AUDE : « Seuls, nous n'en serions jamais venus à bout »
Les pluies diluviennes qui se sont abattues sur l'Aude les 12 et 13 novembre 1999 ont marqué les mémoires. Et pour cause : elles ont entraîné la mort de 35 personnes, ravagé des villages, emporté des routes et noyé des vignes à perte de vue. En 24 heures, il est tombé plus de 400 mm sur une très vaste zone de l'Aude, des Pyrénées-Orientales, du Tarn et de l'Hérault. Le niveau de la mer, poussée par le vent, est monté de 70 cm, ce qui a bloqué l'écoulement des fleuves.
Lorsque les vignerons reparlent de ce cataclysme, l'émotion revient vite. « Nous avons vécu des moments douloureux et, aussi, grâce à la solidarité, des moments forts. Des liens d'amitié se sont noués, dont certains perdurent encore », relève Philippe Vergnes, vigneron à Névian, dans l'Aude, et président de la chambre d'agriculture.
Faire face aux épreuves collectivement. À l'époque, il organise les opérations de solidarité au sein d'une association qui regroupe les agriculteurs sinistrés. Durant plusieurs mois, des viticulteurs envoyés par les fédérations des caves coopératives, les Vignerons indépendants ou les syndicats arrivent par centaines des Landes, de Champagne, d'Alsace, du Gard et de tous les vignobles de France.
« Il a fallu les accueillir, les héberger et les répartir sur les différents chantiers », raconte-t-il. Dans chaque secteur, un vigneron du cru a organisé le travail et la logistique avec l'aide d'une personne embauchée en CDD. Outre les bras, il a aussi fallu trouver du matériel, car beaucoup de tracteurs ont été emportés par la furie des eaux. Pour financer tout cela, l'association a bénéficié de dons gérés sous le contrôle de la préfecture. Cinq mille hectares de vignes ont été inondés. Il faut tout remettre en état avant le débourrement. Le temps presse. « Retirer tous les débris amenés par les eaux, redresser les palissages, remettre la végétation en place, ramener de la terre... La tâche était énorme. Seuls, nous n'en serions jamais venus à bout. Mais quand une équipe de vingt ou trente personnes arrive dans une parcelle, le travail avance et l'espoir revient », explique Francis Escamez, un vigneron qui était alors responsable du secteur de Canet. À midi, les bénévoles se retrouvaient pour manger au chaud dans une salle des fêtes ou un gymnase. Le soir, ils étaient hébergés dans des familles. « C'était un soutien très important d'avoir tous ces vignerons à nos côtés, aussi bien durant la journée que le soir à la maison. Cela nous faisait chaud au cœur », se souvient Philippe Vergnes.
Esprit d'équipe. Les viticulteurs sinistrés s'investissent pour aider les autres au lieu de réparer les dégâts chez eux. Une façon collective de faire face aux épreuves, qui se révèle très efficace. « Nous avons d'abord aidé les habitants de nos villages à nettoyer les maisons pour permettre à la vie quotidienne de reprendre. Et dans un second temps seulement, nous nous sommes occupés des vignes et des caves, en veillant à ce que personne ne soit laissé de côté », souligne Francis Escamez.
Cette solidarité dont ils ont bénéficié, les Audois ont à cœur de la rendre à leur tour. Que ce soit dans le Bordelais, les Landes ou, plus récemment, dans le Var, ils répondent présent à chaque catastrophe. « Nous aidons là où il y en a besoin, sans attendre qu'on nous le demande. C'est une valeur du milieu vigneron », estime Philippe Vergnes.
L'esprit d'équipe en est une autre. « Des indemnisations n'auraient pas suffi à remettre en route les exploitations, affirme Francis Escamez. Pour reconstruire, il faut des hommes, capables de prendre des initiatives en se coordonnant. Cette efficacité du groupe, c'est le meilleur souvenir que j'ai gardé de cette période très dure. J'espère que tant que nous serons encore assez nombreux dans les vignobles pour constituer des équipes, nous continuerons à être solidaires. »
CHAMPAGNE : « En trois minutes, nous étions prêts »
Reims (Marne), le 31 janvier 2000 à 6 heures du matin. Plus de 400 viticulteurs s'apprêtent à monter dans deux Airbus affrétés pour l'occasion. L'opération de solidarité envers les viticulteurs de l'Aude est en ordre de marche. Au même moment, d'autres vignerons partent avec leur fourgon pour acheminer des tronçonneuses, des débroussailleuses, des pelles, etc. Un troisième Airbus décollera trois jours plus tard.
En Champagne, les images des inondations des vignobles de l'Aude, particulièrement violentes et meurtrières, ont marqué les esprits. Dans la nuit du 12 au 13 novembre 1999, 500 à 600 mm d'eau se sont abattus sur le département. Bilan : 35 morts, 1 500 ha de vigne détruits, 6 000 ha très endommagés, des caves abîmées, des stocks de vin perdus et des routes emportées.
« Dès le lendemain du drame, des vignerons sont venus me voir pour organiser une action en faveur de leurs collègues de l'Aude, témoigne Philippe Feneuil, président du Syndicat général des vignerons (SGV) de la Champagne en 1999. J'en ai parlé à quelques sections locales et nous avons eu du répondant tout de suite. Notre objectif était de trouver 300 volontaires. Il y en a eu plus de 500. Mais pour des raisons de logistique, nous n'avons pu en emmener que 460. »
Le SGV a pris l'organisation en main. En plus des trois avions déroutés de Roissy (Val-d'Oise) pour descendre à Montpellier (Hérault), le syndicat a collecté 950 000 francs, dont 800 000 francs provenaient de la fédération des caves coopératives de Champagne.
Une fois arrivés à l'aéroport de Montpellier ce lundi 31 janvier, les viticulteurs champenois sont montés dans des bus en direction de Ferrals-les-Corbières, dans l'Aude.
« Les vignerons de la région nous ont accueillis avec un verre de l'amitié sur la place du village, se souvient Philippe Feneuil. Puis leur responsable est venu me voir, un peu embêté, en me demandant comment nous allions faire pour nous mettre en tenue de travail, car il n'y avait pas de salle pouvant accueillir plus de 400 personnes. Je lui ai répondu que cela ne nous posait pas de problème. Tout le monde s'est changé sur la place du village, y compris les femmes. En trois minutes, nous étions tous prêts ! Cela peut sembler anecdotique, mais cet épisode a permis de rompre la glace et a tranché avec l'image de privilégiés que nous avions. Nos hôtes ont réalisé que nous étions des viticulteurs comme eux. »
À 13 h 30, les vignerons champenois étaient dans les vignes avec leurs confrères de l'Aude pour retirer les troncs d'arbre, arracher les vignes détruites, etc. Ils resteront toute la semaine. Leur intervention a été une source de contacts sincères entre ces deux régions et des liens perdurent encore quatorze ans plus tard. « Les Audois se sentaient redevables, poursuit Philippe Feneuil. Mais nous leur avons rappelé que certains de leurs prédécesseurs, mobilisés lors de la Première Guerre mondiale sur le chemin des Dames, dans l'Aisne, avaient collecté 200 francs en 1918 pour nous aider à reconstruire notre vignoble dévasté par le conflit. »
Soixante vignerons dans le Gard. Trois ans plus tard, en septembre 2002, c'était au tour du vignoble des côtes du Rhône d'être durement touché par de violentes précipitations. Comme l'a écrit Philippe Feneuil dans l'éditorial de « La Champagne viticole » de septembre 2002 : « Les viticulteurs du Sud-Est s'apprêtaient comme nous à rentrer leur récolte et ils ont tout perdu d'un coup : leurs raisins et leur outil de travail. Dans la vie, il y a le grave et le reste… »
Le SGV a lancé une souscription auprès de ses adhérents, récoltant 120 000 euros. La fédération des caves coopératives a elle aussi organisé une collecte de 100 000 euros. Les Champenois ont ainsi envoyé 220 000 euros au syndicat des côtes du Rhône. Et en février 2003, une soixantaine de vignerons sont allés aider leurs confrères du Gard.
18 000 journées de travail bénévole
Après les inondations des 12 et 13 novembre 1999, l'armée, la Protection civile, la Croix rouge et d'autres associations se sont mobilisées pour venir en aide à 200 000 personnes. Des dons affluent de toute la France. Dans l'Aude, 232 communes sont touchées, quatorze ponts détruits et une centaine de routes coupées. De nombreuses maisons et entreprises sont sinistrées. Les dégâts dépassent 500 millions d'euros et il faudra plusieurs années pour tout reconstruire. Plus de 5 000 ha de vignes ont été inondées. Grâce aux opérations de solidarité, qui ont représenté 18 000 journées de travail sur quatre mois, la plupart des parcelles seront remises en état avant l'arrivée du printemps. Il n'y aura que 500 ha à replanter.
« Dans la viticulture, la solidarité professionnelle a permis de limiter les dégâts », note un rapport remis au ministère de l'Aménagement du territoire en octobre 2000.
Le Point de vue de
LAURENT BOUY, VITICULTEUR À VERZY (MARNE)
« Les vignerons chez qui j'étais sont devenus des amis »
« Quand j'ai vu les images de la destruction du vignoble audois en 1999, j'ai tout de suite voulu apporter mon soutien à nos confrères. Je suis parti en avion, avec l'Airbus affrété par le Syndicat général des vignerons. Je suis resté une semaine pour participer à la remise en état du vignoble. C'était surtout un réconfort moral que nous souhaitions leur apporter. Ce qui m'a surpris, c'est l'image que les vignerons de l'Aude avaient de nous. Ils pensaient que nous ne travaillions pas dans nos vignes, que nous ne faisons que surveiller ! Ils se sont rendu compte que nous faisions le même métier qu'eux, même si le mode de conduite du vignoble et les cépages sont différents. En 2003, je suis aussi allé une semaine dans le Gard, à Codolet. Les vignerons chez qui j'étais sont devenus des amis. Nous nous voyons une fois par an. Quel que soit le lieu de production, nous partageons tous la fibre vigneronne. »