Dans le monde des affaires, on rencontre parfois des contentieux surprenants. C'est le cas de cette histoire, où la société Assoif a commandé 340 hl d'alcool pur de cognac en juillet 2011 à la société Écran, pour une somme de 298 479 euros.
La société Écran, conformément à la règle, émet une facture que l'entreprise Assoif s'empresse de payer. Cependant, Écran ne livre jamais l'eau-de-vie. Et en août 2012, soit un an plus tard, il restitue l'intégralité de la somme qu'il a perçue de son client, laissant supposer que sa facture de près de 300 000 euros était de complaisance. Mais Assoif ne l'entend pas de cette oreille. Il tient à être livré de sa marchandise. Pour obtenir l'exécution du contrat, il assigne son fournisseur défaillant devant le juge des référés du tribunal de commerce en octobre de la même année. Et il s'engage à payer à nouveau la somme due en échange des 340 hl de cognac tant attendus.
Le litige portant sur une affaire commerciale, il était logique de le porter devant le tribunal de commerce. Mais était-ce également judicieux de demander un jugement en référé ? Rien n'est moins sûr. En effet, en application des articles 872 et 873 du code de procédure civile « dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal de commerce peut [...] ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent pas à une contestation sérieuse ». Ici, toute la question était de savoir si la demande d'Assoif se heurtait ou non à une contestation sérieuse ; auquel cas, le juge aurait dû la repousser.
Le tribunal de commerce a estimé qu'il n'y avait pas de contestation sérieuse. Il a tranché en faveur d'Assoif, en référé. Il a ordonné à la société Écran de livrer le cognac commandé, sous astreinte. Rejetant ce jugement, Écran a fait appel. Malheureusement pour lui, en mai 2013, la cour d'appel de Bordeaux confirme le jugement du tribunal de commerce.
Il faut dire que l'affaire était embrouillée. Lors de l'audience, le nom d'une troisième société fut évoqué. Écran a expliqué que sa facture était un habillage pour pallier aux difficultés financières de ce troisième larron. Bien que très particulier, puisqu'il montre les turpitudes de la société Écran, cet argument aurait dû suffire à considérer le recours au juge des référés mal approprié, comme le précisent les textes ; donc à rejeter la demande de la société Assoif. Mais la Cour d'appel ne s'est pas contentée de chercher un motif sérieux de contestation de la facture, elle voulait la preuve incontestable qu'elle était de pure complaisance. Comme cette preuve n'a pas pu être établie, elle a confirmé le référé.
Étant donné la somme en jeu, un pourvoi fut diligenté au terme duquel la société Écran a obtenu gain de cause. La cour suprême a rappelé le droit. Elle a conclu que la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale parce qu'elle s'est déterminée « par des motifs impropres à écarter l'absence de contestation sérieuse ». Elle a donc cassé l'arrêt de la cour d'appel. Et il apparaît difficile à la cour de renvoi de ne pas suivre la Cour de cassation.
Les juges des référés auraient dû se déclarer incompétents. Or, selon les tribunaux, tous ne se restreignent pas au domaine du référé. Certains ont tendance à juger au fond. De leur côté, enfermés dans leurs affaires, les négociants ont tendance à préférer le référé, même s'il y a contestation sérieuse. Il faut dire que la procédure de référé est très simple. Elle ne prévoit pas, notamment, la conciliation.
Il y a quelque chose d'étrange dans cette affaire de facture de complaisance et de demande de paiement. Comment faire cohabiter les deux notions ? Comment comprendre cette facture payée puis restituée ? Il faut bien admettre que le monde des affaires connaît des pratiques étrangères au droit strict contenu dans les livres.
Cas. 16 septembre 2014, n° 13-20712