En août 2009, la société Chr. Hansen a lancé Prelude, la première levure sèche active non saccharomyces destinée à la fermentation. Il s'agit d'une souche de Torulaspora delbrueckii, une espèce présente sur les raisins et dans les fermentations spontanées. Cette année, Laffort œnologie et Lallemand lui emboîtent le pas. Le premier lance Zymaflore alpha TD et le second Level2 TD. A la différence des deux autres qui sont des souches pures de T. delbrueckii, Level2 TD est un kit associant une T. delbrueckii et une S. cerevisiae.
Des arômes flatteurs qui s'ajoutent aux notes fruitées
« De toutes les non-saccharomyces que nous avons étudiées, Torulaspora est la plus intéressante », indique Vincent Renouf, chargé de recherches en microbiologie chez Laffort œnologie. Après de nombreux essais, les firmes ont remarqué que cette levure produit des arômes intenses et qu'elle apporte de la complexité aux vins. Selon Olivier Pillet, responsable développement vins tranquilles chez Lallemand, « les vins ont des nez plus fins quand Toruslaspora intervient en fermentation. Des arômes flatteurs, qu'on obtient rarement avec une Saccharomyces, s'ajoutent aux notes de fruits frais déjà perceptibles. »
Laurent Hubert, directeur marketing vin chez Chr. Hansen, explique que les vins fermentés avec cette levure contiennent une variété plus importante de thiols et d'esters fermentaires, en particulier ceux à longue chaîne. Or, ces esters contribuent au caractère fruité des vins et donnent des arômes plus stables dans le temps. Lors de fermentations spontanées, ce type d'esters participent aussi à la complexité aromatique.
« Cette nouvelle espèce de levure est un vrai moyen de différencier les vins, ajoute Laurent Hubert. Les profils sensoriels obtenus à partir d'un même moût peuvent être très distincts. » Il donne l'exemple d'un essai mené sur un chardonnay de Bourgogne en 2009. D'après un jury de dix-huit dégustateurs experts, le chardonnay fermenté avec une S. cerevisiae est plutôt marqué par des arômes de fruits tropicaux, comme l'ananas. L'addition de T. delbrueckii conduit à plus de notes d'agrumes, de fleurs, d'épices… Les essais mettent également en évidence un gain sur la rondeur en bouche des vins. « Pourtant nous n'observons pas plus de polysaccharides, ni plus de glycérol, admet Olivier Pillet. C'est peut-être la structure des polysaccharides libérés qui influence le volume en bouche. » « Dans un premier temps, nous avons surtout axé nos essais sur les vins blancs, poursuit Laurent Hubert. Nous nous sommes rendus compte que les résultats sont aussi très intéressants sur les rouges. Ils sont devenus notre nouvelle cible. »
Quelques travaux ont également été menés sur des vins liquoreux. Ils montrent que l'usage de Torulaspora permet de diminuer la production d'acidité volatile. La baisse peut aller de 25 à 50 % dans certains cas.
Saccharomyces cerevisiae doit terminer la fermentation
Le gros point négatif de Torulaspora delbrueckii est qu'elle ne peut pas assurer la fermentation alcoolique toute seule. Elle est peu résistante à l'alcool. De ce fait, elle ne fermente que jusqu'à 8 à 10 % vol. alc. D'où la nécessité de la coupler à une souche de Saccharomyces cerevisiae. Le principe est donc que Torulaspora débute la fermentation, puis Saccharomyces prend le relais pour « finir les sucres ».
Lallemand a sélectionné des souches qui fonctionnent ensemble sans complication. « Nous avons constaté des problèmes de fermentation avec certaines associations, note Olivier Pillet. Il faut donc bien choisir les souches. » C'est pour cette raison que Lallemand propose un kit de deux levures, préalablement testées en combinaison.
De leur côté, Chr. Hansen et Laffort ont choisi un produit à base de la seule Torulaspora. Tout en mentionnant sur le produit que l'on doit impérativement l'utiliser avec une S. cerevisiae. « Cette formule offre une plus grande flexibilité, argumente Laurent Hubert. Car le vinificateur est libre de choisir la souche qu'il veut pour finir la fermentation. » Il assure qu'aucun problème ni arrêt de fermentation n'ont été constatés lors des essais.
Dans tous les cas, il faut effectuer deux levurages. Deux options sont alors possibles. La première est l'ensemencement séquentiel. Dans un premier temps, on levure le moût avec la souche de T. delbrueckii, à une dose standard de 20 à 25 g/hl. Cela pour lancer la fermentation. L'eau de réhydratation ne doit pas être trop chaude : entre 20°C et 30°C selon le fabricant, contre 35 à 37°C pour une levure classique.
« Torulaspora est résistante à des températures proches de 8 à 10°C, précise Vincent Renouf. On peut donc même ajouter le levain réhydraté au moût directement après une macération préfermentaire à froid. »
Dans un deuxième temps, il faut ensemencer le moût avec la souche de S. cerevisiae, « quelques jours après le début de la fermentation, dès que l'on a perdu 15 à 20 points de densité », selon Vincent Renouf. Cette méthode rallonge en général la fermentation alcoolique de quelques jours.
La seconde option est la co-inoculation. Le vinificateur doit introduire les deux levains dans le moût, en même temps, avant le départ de la fermentation. « Cette option a un effet moindre sur la complexité aromatique, même si l'impact sur la rondeur et l'acidité volatile persiste », note toutefois Laurent Hubert. Il estime qu'il vaut mieux la réserver à des situations où, pour des raisons pratiques, il est impossible d'allonger la durée de fermentation. De plus, pour Olivier Pillet, « la co-inoculation a tendance à générer beaucoup d'acétate d'isoamyle, molécule qui marque un peu trop les vins » avec son odeur qui rappelle la banane. Il préconise donc l'ensemencement séquentiel.
Une espèce un peu plus gourmande en azote
Par la suite, la gestion de la fermentation diffère peu des vinifications habituelles. « L'emploi des deux levures consomme pas mal d'azote, avertit toutefois Olivier Pillet. Nous conseillons d'ajouter 30 g/hl d'azote aminé ou complexe en plus des éventuels apports prévus pour corriger la teneur en azote assimilable. » Torulaspora étant plus sensible aux sulfites, il est également préférable de viser une concentration en SO2 libre inférieure à 20 mg/l dans le moût, après débourbage.
Mis à part ces détails, l'utilisation de cette nouvelle levure reste assez simple. « Elle est adaptée à des cuvées que l'on soigne particulièrement, remarque Olivier Pillet. Car c'est un produit un peu technique. »
D'autant que ces produits sont plus onéreux qu'une levure classique. Leur prix peut s'élever à 110 €/kg, même pour une souche pure.
« Nous ouvrons une nouvelle porte sur l'œnologie, s'enthousiasme Laurent Hubert. Les non-saccharomyces apportent beaucoup en matière de complexité aromatique et de volume en bouche. » Les firmes œnologiques n'en sont qu'à la première espèce non-saccharomyces sélectionnée. L'offre devrait donc encore s'agrandir. « Nous voulons nous inspirer des fermentations spontanées, expose Olivier Pillet, chez Lallemand. On y observe une flore très variée de non-saccharomyces et de non-cerevisiae. Dans le meilleur des cas, ces levures apportent de la complexité au vin. Le problème est que ces fermentations sont toujours risquées. » Pour toutes les firmes, l'objectif est « de ‘‘mimer'' une fermentation spontanée », résume Laurent Hubert. Mais en garantissant plus de sécurité fermentaire.
Uvarum : encore du potentiel chez les Saccharomyces
Lamothe-Abiet mise sur Saccharomyces uvarum. Selon cette société, cette espèce contribue elle aussi à la complexité aromatique. Mais elle ne peut convertir les sucres qu'à hauteur de 6 à 7° d'alcool. Il faut donc la combiner à une S. cerevisiae. « Nous avons sélectionné une souche d'uvarum performante au niveau aromatique, et optimisé sa production, poursuit Arnaud Delaherche chez Lamothe-Abiet. Nous avons choisi de l'associer à une S. cerevisiae qui finit la fermentation alcoolique et qui ne masque pas les arômes apportés par S. uvarum. » Les deux souches sont mélangées dans le même paquet, vendu sous le nom d'Alliance. On levure à 20 g/hl, après avoir réhydraté la préparation dans de l'eau à 30°C. S. uvarum s'implante à basse température, jusqu'à 8°C. Elle est donc idéale après une macération pelliculaire à froid. Après trois ou quatre jours de fermentation, on augmente la température pour l'amener autour de 16°C. S. cerevisiae prend alors le relais. L'apport de nutriments variés permet d'optimiser les résultats.
« Sur blancs et rosés, nous observons plus de thiols et d'arômes fermentaires », note Arnaud Delaherche. Des essais sont prévus sur rouges en 2010.
Le Point de vue de
Stéphane Toutoundji, œnologue consultant
« Un effet considérable sur la fraîcheur aromatique »
« En 2009, j'ai testé des levures Torulaspora sur du cabernet-sauvignon dans un domaine des Graves et sur du merlot avec macération préfermentaire à froid (MPF) en appellation Bordeaux supérieur. Les mêmes moûts, ensemencés seulement avec une Saccharomyces, ont servi de témoins. Nous avons levuré avec Torulaspora le lendemain de l'encuvage.
En suivant bien le mode d'emploi, n'importe qui peut l'utiliser facilement. Lorsque la densité a chuté de 20 points, soit deux ou trois jours après, nous avons ajouté Saccharomyces. La fermentation s'est opérée sans problème. La courbe de densité a été régulière. Il n'y a eu aucun sursaut de température. Les fermentations malolactiques se sont très bien déroulées. Le temps entre fermentation alcoolique et FML a même été un peu réduit par rapport aux cuves témoins. En suivant les populations de micro-organismes, nous avons remarqué une implantation parfaite de Torulaspora, même à 8-10°C après la MPF. Cela a empêché les levures indésirables, type Brettanomyces, de se développer. C'est un avantage considérable ! Au nez, les vins ont révélé des arômes très précoces, dès la fin de FML. J'ai été impressionné par le gain sur le côté fruits frais et par la fraîcheur aromatique. Après quelques mois, les vins avaient aussi plus de rondeur en bouche que les témoins. Ces vins aux arômes nets et francs plaisent aux consommateurs. Je pense qu'il y a un marché pour les vins élaborés avec ces levures.
Le seul point noir est leur prix. Elles sont deux à trois fois plus chères qu'une levure classique. C'est dommage, car elles me semblent très intéressantes pour des vins de cœur de gamme, valorisés entre quatre et sept euros. »