« Le béton ne se cache plus. Le renouveau des formes et du design des cuves en béton a donné un nouvel élan à ce matériau, qui a toujours été présent dans les caves », commente Nicolas Dornier, du cabinet Sicoe, à Perpignan (Pyrénées-Orientales), spécialisé dans l'ingénierie viticole. Parmi ces réalisations innovantes, celle du château Cheval Blanc a frappé les esprits. Ce premier grand cru classé de Saint-Émilion a confié à Christian de Portzamparc la création de son nouveau chai, entré en service pour les vendanges 2012. À cette occasion, il s'est équipé de cuves inédites aux formes galbées.
« Nos cuves sont le fruit de la discussion entre l'équipe technique du château et l'architecte, relate Pierre-Olivier Clouet, directeur technique du château. Au départ, le fabricant nous a proposé son modèle en forme de tulipe, elle est ventrue à la base et se rétrécit sur le sommet. Nous l'avons testé et, une fois validé techniquement, l'architecte l'a redessiné pour s'intégrer dans l'esprit du nouveau chai. »
Le vent tourne. Avec une référence aussi prestigieuse, le béton tient sa revanche. Durant de longues années, ce matériau traditionnel pour les cuves de vinification et d'élevage a cédé la vedette à l'inox. Ce dernier est en effet plus facile d'entretien et il est plus aisé d'y agir sur la température des vins du fait de sa faible inertie thermique. Mais le vent tourne.
« Nous constatons une nette progression de la demande sur les trois dernières années, souligne Denis Daurelle, de la société DVtech, importateur exclusif des cuves en béton du fabricant italien Nico Velo. Aujourd'hui, nous vendons environ 250 cuves par an contre une centaine il y a quatre ou cinq ans. La demande s'oriente aussi de plus en plus vers des cuves de petit volume (50 à 100 hl), alors que précédemment, les cuves de 100 à 200 hl étaient les plus demandées. »
Une tendance que confirme Didier Robert, directeur du centre œnologique de l'ICV à Beaumesde-Venise (Vaucluse) : « Je vois beaucoup de caves particulières qui s'équipent de petites cuves en béton pour vinifier leurs cuvées haut de gamme issues de sélection parcellaire. » Cette même tendance se retrouve dans les coopératives qui développent des cuvées prestige.
Un matériau intéressant à plus d'un titre. Dans le projet de restructuration qu'il a proposé à la cave coopérative de Tain-l'Hermitage, dans les côtes du Rhône, Roland Tournier, du bureau d'ingénierie viticole Ingevin, à Vacquiers (Haute-Garonne), a prévu de l'inox pour 80 % des volumes de l'atelier de vinification et 15 % de cuves en béton pour vinifier le très haut de gamme. « Pour le très haut niveau qualitatif, nous recommandons le béton », précise l'ingénieur.
D'un point de vue œnologique, ce matériau est intéressant à plus d'un titre. Son inertie thermique est l'un de ses points forts, surtout dans les régions chaudes ou pour les chais non isolés. De plus, elle offre des conditions favorables aux macérations pré ou postfermentaires. « Quand les raisins sont rentrés frais, on apporte peu de frigories pour les maintenir à basse température grâce à cette inertie. Les coûts énergétiques sont moindres par rapport à l'inox. Les cuves inox à double enveloppe pallient cet inconvénient, mais leur coût d'achat est beaucoup plus élevé », observe Stéphane Beuret, de la société Stéphane Beuret & associés, à Libourne (Gironde), qui fait du conseil en œnologie et en création de chais en France et en Espagne.
Avec la thermorégulation désormais intégrée dans les parois et le fond des cuves, les performances thermiques sont encore renforcées. « Pour une cuve de 100 hl, la surface d'échange avec un drapeau est d'un à deux mètres carrés, elle passe à 21 m2 avec un serpentin intégré », affirme Denis Daurelle.
La porosité du béton, lorsqu'il n'est pas revêtu, est un autre atout mis en avant par les adeptes de ce matériau. Les vins élevés dans le béton sont moins soumis à la réduction que ceux conservés dans l'inox, matériau plus hermétique. Aucune étude scientifique n'a été menée pour corroborer ces résultats, mais sur le terrain, bon nombre de vignerons ont pu l'observer. « On le constate surtout sur des cuves de moins de 200 hl, avance Stéphane Beuret. Mais cet effet s'atténue avec le temps. Au bout de quelques années, il est vraisemblable que les pores du béton se bouchent et que les échanges avec l'extérieur s'amenuisent. »
Une meilleure gestion de l'espace. Enfin, le renouveau du béton s'explique sans doute aussi par sa capacité à occuper l'espace au mieux. « Sur la même surface, on loge beaucoup plus d'hectolitres de cuverie béton que d'inox, dont la forme cylindrique induit des espaces vides, estime Serge Tomiet, directeur de la société Delta Sud, en Lot-et-Garonne, importateur des cuves en béton du fabricant italien CLC. C'est un élément non négligeable dans le prix de revient global d'une installation. Il permet de compenser les coûts d'installation, plus élevés que pour l'inox. »
« Aujourd'hui, les cuves en béton sur mesure sont quasiment au même prix que les formats standards, complète Stéphane Beuret. En raisonnant sur l'ensemble des coûts, le béton est compétitif car, avec l'inox, il faut prendre en compte tous les équipements additionnels (passerelle, garde-corps...) qui surenchérissent l'investissement. »
D'un point de vue ergonomique, la cuverie béton offre également un plus grand confort. « Il est plus facile d'intervenir à partir du toit d'une cuve en béton que depuis une passerelle en inox », ajoute l'œnologue bordelais.
Performant d'un point de vue œnologique, ergonomique et compétitif, le béton profite aussi de son image traditionnelle. L'inox, matériau très utilisé dans le secteur agroalimentaire, donne une vision plus industrielle de l'élaboration du vin. Le béton, matériau plus ancien, renvoie une image plus artisanale. Il ramène à des valeurs historiques qui constituent un bon argument de vente pour certains domaines. C'est d'ailleurs en partie la raison du choix de Château Cheval Blanc. « Nous ne voulions pas de rupture de style dans nos produits. Nous continuons à faire nos vins comme il y a cinquante ans. Le béton s'inscrit dans cette tradition », argumente Pierre Olivier Clouet.
Des améliorations technologiques
Le retour en grâce du béton est aussi lié aux innovations apportées par les fabricants. Ils proposent des cuves mieux équipées ains que des formes nouvelles. En voici un aperçu.
Les cuves tronconiques ou en forme de tulipe.
Leur base évasée favorise les extractions grâce à un meilleur échange jus-marc. Elle améliore l'efficacité des délestages, avec une remontée plus lente du chapeau de marc.
Les cuves en formes d'œuf. Elles sont dédiées aux blancs. Selon leurs concepteurs, elles amplifient le mouvement de convexion naturelle lors des bâtonnages, facilitant la mise en suspension des lies. L'effet du bâtonnage serait ainsi renforcé. Elles offrent également plus de surface où les lies peuvent se déposer que les cuves classiques.
Le serpentin intégré dans les parois et le fond des cuves pour la régulation des températures de macération et fermentation.
La trappe en inox de grande dimension sur le dessus des cuves. On peut ainsi utiliser un robot pigeur mobile pour piger le marc avec plus d'aisance.
Les systèmes de clé permettant d'insérer des douelles en bois afin de bloquer les marcs durant la fermentation pour réaliser des fermentations marc immergé.
La grille d'égouttage fixe en inox.
L'enduit final. Sa qualité s'est améliorée. Il est de plus en plus lisse pour faciliter le nettoyage.
Béton brut ou revêtu ?
Choisir un béton brut ou revêtu d'une résine époxy… Les deux options ont leurs adeptes. « Les demandes s'équilibrent entre ces deux solutions, constate Serge Tomiet, directeur de Delta sud, en Lot-et-Garonne, importateur du fabricant italien CLC. Mais avec le développement des vins bios, le béton brut tend à prendre l'avantage. » Les cuves non revêtues sont intéressantes pour l'élevage des vins. Leur microporosité permet de limiter les phénomènes de réduction. En revanche, elles exigent plus d'attention pour l'entretien et le nettoyage. Un affranchissement à l'acide tartrique doit impérativement être réalisé avant leur utilisation, au moins les premières années, pour éviter tout relargage de calcaire dans le vin. Avec un revêtement époxy, le nettoyage est beaucoup plus rapide, la surface lisse du revêtement offrant moins d'ancrage au tartre que le béton brut. Aujourd'hui, les fabricants garantissent des résines époxy sans phtalates, mais ils n'ont pas encore trouvé d'alternative au bisphénol A, qui entre dans la composition des résines. Un système « d'emprisonnement » de ce composé a été mis au point, permettant de garantir l'absence de migration dans le vin. Lors du prochain Sitévi, les fabricants devraient présenter des prototypes de cuves béton revêtues de carreaux de verre, une technique de revêtement traditionnelle très répandue dans le Pays nantais (voir le témoignage de Jean-Jacques Bonnet, en page 21) qui pourrait elle aussi revenir au goût du jour.
Le Point de vue de
PIERRE-OLIVIER CLOUET, DIRECTEUR TECHNIQUE DE CHÂTEAU CHEVAL BLANC, EN GIRONDE
« Nous sommes des extrémistes de la pureté pour nos vins »
Château Cheval Blanc a pris un luxe de précautions avant de s'équiper de cuves en béton. Le domaine a commencé par réaliser des essais de vinification dans trois cuves de 20 hl de différents fabricants pour les comparer. Il a vinifié pendant deux vendanges une même parcelle dans ces cuves et comparé les vins. « Nous n'avons pas noté de différences significatives sur la qualité des bétons. Mais la taille de la trappe a eu un impact : les jus s'oxydent plus rapidement avec les plus grandes trappes », confie Pierre-Olivier Clouet, directeur technique du premier grand cru classé de Saint-Émilion. À l'issue de cet essai, les trois cuves ont été écrasées pour analyser la composition des bétons et vérifier qu'ils ne contenaient aucun adjuvant.
Après avoir choisi son fournisseur, le château est allé faire des contrôles en cours de fabrication pour vérifier la finition spéciale du béton, précisée dans le cahier des charges. Enfin, il a passé chaque cuve au scanner pour vérifier que l'épaisseur minimale de 3 cm d'enrobage avait bien été respectée, pour éviter tout risque d'affleurement de ferraille. « Nous sommes des extrémistes de la pureté pour nos vins. Nous avons exigé la labellisation Zone verte Excell pour tous les matériaux utilisés pour la construction du chai. Nous avons la même exigence pour les matières sèches (bouchon, bouteille en verre...). Même l'atmosphère du chai est contrôlée pour s'assurer qu'aucune pollution extérieure ne vient contaminer l'air ambiant », précise Pierre-Olivier Clouet.