LES VENDANGES DE BOZCAADA sont en grande partie réalisées à la main, souvent par des femmes. Elles commencent généralement entre la mi-août et début septembre. © E. BALTA
MEHMET TALAY, un des deux frères propriétaires du domaine Talay, aime rappeler que l'île, appelée autrefois du nom grec de Ténédos, produit du vin depuis l'Antiquité. © M. DUMEURGER
OLIVER GAREIS, PROPRIÉTAIRE DU DOMAINE AMADEUS, (ci-dessus) s'inquiète des nouvelles mesures qui compliquent le travail des producteurs de vin de l'île. © M. DUMEURGER
Le responsable de production du domaine, Suudi Orkan (ci-contre), présente les nouvelles étiquettes que l'on doit coller sur toutes les bouteilles depuis le mois de juin, et qui rappellent que la réglementation s'est durcie. © M. DUMEURGER
C'est un petit caillou argileux semé dans la mer Égée. Une île turque où l'on produit du vin depuis l'Antiquité. Au fil de son histoire, Bozcaada a toujours vu pousser des vignes, même sous l'Empire ottoman, où les populations grecques non musulmanes étaient alors chargées de produire le vin.
Aujourd'hui, sur cette île de 2 500 habitants, presque la moitié de la population vit de la viticulture. Le reste travaille dans la pêche ou le tourisme. Au total, six domaines se partagent la production de vin, achetant du raisin à des cultivateurs locaux ou des environs de l'île. Quant au vignoble, il couvre 1 065 hectares, avec des cépages locaux comme le kuntra et le karalahna en rouge, ou le vasilaki en blanc.
Mais depuis quelques années, à cause du gouvernement islamo-conservateur du président Erdogan, les producteurs de vin broient du noir. Peu à peu, une législation plus contraignante voit le jour. Les restrictions se multiplient. Déjà, en décembre 2013, la nouvelle loi sur le commerce a alourdi les taxes sur le vin. À présent, elles s'élèvent à 3 livres par bouteille de 75 cl (plus d'un euro), un montant auquel s'ajoutent 18 % du prix de la bouteille. Les taxes s'additionnant à l'inflation, les prix du vin grimpent en flèche. Selon l'autorité de régulation de l'alcool et du tabac, ils ont augmenté de 163 % depuis 2004.
Mais ce n'est pas tout. Votée en 2013, la nouvelle loi sur l'alcool met en place une foule de petites limitations au quotidien. La dégustation et la vente d'alcool sont à présent prohibées entre 22 heures et 6 heures du matin. Les lieux de vente doivent être intérieurs et dissimulés, avec des vitres teintées par exemple. La publicité est interdite. À Bozcaada, la fameuse fête des vendanges a dû être rebaptisée fête du raisin. Tout comme la route des vins, devenue la route du raisin...
La législation est un casse-tête. Depuis juin 2014, toutes les étiquettes doivent comporter des avertissements supplémentaires et il est interdit de consommer de l'alcool à moins de cent mètres d'un lieu de culte ou d'enseignement. Les professionnels se demande comment appliquer cette dernière mesure. « Tout va dépendre de l'autorité locale et de la police. D'autant plus que cette législation sur les lieux de culte et celle sur les taxes relèvent de ministères différents. C'est un vrai casse-tête pour obtenir une réponse claire à nos questions, peste Oliver Gareis, producteur de vin sur l'île. Pourtant, en cas de non-respect, les amendes coûtent très cher. »
Cet Autrichien turcophone a créé le domaine Amadeus, en 2009. Guidé par un oenologue italien, il produit environ 300 hl de vin par an, dans une cave moderne, équipée de cuves en Inox.
Dans l'île, c'est le premier à avoir planté du cabernet-sauvignon et de la syrah. « J'aime bien proposer des vins standards et cultiver en parallèle des raisins qui ont une histoire, comme le zlatina, que nous avons rapporté d'une petite île croate. » Une production atypique pour le pays.
Oliver Gareis a l'habitude des contraintes. Il a mis sept ans pour créer Amadeus et obtenir toutes les autorisations nécessaires. Mais là, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. « Parfois, je me décourage. Je me dis que je vais tout arrêter. À Boz-caada, nous sommes des petits domaines et, si nous voulons faire de la qualité, toute cette législation rend les choses plus difficiles. »
Responsable de l'office du tourisme de Bozcaada, Yahya Goztepe ne décolère pas non plus. Originaire de l'île, sa famille a toujours cultivé des vignes et vendait auparavant ses raisins à Talay, le plus grand domaine de l'île. « Pour le moment, toutes leurs réformes n'affectent pas l'économie de l'île, mais j'ai bien peur que petit à petit ils en viennent à interdire purement et simplement l'alcool dans le pays. » Yahya Goztepe a d'ailleurs anticipé. Il a décidé de ne plus vendre tous ses raisins pour le vin. Il a lancé une gamme de produits non alcoolisés : jus de raisin, confitures, raisins secs...
Chez Talay, premier producteur de l'île, on produit 6 000 hl par an. Mehmet Talay, un des deux frères propriétaires, confirme : « Jusqu'ici, ni la consommation ni la vente ne semblent affectées. Mais tout le monde attend de voir comment la législation sera appliquée. » Car les intentions du gouvernement, elles, paraissent plutôt limpides. En 2013, alors premier ministre, Recep Tayyip Erdogan avait déjà déclenché la polémique en affirmant que l'ayran (boisson à base de yaourt) était la boisson nationale turque, plutôt que la bière ou le raki, cette boisson anisée qui se marie très bien avec la cuisine au yaourt. Quant à Bozcaada, il a dit qu'il préférerait y voir planter des oliviers à la place des vignes.
La consommation du vin augmente en Turquie. « Bien sûr, nous sommes un pays musulman mais les anciens savaient déjà que nous avons un terrain favorable à la culture de la vigne », défend Mehmet Talay. Confidentiels, les vins de Bozcaada sont surtout consommés sur place par les touristes et dans quelques restaurants branchés d'Istanbul. Car, malgré la politique du gouvernement, la consommation de vin augmente en Turquie. Entre 2008 et 2012, elle est passée de 38 à 60 millions de litres. Et, même si la population reste très attachée au raki, les milieux aisés affectionnent de plus en plus le vin.
Âgé d'une vingtaine d'années et originaire de Bozcaada, Günay Yurdakul reprendra bientôt le petit domaine de Camlibag, le plus ancien de l'île, où il a déjà travaillé. Il vient de finir ses études à Istanbul. Le jeune homme reste confiant dans l'avenir. D'un haussement d'épaule, il balaie les inquiétudes des aînés. « Depuis l'Antiquité, Bozcaada produit du vin. Ce n'est pas un gouvernement qui va détruire tout cela. »
Bozcaada, la turque égéenne
À l'entrée du détroit des Dardanelles, Bozcaada est une des rares îles turques en mer Égée, une destination prisée par les Stambouliotes qui y viennent en week-end ou en vacances. Avec ses 40 km2, ses plages vierges, son petit port de pêche et ses terres couvertes de vignes, Bozcaada est aussi une île chargée d'histoire.
Autrefois appelée Ténédos, d'abord grecque puis successivement romaine, byzantine et vénitienne, elle intègre ensuite l'Empire ottoman. En 1923, le traité de Lausanne signe son rattachement à la Turquie. Aujourd'hui, une petite minorité grecque y habite toujours. Deux minarets et un clocher témoignent de sa double identité.