« Les cépages phytodépendants, c'est fini ! Je n'en plante plus. Je n'ai pas envie de m'empoisonner. » Au domaine de la Colombette, Vincent Pugibet est volontiers provocateur. Mais il joint le geste aux paroles. Depuis huit ans, il teste à grande échelle, avec son père François, des variétés résistantes au mildiou et à l'oïdium obtenues en Suisse et en Allemagne. Sur une quarantaine d'hectares, ils ont planté une vingtaine de cépages différents pour apprécier leur résistance aux maladies et leurs aptitudes culturales et oenologiques. « Tous ne sont pas intéressants. Par exemple, le cabernet carbon, une obtention allemande, n'a pas donné de bons résultats : il ne produit qu'une année sur trois et donne des vins foxés, très acides, avec une couleur bleutée », témoigne le vigneron.
Pour d'autres, il a fallu se montrer patient et apprendre à les acclimater. « Les premières années, le cabernet blanc produisait des vins médiocres. Cette année, nous avons mieux travaillé la vigne, veillé à éviter tout stress hydrique, et c'est le meilleur vin de la cave », se réjouit Vincent Pugibet.
Ce vignoble de cépages résistants n'a pas reçu un seul traitement au long des huit années, à l'exception du cabernet jura et du cabernet blanc. Ces derniers ont en effet été traités contre l'oïdium en encadrement de la floraison lors de certaines campagnes. Par ailleurs, toutes les vignes sont taillées mécaniquement. Les plantiers sont ainsi montés sur fil dès la première année. « À l'exception de cette année-là, nous n'effectuons plus aucun travail manuel dans ces vignes », assurent-ils.
Pratiquement toutes les variétés testées s'avèrent très productives : dès la première campagne, certaines donnent 30 à 40 hl/ha. Et en rythme de croisière, les rendements atteignent facilement 150 à 200 hl/ha, en condition irriguée.
Les vignerons biterrois ont pu aussi repérer quelques difficultés pour certains cépages : le muscaris, par exemple, produit énormément de pampres, imposant trois passages par an ; le cal 6-04 s'avère, lui, très cassant et tient moyennement à la chaleur.
Côté vin, les Pugibet constatent un réel écart entre les blancs et les rouges. « Pour le moment, nous ne sommes pas convaincus par les rouges, à l'exception peut-être du cabernet jura. Les vins ne ressemblent en rien à ce que nous connaissons et peuvent difficilement être utilisés en cépages purs. De plus, ils ne "prennent" pas le bois. Nous avons essayé d'utiliser deux fois des staves : le boisé est resté imperceptible en bouche. »
En revanche, les blancs donnent des vins intéressants : très fruités et présentant une bonne acidité, même avec des rendements élevés. Quatre variétés se révèlent ainsi prometteuses : le souvignier gris, le muscaris, le cabernet blanc et le cal 6-04. Assemblées, elles composent le blanc de la cuvée Au Creux du Nid du domaine, le rouge de cette même cuvée étant exclusivement à base de cabernet jura. Cette année, la Colombette a commercialisé 60 000 cols de ces deux vins, au prix de 3 € HT départ cave et proposés entre 8 et 9 € prix public la bouteille. Le domaine a utilisé le reste de la production de ses cépages résistants en assemblage dans la cuvée Barbejo, en vin de France bio, ou l'a commercialisé en vrac. « L'intérêt de ces variétés, ce n'est pas seulement leur résistance aux maladies, mais c'est aussi leur facilité de culture, leur productivité et les possibilités de valorisation qu'elles offrent », souligne Vincent. Si les Pugibet ont ouvert la voie, de nombreux autres vignerons et coops manifestent l'envie de suivre leurs traces.
À Bordeaux, la famille Ducourt exploite 450 ha de vignes dans l'Entre-deux-Mers. Elle a planté deux variétés résistantes en juin 2014 : le cal 6-04 sur 1,3 ha et le cabernet jura sur 1,6 ha. Dans le cadre d'un protocole d'essai suivi par la chambre d'agriculture de Bordeaux, le domaine s'est engagé à faire un traitement contre le mildiou et l'oïdium à la floraison, pour éviter les risques de contournement de résistance.
« Le cal 6-04 est très fertile et fructifère mais il est sensible à la casse. Les premiers raisins que nous avons récoltés sont très intéressants. Ils donnent des vins avec un profil thiolé marqué et une belle acidité. Le cabernet jura, lui, ne présente pas de difficultés culturales et se montre moins fructifère que le blanc. Nous n'avons pas pu le vinifier. C'est un cépage précoce, et il était mûr fin août-début septembre. Les chevreuils l'ont mangé avant que nous ayons eu le temps de le ramasser », explique Jérémy Ducourt.
Le jeune oenologue est très enthousiaste à l'égard de cette expérimentation et entend bien la poursuivre en plantant deux autres variétés : le muscaris et le souvignier gris. « Avec un traitement par an, il n'y a aucune hésitation à avoir : c'est notre santé et celle de nos salariés qu'on préserve. Même si ces variétés ne sont pas parfaites, ça vaut le coup de les expérimenter pour tester d'autres modèles de production, créer de nouveaux produits et réfléchir à la stratégie commerciale que l'on peut mettre en place. C'est très excitant », se réjouit-il.
Il s'est même proposé pour essayer à grande échelle les variétés ResDur développées par l'Inra de Colmar. « Nous avons dégusté les vins des essais Vate (Valeur agronomique, technologique et environnementale - essais officiels réalisés en vue de l'inscription au catalogue, NDLR). C'est intéressant mais il s'agit de résultats obtenus à très petite échelle. Pourquoi ne pas mener, en parallèle, des expérimentations de plus grande ampleur chez des vignerons motivés pour le faire ? On gagnerait du temps et ces parcelles témoin, ouvertes aux visites, permettraient aux viticulteurs de se faire une idée du comportement en grandeur réelle de ces variétés », plaide-t-il, sans succès à ce jour.
« Beaucoup de caves coopératives, notamment Buzet, Grézillac, Cocumont et Duras, ont manifesté leur intérêt pour tester les variétés suisses, allemandes ou italiennes. Nous allons constituer un groupe réunissant cinq à six caves, y compris particulières, pour conduire des essais », confirme Alexandra Lusson de la chambre d'agriculture de Bordeaux.
Dans l'Hérault, les candidats à l'expérimentation se font de plus en plus nombreux. La cave coopérative de l'Occitane a planté l'an dernier 1,5 ha de vigne avec des variétés allemandes : essentiellement souvignier gris, cabernet cortis et monarch, plus quelques rangs de muscaris et de cabernet cantor. Les vignerons du Pays d'Ensérune sont également sur les rangs pour expérimenter des variétés italiennes avec l'IGP Pays d'Oc.
Officiellement, seule une dizaine d'hectares serait plantée en France avec des variétés suisses et allemandes résistantes au mildiou et à l'oïdium, principalement dans le Languedoc et le Bordelais. Officieusement, c'est beaucoup plus. Certains viticulteurs ont pris le risque d'en planter sans obtenir le feu vert de l'administration dont la réponse tardait.
« Je ne comprends pas pourquoi il y a tant de freins », confie l'un d'eux, qui a fini par planter sans autorisation car il avait près de 15 000 € de plants en jeu. « En tant qu'employeur, notre responsabilité juridique est trop forte. La protection de nos salariés devient un casse-tête. Les mesures de prévention qu'on nous impose sont inapplicables. Avec ces cépages résistants, on peut réduire nos traitements d'au moins 75 %. Il n'y a plus à tergiverser : il faut qu'on nous laisse avancer », s'enflamme-t-il.
Même irritation dans un autre domaine, qui a planté cinq variétés résistantes (muscaris, souvignier gris, cabernet blanc, cal 6-04 et cabertin) sans feu vert officiel. « Il n'y a pas de fondement à nous empêcher de tester ces variétés. Il faut que les autorités comprennent que c'est dans l'intérêt de la filière. Financièrement, tout est à notre charge. Nous voulons proposer à nos clients des vins "zéro traitement" », fulmine le responsable du domaine. Il y a urgence à assouplir la situation. Peut-être le sera-t-elle bientôt.
Un décret important pour l'expérimentation de nouvelles variétés est, en effet, paru le 28 avril dernier. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas fait grand bruit. Et pourtant, il régit le classement des variétés de raisins de cuve, sésame indispensable pour qu'elles puissent produire du vin en France. Il pose aussi les bases d'une nouvelle réglementation sur l'expérimentation des variétés - résistantes entre autres - en vue de leur classement. Il indique que les variétés à l'essai seront classées temporairement pour permettre leur évaluation, mais qu'en cas de retrait de ce classement, elles devront être arrachées au plus tard quinze ans après la date du retrait. Il annonce un arrêté (qui devrait paraître en fin d'année) détaillant les modalités d'expérimentation, les critères de classement des variétés et le contenu du dossier à déposer auprès de FranceAgriMer.
Le texte indique que ces critères « peuvent tenir compte des stratégies de lutte contre les maladies afin de ralentir les contournements des gènes de résistance aux maladies ». Pour les partisans des variétés résistantes, c'est le signe inquiétant qu'elles seront examinées avec un a priori négatif. Une autre exigence pourrait également être précisée dans les arrêtés : que les noms des nouvelles variétés ne risquent pas d'induire le consommateur en erreur. Les cabernet jura, cabernet carbon ou cabernet cortis devront-ils changer de nom pour être autorisés en France ? Les réponses à ces questions devraient bientôt être clarifiées.
Le Languedoc-Roussillon, la région la plus ouverte aux nouvelles variétés
Quels sont les freins et les leviers à l'acceptation des cépages résistants ? C'est le sujet du mémoire de Pauline Blonde (photo), étudiante à Sciences Po Grenoble, sous la tutelle de Jean-Marc Touzard et de Jean-Marc Barbier, chercheurs à l'Inra de Montpellier. L'étudiante a interrogé cinquante-cinq acteurs de la filière dont une trentaine en Languedoc-Roussillon. « Le Languedoc-Roussillon est la région la plus ouverte à l'introduction de ces nouvelles variétés. Des moteurs comme le domaine de la Colombette, l'ICV et les chambres d'agriculture ont contribué à cette dynamique. De plus, la région est habituée aux mutations. Le poids des AOC, avec leur cadre réglementaire, y est moins prégnant que dans d'autres régions françaises », explique l'étudiante.
Pour les personnes interrogées, les variétés résistantes permettent de préserver la santé des viticulteurs, de leurs salariés et des riverains. Elles sont source de gain de temps et diminuent le stress en période de traitement. Enfin, elles permettent de lancer de nouveaux produits. Cependant, les viticulteurs restent plus dubitatifs sur l'intérêt économique de ces variétés qui ne sont pas éligibles à l'aide à la restructuration. Du côté des freins, les personnes interrogées soulignent la lourdeur des procédures d'essai et d'inscription dans les cahiers des charges. Des craintes s'expriment également sur la réalité et la durabilité de la résistance aux maladies de ces nouvelles variétés et sur leurs aptitudes culturales. Pour encourager leur plantation, il faudrait mettre en place des parcelles témoins, organiser des dégustations des vins, assouplir le carcan réglementaire et octroyer les primes à la restructuration.
Controverse sur les cépages d'Alain Bouquet
La décision prise par l'Inra de ne pas inscrire au catalogue français les variétés résistantes au mildiou et à l'oïdium obtenues par Alain Bouquet est très controversée, même parmi les scientifiques. L'Inra justifie sa décision par le fait que ces huit variétés (cinq rouges et trois blancs) ont une résistance monogénique aux pathogènes, résistance que ces derniers risquent de contourner. Le fameux Run1, gène de résistance à l'oïdium qui a fait preuve d'une redoutable efficacité jusqu'ici, serait alors définitivement perdu et ne pourrait plus être utilisé pour la création de variétés résistantes. Des affirmations contre lesquelles s'élèvent l'équipe de l'Inra de Pech Rouge et plusieurs chercheurs de Montpellier SupAgro, dont Alain Carbonneau, ex-patron de la chaire de viticulture de Montpellier SupAgro, s'est fait le porte-parole. « Nous contestons le fait de considérer comme monogéniques les Muscadinia RC Vinifera (MRCV) obtenus par Alain Bouquet, écrit-il dans une tribune publiée en septembre par le site Vistisphere.
Vis-à-vis du mildiou, ces génotypes possèdent deux gènes de résistance - vp1 et vp2 - et n'ont, à ce jour, jamais présenté de signe de contournement. Et le géniteur Muscadinia rotundifolia, qui est, lui aussi, affiché monogénique Run1, est en fait durablement résistant à l'oïdium (comme à l'ensemble des bio-agresseurs majeurs) depuis des millénaires dans le sud-est des États-Unis où la pression parasitaire est particulièrement forte. À l'Inra de Pech Rouge, ces variétés qui subissent depuis une dizaine d'années une pression maximale de l'oïdium et du mildiou, sans recevoir de traitement, restent totalement résistantes », affirme l'expert qui plaide pour le transfert immédiat, au vignoble, de ces cépages qualitatifs.
Deux pionniers
La plupart des variétés résistantes au mildiou et à l'oïdium ont été obtenues par l'Institut public de la viticulture de Fribourg, en Allemagne, ou par le viticulteur et sélectionneur suisse Valentin Blattner.
L'Institut de Fribourg a démarré ses travaux dès les années 1960. Après avoir créé une 1re génération de cépages résistants, il les a recroisés avec Vitis vinifera pour améliorer leurs aptitudes culturales et oenologiques, obtenant ainsi :
- le cabernet cortis (solaris x cabernet-sauvignon), qui donne des vins rouges colorés et taniques rappelant le cabernet-sauvignon ;
- le monarch (solaris x dornfelder), un autre cépage noir, au potentiel de rendement élevé, apparemment moins résistant à l'oïdium qu'au mildiou ;
- le muscaris (solaris x muscat blanc à petits grains), un cépage blanc qui donne des vins vifs aux notes muscatées ;
- le souvignier gris (bronner x cabernet-sauvignon), aux vins légèrement fruités, voire neutres.
Valentin Blattner, à la différence de l'Institut de Fribourg, n'indique pas les géniteurs résistants utilisés lors de ses croisements. Il a obtenu :
- le cabernet blanc, variété blanche dont le cabernet-sauvignon est l'un des parents et dont les vins rappellent ceux du sauvignon blanc ;
- le Cal 6-04, autre variété blanche dont les vins rappellent le riesling ou le sauvignon, selon les sources,
- le cabernet jura, variété noire et autre descendant du cabernet-sauvignon.
L'Italie autorise onze variétés de cépages résistants
L'Italie vient de classer onze variétés résistantes au mildiou et à l'oïdium : quatre début avril (Fleurtai B, Julius N, Solaris B et Sorèli B), puis sept autres, début août (cabernet eidos, cabernet volos, merlot kanthus, merlot khorus, sauvignon kretos, sauvignon nepis et sauvignon rytos). Désormais, les vignerons peuvent les planter pour produire des vins sans indication géographique. Développées par l'Institut de génomique d'Udine (Frioul), ces variétés seront diffusées en exclusivité par la pépinière Vivai Cooperativi Rauscedo (VCR). Une diffusion qui sera progressive. « Nous ne pourrons pas proposer assez de plants pour répondre à la demande », explique Kévin Baralon, cadre commercial chez VCR France. Durant le Sitévi (24-26 novembre 2015), ce pépiniériste fera déguster des vins obtenus par microvinifications pour démontrer la qualité de ses variétés. « Les cabernets ont une touche de cabernet, idem pour les sauvignons et merlots », assure-t-il. Obtenues par rétrocroisements, ces variétés présentent, les unes, une résistance simple ou monogénique, les autres, une résistance polygénique. « En Italie, nous avons le même objectif que l'Inra en France : créer des variétés polygéniques. Mais il faut que les vins obtenus soient bons. Je préfère un cépage monogénique qui donne un bon vin qu'un polygénique qui en donne un mauvais : seul le premier contente le vigneron et le consommateur ! », confiait, lors du dernier Vinitech, le docteur Eugenio Sartori, directeur de VCR. Bien avant l'Italie, l'Allemagne avait ouvert ses portes aux cépages résistants. La Rhénanie-Palatinat, la plus grande région viticole d'Allemagne, a autorisé le regent dès 1996. Depuis, elle a classé trente autres variétés analogues, et les autres régions lui ont emboîté le pas.