas. » Cela nécessite de la réflexion. Il faut donc s'entourer de personnes compétentes et spécialisées dans la viticulture afin d'être bien conseillé. « Il faut aussi tout mettre à plat afin de ne léser personne, prévient Joël Gigou. Notre comptable et notre notaire nous ont conseillés. J'ai également interrogé d'autres vignerons pour connaître leur expérience. Mais il n'y a pas de recette miracle. Il faut voir au cas par cas. Avec le recul, nous aurions dû prendre plus de temps pour réfléchir au montage juridique. Nous aurions pu faire des économies. De même, nous aurions peut-être dû prendre un conseiller juridique. Même si cela coûte cher, ça peut rapporter de l'argent. »