JULIEN MEYRE ET SA SŒUR NATHALIE (à droite), des viticulteurs de Listrac-Médoc (Gironde), ont laissé les vendanges le temps d'une soirée pour faire déguster leur vin dans l'allée d'une grande surface. PHOTOS P. ROY
APRÈS LA FERMETURE HABITUELLE, le magasin s'ouvre à ses clients privilégiés à l'occasion du lancement de la foire aux vins. C'est alors la ruée sur les grands crus bordelais.
C'est la fin de la journée. Quelques clientes poussent encore leurs chariots entre les rayons. Habituellement, le centre Leclerc de Saint-Médard-en-Jalles (Gironde), dans la banlieue ouest de Bordeaux, s'apprête à retrouver le calme. Mais pas ce lundi 30 septembre. Il y a de l'effervescence dans l'air. Depuis quelques heures, les transpalettes font des allers et venues et des dizaines de jeunes gens en chemise blanche et pantalon noir empilent caisses et cartons pour former une haie d'honneur à l'entrée du magasin. Tous s'activent pour la soirée inaugurale de la foire aux vins d'automne. Même si les vendanges viennent de démarrer ce même jour, Julien Meyre est là. Il ne manquerait ce rendez-vous pour rien au monde. Il entre dans le magasin, passe sous les portraits géants de Michel et Michel-Édouard Leclerc et monte dans une salle où il est accueilli par une flûte de champagne. Soixante-dix autres vignerons sont là. Dans quelques minutes, ils vont rencontrer les clients du magasin, leur faire goûter leurs vins, répondre aux questions et mettre en avant leur savoir-faire.
Julien est venu avec Nathalie, sa sœur. Tous deux sont associés au sein des vignobles Meyre, à Listrac-Médoc. Comme eux, la plupart des vignerons présents ce lundi soir viennent de la rive gauche de la Gironde. Julien est lui-même l'une des chevilles ouvrières du groupe promotionnel Cercle rive gauche. Depuis plusieurs années, il est aussi un des fournisseurs les plus assidus de la grande surface, toujours présent à cette grande rencontre qu'est la foire aux vins, ainsi que pour des animations à différents moments de l'année.
Après le verre partagé avec les responsables de la grande surface, les viticulteurs rejoignent la table qui leur est dévolue. Soixante-dix stand sont ainsi disposés de part et d'autre de l'allée centrale qui traverse l'immense magasin, un des plus vastes de Gironde avec ses 15 000 m2Après le verre partagé avec les responsables de la grande surface, . Sur chacun, des verres et des toasts. Certains viticulteurs font un peu la grimace en découvrant qu'ils se retrouvent coincés entre les rayons chaussettes et soutiens-gorge. Julien Meyre connaît les chausse-trappes de cette soirée. L'an dernier, il s'est retrouvé à court de caisses avant la fin. Pas question que ça recommence. Il laisse sa sœur Nathalie préparer leurs bouteilles de Château Cap Léon Veyrin, un listrac-médoc cru bourgeois, et il file à l'endroit où sont disposés les stocks afin de repérer où sont ses vins et pouvoir s'approvisionner rapidement s'il venait à en manquer. Les derniers clients ont quitté les lieux depuis un moment, mais c'est à nouveau l'agitation derrière les portiques d'entrée. La grande surface a lancé 1 200 invitations. Ils sont déjà des centaines à trépigner, la plupart armés d'un chariot, prêts à se lancer vers les caisses de vin ou les dégustations. 20 h 30 : le feu vert est donné, et tous s'engouffrent dans le magasin. L'immense allée s'engorge subitement. Les grands crus sont pris d'assaut.
Dans la journée, les clients étaient en majorité des femmes. Maintenant, ce sont des hommes. Beaucoup portent encore le costume-cravate de leur journée de travail. Parfois, leur épouse les accompagne. Mais la sélection des vins pour la cave familiale est une tâche manifestement masculine. Les uns suivent un itinéraire précis pour aller à la rencontre des vignerons qui les intéressent. D'autres y vont au hasard.
« Vous voulez goûter ? » demande Julien Meyre. Il tend un verre à un client. « C'est du 2010, un très beau millésime, assure-t-il. Tout le monde s'est jeté sur le 2009, mais le 2010 a été un peu oublié. Il a une acidité élevée. Et il se conservera encore mieux. » L'échange dure quelques minutes, puis le client, sourire aux lèvres, demande une caisse qu'il charge dans son chariot.
Nathalie Meyre est un instant décontenancée par un homme qui fait une grimace de dégoût après avoir bu leur vin. Elle se rassure en voyant qu'il fait la même chose à la table d'à côté. Puis encore à la suivante…
Membre de la Fédération des Vignerons indépendants de Gironde, la famille Meyre tient à ce contact avec les clients. « Nous vendons tous nos produits nous-mêmes », souligne Julien. C'est une tradition familiale. « Mon arrière-grand-père vendait à la propriété. Et mon fils, qui a un mois et demi, fait déjà les visites dans son landau avec sa mère. »
La famille ne travaille qu'avec cet hypermarché Leclerc, à qui elle réserve le Château Cap Léon Veyrin. Elle vend le reste de sa production de listrac-médoc sous le nom de Château Bibian. « Nous n'avons pas d'autre référencement en grande surface. Nous travaillons avec les responsables de ce magasin parce que ce sont des gens intelligents et compétents. » Pour Julien Meyre, la vente directe et la vente en grande surface sont complémentaires. « Les clients viennent d'abord chez nous. Puis, par facilité, ils continuent à acheter nos vins chez Leclerc. » Et inversement.
Ce partenariat est né grâce au club de rugby de Saint-Médard-en-Jalles, dont Julien Meyre fait partie. Lors d'un repas organisé par le club, il a discuté avec le directeur du magasin. Son vin était servi à table. Le directeur de l'établissement l'a apprécié. Julien Meyre a ensuite rencontré les responsables du rayon vin et notamment Johan Higuet, le caviste.
« Il y a une vraie entente entre nous, dit-il. Certes, je fais des concessions sur les prix, mais mon vin est mis en valeur. » Le PDG du Leclerc, François Levieux, est lui-même propriétaire de vignes et, de ce fait, très attentif à la cave de son hypermarché. Celle-ci est splendide, avec des tiroirs en bois et en métal couronnés de ceps de vigne et, sur le mur du fond, une immense baie vitrée derrière laquelle sont disposées les caisses des vins les plus prestigieux. « On se croirait chez un grand caviste », observe Julien Meyre.
Durant la soirée, le vigneron donne sa carte de visite à qui la lui demande, prêt à recevoir ceux qui le souhaitent à la propriété. « Chez nous, la marge est plus importante, mais nous y passons plus de temps, reconnaît-il. Si les gens achètent notre vin ici régulièrement, cela nous convient aussi. » Johan Higuet fait le tour des tables et échange quelques mots avec chaque viticulteur. Julien Meyre apprécie son travail. « Il sait déguster », commente-t-il. Les relations avec lui sont excellentes. « Le reste de l'année, s'il lui reste trop peu de nos bouteilles en stock, il me le signale et je passe dans la demi-journée pour le réapprovisionner. » Il arrive aussi que les ventes marquent le pas. Là encore, Julien Meyre se rend disponible. « Dans le mois qui suit, nous sommes présents pour une animation et le vin est relancé. »
Un client s'attarde à la table. « Il est bon ce vin. Il a un nez très expressif, une bonne tenue en bouche. Je vais vous en acheter. » Mais pas tout de suite, car il n'a pas de chariot. Il indique que cette soirée est un rendez-vous qu'il ne manque jamais. « Je commence toujours par goûter les vins que je ne peux pas m'offrir. Pour le plaisir. Puis je goûte ceux qui m'intéressent, ceux qui vont me permettre d'agrandir ma cave. »
Il ouvre le catalogue de la foire aux vins qu'il tient dans sa main. Les pages sont pleines de notes prises au fur et à mesure de ses dégustations. « Demain, je vais regarder ça à tête reposée, précise-t-il. Et dans deux jours, je reviendrai pour acheter ceux qui me plaisent vraiment. »
Une des rares femmes seules parmi les visiteurs passe à son tour. Nathalie lui propose un verre de vin. Elle le prend, le goûte. Son visage reste insondable. Mais elle se baisse pour attraper une caisse qu'elle pose dans son chariot. Elle n'a pas prononcé un mot. « Nous avons face à nous deux sortes de public, ceux qui débutent et à qui il faut porter la bonne parole et leur expliquer le vin, et les connaisseurs, qui savent déjà ce qu'ils cherchent. »
Pour Julien Meyre, la foire aux vins est avant tout une action promotionnelle. « C'est le moment de réaliser une opération choc sur certains produits, comme cela peut aussi nous arriver sur l'exploitation. » Cette année, la remise porte sur le millésime 2010 de Château Cap Léon Veyrin. Durant la foire aux vins, il est vendu 9,75 euros au lieu de 15 euros le reste de l'année.
23 h 30. Les derniers acheteurs regagnent les caisses de la grande surface. La soirée a été riche, dans tous les sens du terme. Julien et Nathalie Meyre sont satisfaits mais n'ont aucune idée du chiffre d'affaires qu'ils ont contribué à réaliser ce soir. Ils verront ça plus tard, une fois les vendanges terminées.
Aux caisses, les cartons et les bouteilles s'empilent sur les tapis. On lorgne sur le chariot voisin, on écarquille les yeux devant les plus gros achats. Il y a comme de la compétition dans l'air, c'est à celui qui aura le plus dépensé. Les achats vont de quelques dizaines à plusieurs milliers d'euros. Julien Siemen, le responsable du rayon produit de grande consommation, en charge de cette foire aux vins, sait que l'opération est réussie cette année encore. La soirée a rapporté plus de 100 000 euros au magasin.
LES ATTENTES DE LA GRANDE DISTRIBUTION
L'implication des viticulteurs. Le magasin Leclerc de Saint-Médard-en-Jalles (Gironde) cherche avant tout des vignerons « qui savent faire apprécier leurs vins et sont prêts à le suivre tout au long de l'année », indique Julien Siemen, responsable des produits de grande consommation. Les producteurs sont en effet sollicités à d'autres moments qu'à l'occasion de la foire aux vins.
Un échange de bons procédés. « Dans le catalogue de la foire aux vins, nous mettons en avant les viticulteurs avec lesquels nous avons l'habitude de travailler. » Certains vignerons « partenaires exclusifs » ont ainsi droit à leur photo dans le catalogue accompagnée d'un commentaire sur leur vin.
L'idée de plaisir. « La seule consigne que nous donnons aux viticulteurs pour la foire aux vins, c'est qu'ils prennent plaisir à rencontrer les clients et à parler de leurs vins. »
Une volonté de mettre en avant les vins de la région. « Nous sommes Bordelais et principalement Bordelais rive gauche. Plus les vins sont de la rive droite, moins nous en vendons. » L'ensemble des bordeaux représente 85 % du chiffre d'affaires vin du magasin.