Décidément, la récolte 2013, historiquement basse dans les côtes du Rhône, n'a pas seulement comme conséquence de provoquer la hausse du cours du vrac. Elle a également ouvert la voie à une véritable chasse aux raisins. Une chasse orchestrée par des négociants vraqueurs obligés de sécuriser leurs approvisionnements, à l'heure où les petites récoltes se succèdent.
En 2013, la production d'AOC Côtes du Rhône a flanché à 1,2 million d'hectolitres, et les deux récoltes précédentes n'avaient guère été mirobolantes : 1,6 million d'hl en 2011 et 1,4 million d'hl en 2012. L'appellation a perdu près de 40 % de son potentiel entre 2000 et 2013, soit quelque 800 000 hl.
Dans ce contexte, les coopératives et vinificateurs se trouvent tous face au même dilemme. Ils doivent amortir des bâtiments et cuveries souvent surdimensionnés, qui plus est acquis à l'aide de prêts. « La rentabilité passe par le volume, décrypte un analyste. En dessous d'un certain seuil, les coûts fixes à l'hectolitre explosent et les entreprises perdent de l'argent. C'est ce qui explique que plusieurs caves coopératives sont aujourd'hui en difficulté. »
Les opérateurs privés courent le même risque et veulent à tout prix l'éviter. « Pour augmenter leur portefeuille de fournisseurs, ils n'ont guère d'autre solution que de se tourner vers les coopérateurs », ajoute notre interlocuteur. Une bataille s'engage. Elle va sans aucun doute se jouer à coup de chèques alléchants.
La maison Lavau, à Violès, dans le Vaucluse, est la première à avoir lancé ses appâts. Dans un communiqué du 15 mars dernier, elle annonce la mise en place d'un nouveau type de contrat d'achat de raisins. Elle propose de verser à ses apporteurs le premier acompte trois mois avant la récolte, soit en juin. « La trésorerie est le problème numéro un des vignerons. Grâce à cette avance de fonds, ils pourront financer leurs frais de culture », justifie Frédéric Lavau, directeur général de ce négoce qui vinifie actuellement 80 000 hl par an.
Sa maison réglera 70 % de la valeur des apports dans les douze mois suivant le mois de juin. Elle réglera les 30 % restants en août de la même année. Le prix d'achat sera calculé à partir du prix moyen du vrac de l'année N-1, enregistré par l'interprofession. « S'il y a une hausse du cours, nous la répercuterons en cours de route », promet Frédéric Lavau.
Avec cette offre, l'entreprise compte bien séduire de nouveaux producteurs. D'ailleurs, des coopérateurs lui confient déjà une partie de leurs vendanges. « Ces personnes ont agrandi leur vignoble. Elles ont choisi de diversifier leur portefeuille d'acheteurs », souligne Frédéric Lavau. Et d'après lui, cette tendance va s'amplifier.
Le négociant vraqueur Raphaël Michel est aussi dans la course. Il est en pourparlers avec la cave les Coteaux de Visan pour créer une winery gérée par une filiale commune aux deux entreprises. L'outil existe déjà. Il s'agit du second site de vinification de la coopérative, installé à Tulette (Drôme). D'une capacité de 100 000 hl, il n'en a vinifié que 12 000 hl en 2013. « Il génère des coûts de vinification à plus du double de ce qu'ils devraient être, a écrit le président des Coteaux de Visan à ses coopérateurs. De plus, il nécessite des investissements importants pour le remettre à niveau. »
Si l'accord aboutit, Raphaël Michel prendra en charge la rénovation du site. Les raisins des adhérents de la coopérative y seraient vinifiés, mais également ceux d'apporteurs externes. Là aussi, les modalités d'achat du raisin sont particulièrement attractives. « Nous verserons aux apporteurs un acompte de 20 % au mois de juillet, avant la récole, explique Guillaume Ryckwaert, PDG de Raphaël Michel. Nous réglerons le solde en sept mois, de décembre à juin suivant la récolte. Les exploitations ont besoin de cash sur le court terme pour fonctionner, elles ne peuvent plus attendre 24 mois (NDLR: le délai moyen de règlement au sein des coopératives) pour être payées. »
Comme chez Lavau, le prix du kilo de raisin sera fixé en fonction du cours de l'année N-1. La rémunération sera revalorisée en cas de hausse. Le projet qui a été présenté aux coopérateurs de Visan, le 3 avril, doit être ficelé d'ici les prochaines vendanges.
Ces démarches interviennent alors que les caves coopératives ont du mal à fidéliser leurs adhérents. Ainsi, des adhérents des Coteaux de Visan ont rendu leur tablier pour se rendre à la cave voisine de Costebelle, à Tulette. Celle-ci a vinifié 66 000 hl l'an dernier, dont 10 000 hl venant de coopérateurs qui l'ont rejointe dernièrement.
C'est le choix fait par ce vigneron qui souhaite conserver l'anonymat. Depuis 2010 déjà, il apporte 95 % de sa production à Costebelle. « Le système de rémunération de la coopérative de Visan était complexe, confie-t-il. Il était basé sur le pourcentage de cépages améliorateurs, syrah et mourvèdre, fourni à la cave. Si cette part était supérieure à la moyenne des apports de ces cépages collectés par la cave, nous percevions une majoration et inversement. » Ce système ne lui permettait pas de comparer sa rémunération à celle des coopérateurs d'autres caves. De plus, Costebelle lui octroie une rémunération 10 % au-dessus de celle de Visan.
Les frais de vinification à Costelle sont moindres, bien qu'ils soient passés de 18 à 22 €/hl entre 2012 et 2013. « Nous avons dû réaliser cette augmentation car, avec 66 000 hl, nous avons rentré la plus petite récolte de notre histoire, indique Bernard Roustan, le directeur de la coopérative. Nous sommes attentifs à nos dépenses, mais notre outil est sous-employé. Il peut vinifier le double de ce que nous réalisons aujourd'hui. » Et il n'y a guère de caves coopératives qui échappent à cette difficulté.
Quand s'y ajoutent des aléas dans la gestion financière et commerciale, la sentence peut faire mal. Les Vignerons réunis de Cairanne ont ainsi été placés en redressement judiciaire le 21 février dernier. Mécontents de leur rémunération, certains adhérents avaient déjà fui vers les coopératives voisines, de Sainte-Cécile-les-Vignes (Vaucluse) par exemple, avant l'annonce de cette décision.
« Il faut soutenir nos adhérents pour qu'ils restent chez nous, lance Denis Guthmuller, président de la cave Cécilia à Sainte-Cécile-les-Vignes. Ce sont des problèmes de trésorerie qui les conduisent à aller voir ailleurs. Or, les caves peuvent octroyer des avances de fonds à ceux qui en ont besoin. » Il va prochainement réunir les directeurs de caves du nord du Vaucluse et du sud de la Drôme pour étudier des solutions. La fusion entre caves en fait partie.
Sa coopérative et celle de Saint-Cécile-les-Vignes y songent. Les coopératives de Vacqueyras et de Beaumes-de-Venise, après avoir échoué l'an passé, ont repris leurs discussions. Le Cellier des Dauphins, qui regroupe treize coopératives au sein de l'UVCDR, a de son côté lancé un audit en 2013. Il vise notamment à ressouder les liens entre ses membres. « Ce projet peut être moteur de l'entente entre nos structures », relève Denis Guthmuller, dont la cave est membre de l'UVCDR. Mais le négoce a déjà dégainé ses armes.
Fusions réussies dans le Gard
En 2003, la coopérative de Chusclan, dans le Gard, a absorbé sa voisine de Codolet. Puis en 2008, elle a fusionné avec celle de Laudun pour former Laudun Chusclan vignerons. « Cette année-là, nous avons ainsi vinifié 122 000 hl », se rappelle Claude Rivier, le coprésident. Laudun Chusclan vignerons ne s'est pas arrêtée là. En 2011, elle absorbe Victor Comtis (20 000 hl) et en 2012 la cave d'Orsan (50 000 hl). « Ces intégrations successives nous ont permis de traverser la crise, poursuit Claude Rivier. Nous avons en effet étoffé nos équipes commerciales de six à douze personnes, ce qui nous a permis de construire des partenariats solides en France et à l'export. Nous ne dépendons plus du marché spot. » Laudun Chusclan vignerons a par ailleurs recruté un directeur général, un directeur technique, un directeur administratif et financier et un responsable qualité. Aujourd'hui, la coopérative pèse 6 millions de cols, le double d'avant la fusion entre Laudun et Chusclan. En grossissant, l'entreprise a dilué ses charges fixes. « Nous déduisons 25 €/hl de frais de vinification à nos adhérents. Ces frais seraient plus élevés de 10 €/hl sans la fusion. »
Des coopérateurs multi-apporteurs
Les coopérateurs des côtes du Rhône ont la possibilité d'adhérer à plusieurs caves coopératives. Avant 2009, les statuts des coopératives interdisaient cette possibilité, mais « cette interdiction n'a jamais été respectée », observe Alain Brusset, conseil de la fédération des coopératives de Vaucluse. La pratique a donc été entérinée en 2009, à la suite de la loi d'orientation agricole de 2007. Les coopérateurs engagent désormais tout ou partie de leur parcellaire pour une durée qui correspond à la période d'adhésion à la coopérative. Elle est en général fixée entre cinq et dix ans.