PHILIPPE PROUD, muni de sa craie et de son taille-craie, indique le contenu des barriques : l'année, la provenance (ici, Grande Champagne), le nom du producteur et le nombre de fûts qui composent le lot. PHOTOS J.-M. NOSSANT
La craie reste un instant suspendue au-dessus du bois. Philippe Proud dessine des gestes dans le vide. Puis il se lance. Il trace un G et repasse dessus pour l'accentuer. Dans la pénombre, agenouillé devant une barrique sur quelques épaisseurs de tissu, il souffle sur le trait qu'il vient de dessiner pour en écarter les poussières. Puis il taille sa craie et reprend ses mouvements fermes et lents.
Nous sommes dans le chai du fondateur de la maison Hennessy, à Cognac (Charente), où toutes les barriques sont marquées à la craie, à l'ancienne. C'est là que le négociant stocke ses plus vieilles eaux-de-vie. Un endroit qu'il n'ouvre qu'exceptionnellement à la visite. La reine d'Angleterre y est venue. Une photo sur un mur en atteste.
Philippe Proud est un des quatre calligraphes des cognacs Hennessy. Agent de chai à l'origine, il a été formé il y a trois ans. Depuis, il est devenu « écrivain sur barrique », comme il se définit en souriant. Avant cette formation, il restait un seul calligraphe dans la maison, Robert Pieirillas, « notre maître, précise Philippe. J'aurais pu passer des heures à le regarder travailler ».
« Ça t'intéresserait de le faire aussi ? lui a un jour demandé Robert Pieirillas. On cherche du monde... » Philippe Proud a répondu oui. « Alors je suis retourné à l'école. »
Pendant deux mois, avec deux autres employés de Hennessy, il a appris l'art de la calligraphie. Sur papier d'abord. « On a commencé à écrire des petits signes qu'on ne comprenait pas, des créneaux, des courbes. Puis des pleins et des déliés (tracé le plus épais et le plus fin d'une lettre) ainsi que de l'italique avec des morceaux de bambou taillé. Puis nous avons débuté sur les barriques et là, la formation a vraiment commencé. »
Alphabet spécial
« Derrière moi, il y a le savoir-faire des anciens que je n'ai pas le droit de trahir, observe Philippe Proud. Je me remets en question à chaque barrique. » Parfois, les lettres se tracent toutes seules. « D'autres jours, ça ne va pas. Ça vient de la craie, quand elle est trop humide et s'écrase, ou de la barrique. Ou ça vient de moi. Alors je pars faire un tour avant de m'y remettre. Il faut être en osmose avec la barrique, avec l'écriture. »
Ces belles inscriptions indiquent l'année de récolte, la provenance de l'eau-de-vie, son producteur et le nombre de fûts ou de tierçons qui composent le lot. Bien qu'elles ne soient plus indispensables, Hennessy a tenu à conserver cette tradition.
À l'origine, les barriques n'étaient identifiées qu'à la craie. Puis, au début des années soixante-dix, des étiquettes collées sur les fonds sont apparues. Dans les années quatre-vingt-dix, les codes barre leur ont succédé. Mais le négociant a conservé la calligraphie pour ses fûts les plus prestigieux.
Un alphabet a été conçu spécialement pour les barriques et avalisé par la direction de l'entreprise. Certaines lettres peuvent se dessiner de deux ou trois manières différentes. Toutes figurent en majuscule et en minuscule. Les chiffres ont également été modélisés. En cas de doute, Philippe Proud s'y réfère. Et quand il est en vacances, il continue à faire des exercices d'écriture sur du papier, « pour ne pas perdre la main ».
Après chaque soutirage, Philippe Proud efface les indications qui se trouvaient sur le fût pour tracer les caractéristiques de la nouvelle eau-de-vie. En pleins et déliés, minutieusement.