Pour les soldats confrontés à des conditions de survie exécrables et au risque permanent d'une mort affreuse, lorsque « le Dieu pinard arrive (...), le moral d'un seul coup remonte à 100 degrés », note un officier de la Grande Guerre. L'état-major a donc déployé les grands moyens pour leur fournir ce précieux remontant.
Pour soutenir le moral des troupes, pour les tenir, et même les abrutir avant de les envoyer au carnage selon certains historiens, il n'a pas lésiné. Il a tout mis en oeuvre pour acheminer des millions d'hectolitres de vin et d'eau-de-vie vers le front. Achat, collecte, stockage, transport, distribution : le défi logistique est sans précédent. Les besoins sont colossaux : en 1914, ils s'élèvent à près de 9 300 hl de vin par jour pour une ration quotidienne de 0,25 l par poilu. Ils seront doublés en 1915 et triplés en 1917 et 1918. Ces chiffres ne tiennent pas compte des 2 500 hl d'alcool quotidien de la ration de base de l'armée, ni des achats privés massifs des soldats sur place, ni « des rations fortes » d'alcool fort, distribuées par les commandants de compagnies, à leur discrétion, avant les assauts.
C'est l'intendance de l'armée qui gère les approvisionnements « officiels ». Elle achète les vins, affrète des trains spéciaux et réquisitionne les transports pour ravitailler le front. La récolte de 1914 est tout à fait exceptionnelle, 60,3 millions d'hectolitres. Dans la crainte d'un effondrement des cours, le Midi, première région productrice, s'empresse de faire un don exceptionnel aux poilus de 200 000 hl de vin dont 100 000 hl provenant du seul département de l'Hérault. La région ne manquera pas ensuite d'en faire une formidable publicité.
En 1915, la situation est tout autre. Faute de bras dans les vignes, la production chute à 20 millions d'hectolitres. Même si elle remonte à 36 millions en 1916 et 38 en 1917, elle reste insuffisante pour alimenter les civils et les troupes. Les soldats ont la priorité. L'armée met en place des réquisitions, à hauteur d'un cinquième de la récolte en 1915 et 1916. Puis d'un tiers en 1917 et 1918.
« Les grands crus sont exonérés de réquisitions de même que les paysans qui produisent moins de 15 hl en 1915 et moins de 30 hl en 1916 », souligne Charles Ridel, chercheur et professeur agrégé d'histoire. L'état-major achète également des vins à l'étranger (Espagne, Portugal, Grèce et Amérique du Sud).
L'armée emploie des milliers de wagons-foudres et de wagons-plateformes qui transportent tonneaux ou bouteilles. Ainsi, « 159 wagons-plateformes seront nécessaires pour acheminer les 800 000 bouteilles du champagne de la victoire, achetés au tarif unitaire de 2,50 francs et distribués aux poilus le 14 juillet 1916 », relève Charles Ridel. Les boissons arrivent ensuite dans 23 centres de redistribution, les stations magasins. De là, des camions les distribuent aux cantonnements dans la zone des armées.
Là, des marchands privés vendent aussi directement aux soldats. Très souvent, ils sont accusés de faire « des profits honteux » sur le dos des poilus et de leur vendre « du poison ». Les fraudes et les arnaques sont très nombreuses. « Je trouve un peu fort que les civils qui sont restés ici ne cherchent qu'à nous exploiter. Je suis dans un village qui nous vend le vin ordinaire 2 francs le litre [alors que leur solde n'est que de 1 F par jour, NDLR]. C'est malheureux de se faire tuer pour du peuple pareil », écrit un soldat. Ou cet autre poilu qui regrette que le vin ordinaire fasse souvent défaut à sa coopérative militaire : « Pour les gars [...], il n'y a jamais rien sauf le champagne et le vin bouché », vendus 2 à 4 F la bouteille.
Afin d'éviter les abus, en 1916, l'état-major généralise le principe des « camions bazar ». « Un opérateur privé gère les commandes mais les achemine par les camions de l'armée, explique Charles Ridel. De plus, les prix par type de vin sont fixés par l'intendance. » De même, les coopératives militaires se généralisent en 1916. Elles proposent du vin bouché avec l'objectif de faire concurrence aux négociants indépendants et aux camions bazar. Le 11 novembre 1918, l'Armistice est signé. À l'arrière, la France célèbre la victoire. Les poilus, eux, ne seront démobilisés qu'en 1919, et 1920 pour les derniers.
Les Poilus ont la parole, lettres du front de Jean Nicot. Fusillés pour l'exemple livre d'André Bach et documentaire de Patrick Cabouat. Le Vin à travers les âges de J.-F. Gautier. Lettres du contrôle postal et L'armée et les boissons alcoolisées entre 1914 et 1918 : des liaisons dangereuses ?, conférences de C. Ridel.