L'histoire du clos Bagatelle n'a rien de léger, ni de frivole contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer. La transmission de ce domaine, de mère en fille sur les trois dernières générations, s'est faite dans la douleur.
C'est en 1623 que Pierre Mercadier s'offre cette petite propriété, alors en polyculture. Cet artisan drapier de Saint-Chinian (Hérault) l'achète à une comtesse qui l'avait ainsi baptisée en raison de sa petite taille. Le clos Bagatelle ne compte alors qu'une dizaine d'hectares, dont une partie seulement est plantée en vigne. Ce n'est qu'à l'orée du XIXe siècle qu'il développe une véritable activité économique en se couvrant de vignes.
Le sort s'acharne sur ces femmes courageuses
La prise en main du clos par une dynastie de femmes démarre en 1920. Cette année-là, Germaine Guiot, l'arrière grand-mère de Luc Simon et de Christine Deleuze, les propriétaires actuels, se retrouve veuve à 20 ans, tout juste un an après son mariage. À l'époque, les femmes à la tête de domaines viticoles ne sont pas légion. Mais Germaine Guiot a du caractère et sait se faire respecter. Elle confie le domaine à un régisseur et dirige d'une main de fer le personnel, essentiellement masculin, qui travaille tant à la vigne qu'en cave.
« C'était une femme crainte mais respectée, se souvient aujourd'hui Christine Deleuze qui avait huit ans lorsqu'elle est décédée. Elle avait aussi bon cœur. Nous avons retrouvé huit reconnaissances de dette de gens du village à qui elle n'a jamais réclamé leur dû. »
Un nouveau malheur frappe la famille en 1961, lorsque Simone, sa fille unique, à qui elle avait cédé l'exploitation, décède d'un cancer à l'âge de 52 ans. Le domaine échoit alors à Marie-Françoise, fille de Simone, également enfant unique.
La jeune héritière a tout juste 20 ans. Épaulée par son mari, elle étoffe le clos en rachetant 10 hectares de vigne avec une cave à Saint-Jean-de-Minervois (Hérault). Mais le sort s'acharne sur cette lignée de femmes courageuses. Ainsi, Marie-Françoise, atteinte d'un cancer, s'éteint à 48 ans, en pleines vendanges.
Contrôles fiscaux
« Elle a travaillé jusqu'au dernier moment, témoigne sa fille Christine. Malgré la maladie qui la rongeait, elle a toujours cru qu'elle s'en sortirait et, sans doute pour conjurer le sort, n'a pas préparé la transmission de l'entreprise. » Financièrement, l'affaire fut donc douloureuse pour Christine, mais aussi pour son frère Luc.
Pour payer les droits de succession, les deux enfants sont obligés d'emprunter. « Cela a grevé nos investissements », déplorent-ils. Heureusement la donation entre époux que leurs parents avaient faite a permis d'étaler la succession. Au décès de leur mère, les deux enfants héritent de la nue-propriété du bien, leur père restant l'usufruitier. Les frais de succession ne portent donc que sur la nue-propriété. Le reste sera payé treize ans plus tard, au moment du décès de leur père, lorsque le domaine leur revient en pleine propriété. Le tout accompagné de deux contrôles fiscaux. « Qu'on ne vienne pas nous taxer aujourd'hui d'être nés avec une cuillère d'argent dans la bouche, c'est une expression que j'exècre », s'exclame Christine Deleuze.
Honorer leur mémoire
De ce passé douloureux, rien ne transpire aujourd'hui. Aux côtés de son frère Luc, l'ex-prof de marketing s'est investie avec passion et enthousiasme dans le développement du domaine familial. « Cette transmission dans le malheur n'est pas l'idéal pour la génération qui prend la relève, avoue la viticultrice. Le seul bon côté, c'est qu'elle nous pousse à aller de l'avant. Nous nous devons d'honorer la mémoire de ces femmes qui se sont battues pour le domaine. Dès 1973, ma mère a démarré la vente en bouteilles, ce qui était précurseur pour l'époque. Aujourd'hui nous commercialisons 35 000 cols par an. Nous suivons la voie qu'elle nous a tracée. »
La future succession déjà à l'étude
Tirant les leçons de l'expérience qu'ils ont vécue, Luc Simon et Christine Deleuze ont déjà pris contact avec un avocat à Toulouse (Haute-Garonne), spécialiste des transmissions d'entreprise, en vue de préparer celle du domaine familial à leurs enfants : deux filles chez Luc, un garçon et une fille chez Christine. « Évitons les erreurs du passé. Il est de notre responsabilité de préparer la transmission pour faciliter la reprise par nos enfants, affirme la viticultrice héraultaise. Notre avocat nous a conseillé d'attendre encore quatre à cinq ans pour savoir si l'un ou l'autre de nos enfants souhaitait reprendre le domaine. Aujourd'hui, Mathieu, l'aîné, n'a que 17 ans. » Plusieurs pistes ont déjà été évoquées : recréer une nouvelle exploitation ou étoffer l'exploitation existante. « On souhaiterait qu'il y en ait au moins un ou deux qui reprenne. » Et curieusement, ce sont les filles qui paraissent aujourd'hui le plus motivées. Sans doute le poids de l'histoire et le désir de perpétuer, sous des cieux plus radieux, cette singulière lignée de femmes à la tête du clos Bagatelle.