LES VIGNES DE MADÈRE POUSSENT EN « LATADAS », des treilles qui font la singularité du vignoble de l'île. Elles peuvent abriter des cultures de légumes qu'elles protègent des ardeurs du soleil. PHOTOS : M.-L. DARCY
LES QUATRE HECTARES DE LA NOUVELLE VIGNE de cépages blancs de la Quinta do Bispo appartenant à Blandy's seront greffés d'ici l'année prochaine.
A Madère, archipel portugais dans l'océan Atlantique, il n'y a pas de viticulteurs mais des agriculteurs qui cultivent et récoltent oignons, patates et choux sous des treilles. Ces dernières - dénommées latadas - participent à la beauté des paysages de cette île volcanique qui culmine à 1 800 m d'altitude. Elles s'établissent sur de petites terrasses, entre 150 et 700 mètres d'altitude. Au niveau de la mer, les agriculteurs donnent la priorité à la banane, rentable toute l'année.
Le vignoble ne couvre que 400 hectares. Il se concentre dans trois régions : Câmara de Lobos sur la côte sud (125 ha), São Vicente (112 ha) et Santana (82 ha) situés sur la côte nord. En moyenne, les parcelles de vignes ne dépassent pas 0,3 ha et sont parfois très dispersées pour un même exploitant. Rares sont les cultivateurs qui vinifient leur récolte. La quasi-totalité d'entre eux vend ses raisins à l'un ou l'autre des cinq acheteurs de l'île.
Le cépage rouge tinta negra mole (encre noire) représente 85 % de la production actuelle. Cinq variétés de blancs - le sercial, le verdelho, le boal, le terrantez, et la fameuse malvoisie, paraît-il originaire de Crète - composent la palette des cépages nobles de Madère. « La tinta negra mole résiste bien au chauffage. C'est un cépage robuste que l'on peut boire jeune. C'est celui qu'on vend pour la sauce. La France est d'ailleurs notre premier client », explique Julio Fernandes, le directeur commercial de Justino's, propriété du groupe La Martiniquaise qui vend désormais 70 % du vin de Madère.
Chez Barbeito, à Câmara de Lobos (sud de l'île) de hautes cuves en Inox occupent l'extérieur des chais construits en 2008. « Nous y chauffons la tinta negra. Cela permet de caraméliser doucement les sucres du vin et d'entamer le processus d'oxydation », explique Leandro Gouveia, directeur commercial chez le négociant.
Pendant trois mois, de l'eau entre 47 et 52°C circule dans les serpentins logés dans la double paroi des cuves. C'est l'estufagem, un procédé très particulier mis au point par hasard, dit-on (voir encadré).
Avant de subir le chauffage, les madères sont mutés à l'alcool vinique. C'est une autre de leurs caractéristiques. Les cavistes réalisent le mutage en cours ou en fin de fermentation selon qu'ils veulent obtenir des vins moelleux ou secs. Pour produire des moelleux, ils pratiquent des vinifications avec macération, même avec les cépages blancs. Pour les vins secs, seuls les jus fermentent. Parmi les blancs, la malvoisie, ronde, est vinifiée en moelleux, tandis que le sercial, vif et acide, est destiné aux vins secs. À l'arrivée, selon la teneur en sucres, on distingue cinq styles de vins de madère : doux, demi-doux, sec, demi-sec et extra-sec.
Après être resté trois mois au chaud, le vin passe en barrique où l'oxydation se poursuit. « Cela permet de garder un peu l'acidité originelle », soutient Leandro Gouveia.
Pour ses vins haut de gamme, Barbeito procède au vieillissement traditionnel en fût, dénommé canteiro (du nom des traverses de bois sur lesquelles les fûts reposent). Cette fois, rien d'artificiel. Les barriques sont entreposées dans des pièces chauffées par le soleil et naturellement ventilées. Un vin de canteiro doit rester un minimum de deux ans en tonneaux, et ne peut être vendu qu'au bout de trois ans.
À Funchal, la capitale de l'île, Artur et Edmundo Barros e Sousa, propriétaires de la petite maison Artur de Barros e Sousa, n'ont pas assez de place pour installer des cuves chauffantes. Ils ne pratiquent que le canteiro. Ils font vieillir naturellement les vins en barriques dans leurs chais sur trois étages. Ils vendent de vieux madères de collection dont ils ont parfois perdu le registre d'âge.
La maison Blandy's fait un autre pari. Cette entreprise qui appartient à la même famille depuis deux siècles mise sur les cépages blancs. Sur sa propriété Quinta do Bispo, à São Jorge, sur la côte nord de l'île, Gonçalo Caldeira a planté 4 ha de porte-greffes destinés à recevoir des greffons de sercial, verdelho et surtout de malvoisie de São Jorge, le plus doux. « Les cépages blancs traditionnels perdent du terrain parce qu'ils sont plus difficiles à cultiver que la tinta negra. Mais ils donnent les meilleurs madères », explique le jeune oenologue.
Gonçalo Caldeira a importé des greffons du continent comme d'ailleurs tous ses produits et matières sèches. Cette année, il a commencé à greffer ses porte-greffes. Il devrait terminer l'année prochaine. D'ici quatre ou cinq ans, ses tonnelles seront pleinement constituées.
« Nous désherbons manuellement, ajoute-t-il. Avec un tracteur, le vent, parfois fort ici, disperserait les herbicides. » Chaleur et humidité obligent à un travail de titan : à peine terminé le sarclage de la parcelle qu'il faut recommencer. Qu'à cela ne tienne, Blandy's, qui produit le haut de gamme, veut s'assurer d'avoir de quoi réaliser les futures cuvées (colheita), réserve (reserva) ou vintage (frasqueiro) qui raviront les touristes et les gourmets en visite sur l'île.
Un vin tropicalisé
Colonisé en 1419, l'archipel de Madère a longtemps servi de lieu d'approvisionnement en vin pour les territoires conquis par les Portugais. À l'époque, on ajoute 20 % d'alcool au breuvage pour qu'il résiste à des voyages de plusieurs mois par une chaleur étouffante. Rapidement, les navigateurs se rendent compte qu'arrivé en Inde, le vin est transformé. Il a passé les tropiques. Ses arômes se sont concentrés, il s'est « madérisé ». Ils ramènent alors ce vin bonifié vers l'île, où il devient « vinho da Roda », le vin qui a fait le tour et qui se vend à prix d'or.
Les négociants n'ont de cesse de reproduire à moindre coût le processus : ainsi naît le chauffage, l'estoufagem. Avec le traité de Methuen en 1703, les Britanniques deviennent maîtres du commerce du vin. Aujourd'hui, la France est le principal client de l'île, ayant acheté 10 000 hl en 2013 essentiellement pour mitonner des sauces au madère. Sur place, les ventes aux touristes représentent 17 % du commerce total. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, l'île produit aussi des vins classiques, non oxydés, sous les AOC Madeirense et Terras madeirenses. Cependant, l'AOC Madeira reste très largement majoritaire avec quelque 35 000 hl/an.