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BORDEAUX... Des vents contraires

COLETTE GOINÈRE - La vigne - n°274 - avril 2015 - page 10

Les ventes à l'export et dans les grandes surfaces françaises reculent. Le prix d'achat du bordeaux rouge en vrac repasse sous les coûts de production. Malgré cela, le vignoble veut rester confiant.
PIERRE DE ROQUEFEUIL, qui a repris la propriété de son père Thierry, 25 ha en AOC Bordeaux,  est confiant : «Je crois que la viticulture a toujours été faite de cycles, avec des hauts et des bas. » © P. ROY

PIERRE DE ROQUEFEUIL, qui a repris la propriété de son père Thierry, 25 ha en AOC Bordeaux, est confiant : «Je crois que la viticulture a toujours été faite de cycles, avec des hauts et des bas. » © P. ROY

Un net recul. En 2014, les ventes de vins de Bordeaux ont chuté de 8 % en volume. Elles ont baissé dans les grandes surfaces françaises et à l'export, les deux principaux débouchés. Les raisons ? « Nous sommes confrontés au retrait chinois. À cela s'ajoute l'effet du millésime 2013 marqué par une petite récolte et une qualité médiocre. Du coup, nos clients se sont tournés vers d'autres appellations. Aujourd'hui, nous sommes très vigilants sur nos achats, sur les qualités et sur les prix », analyse Pierre Vieillefosse, directeur des achats de la maison de négoce Yvon Mau.

Un marché du vrac trop bas. Ces mauvais chiffres et cette prudence se répercutent sur le marché du vrac de l'appellation Bordeaux. Depuis le début de la campagne, des négociants achètent des lots de bordeaux rouge autour de 1 050 € le tonneau de 900 l, soit 117 €/hl. De quoi provoquer l'émoi chez les jeunes agriculteurs girondins. Début mars, ils ont pointé du doigt « des prix irréalistes », alors que le coût de revient est à 1 200 € le tonneau, soit 133 €/hl. Ils ont lancé un appel aux viticulteurs pour qu'ils ne cèdent pas à la baisse.

Fort de son expérience, Olivier Feyzeau, 50 ans, du château La Capelle, à Arveyres (Gironde), a tenu bon. « J'écoule mes 1 500 hl à 70 % en vrac, le restant en bouteilles. J'ai décliné les propositions de négociants à 1 050 et 1 100 € le tonneau. Finalement, ma récolte est partie à 1 200 €. À ce prix-là, je couvre les frais et je joins les deux bouts. Mais je ne peux pas renouveler le matériel. J'aspire à ne plus faire de vrac. »

Pour Didier Lacoste, courtier à Libourne : « Le négoce s'est fait avoir avec le millésime 2013. Compte tenu de la faible récolte, il s'est couvert très tôt en achetant très cher. Aujourd'hui, il veut faire payer la production. »

Reste à savoir de quoi l'avenir sera fait. Bordeaux traverse-t-il une simple période de flottement ? Y a-t-il péril en la demeure ? Philippe Malet, acheteur de vrac et de petits châteaux à la maison de négoce Sovex, ne s'affole pas. « Il faut être patient, explique-t-il. Le marché va repartir. Le millésime 2014 s'annonce très correct. En juin, le salon Vinexpo donnera la température en matière de business. »

Xavier Coumau, président des courtiers de Gironde, se dit « optimiste quant au maintien des cours, mais pessimiste pour la trésorerie des viticulteurs et des négociants fragilisés. Les viticulteurs ont longtemps subi des cours très bas. Les négociants sont pénalisés par le millésime 2013 qu'ils ont acheté cher et qui leur reste sur les bras ».

Qu'en pensent les organisations professionnelles ? À l'ODG des Bordeaux et Bordeaux supérieur, Hervé Grandeau, son président, se dit « relativement confiant ». Il encourage ses adhérents à ne pas lâcher en dessous de 1 200 € le tonneau. « C'est un prix cohérent pour les producteurs et les négociants. Et c'est un minimum », indique-t-il. Bernard Farges, président du CIVB, affirme lui aussi « ne pas être inquiet. Les stocks sont à l'équilibre. La récolte 2014 est bien perçue. Les prix se tiennent. Le marché chinois frémit de nouveau. Et des signaux encourageants apparaissent après le salon ProWein ».

Pour calmer le jeu, Pierre Vieillefosse rappelle que le millésime 2012 doit être « la boussole. Il faut revenir à ces niveaux de prix, avec une petite hausse. Ce qui nous amène à 1 150 €, voire 1 200 € maximum le tonneau (128 à 133 €/hl) ». Et d'ajouter : « Le millésime 2013 est une anomalie. Il ne peut pas servir de référence en matière de prix. Il faut sortir des blocages pratiqués par la production en début de campagne. On doit alimenter le marché. »

Sur le terrain, des viticulteurs gardent le moral après la bonne récolte 2014. Du côté de la coopération, Philippe Hébrard, directeur de la cave de Rauzan, avance ses chiffres : « Nous avons vendu nos bordeaux à 1 300 € le tonneau pour les trois couleurs. Soit 3 € de plus que l'an dernier. » Il n'empêche, il dénonce le négoce qui spécule à la baisse.

À Saint-Martin-du-Puy, Francis Peyré n'est pas pressé de vendre son vin. Vracqueur, il produit 650 hl dont 500 hl de bordeaux rouge sur 12 ha. Il fait confiance à son courtier qui l'enjoint d'attendre des cours plus hauts.

À 25 ans, Pierre de Roquefeuil représente la quatrième génération à la tête du Château de Pardaillan, à Lugon-et-l'Île-du-Carney. Il vient de reprendre cette propriété familiale de 25 ha en AOC Bordeaux. Il produit 1 200 hl écoulés à 50 % en vrac et le restant en bouteilles. « Ma passion, c'est le vin. J'ai toujours voulu reprendre le flambeau, en sachant que c'était compliqué. Mais je crois que la viticulture a toujours été faite de cycles, avec des hauts et des bas. »

Après des études de droit et quelques mois passés au Chili, Pierre de Roquefeuil intègre la propriété en 2013. Certains de ses voisins ont cessé leur activité. Des maisons de négoce ont fermé. Pas de quoi entamer la détermination du jeune homme qui fourmille de projets : rachat de 20 ha de vigne pour s'agrandir et réduire les coûts de production, refonte du site web, création de cuvées spéciales et participation renforcée aux salons.

Reste une ombre au tableau : la baisse de la consommation française de vins. « C'est un problème pour moi qui n'ai pas encore les moyens d'aller à l'export », lâche-t-il. Sa vraie peur est là.

TROIS INDICATEURS ORIENTÉS À LA BAISSE

- 9 % à l'export

En 2014, le volume des exportations toutes AOC de Bordeaux confondues s'est élevé à 2,1 millions d'hl contre 2,31 millions d'hl en 2013.

- 6 % dans la GD

En 2014, Bordeaux a vendu 1,34 million d'hl toutes AOC confondues dans la GD française, contre 1,43 million d'hl en 2013.

- 15 % sur le vrac

Le cours du bordeaux rouge tous millésimes est passé de 144 €/hl, prix moyen de campagne 2014-2015, à 122 €/hl en février 2015.

Le Point de vue de

1 200 € LE TONNEAU (133 €/HL) EST-CE SUFFISANT ?

« Non. Je couvre mes charges, mais je ne peux pas investir »FABIEN RIBEREAU, 40 ANS, 50 HA À CADARSAC, AOC BORDEAUX

« Toute ma récolte est écoulée par le négoce. Le début de campagne a été marqué par l'attitude d'un négociant qui proposait 1 100 € le tonneau. D'autres se sont calés sur lui. Cependant, j'ai pu vendre à 1 200 € la moitié de ma récolte. À ce prix-là, je couvre mes charges, j'entretiens le vignoble, mais je ne peux pas investir alors que j'aurais besoin de changer d'outils, d'investir dans le chai et dans les vignes. En fait, je vends mon vin au même prix qu'en 1996. Je ne fais pas de perte mais je ne fais pas de gras. C'est compliqué de rentabiliser une exploitation. J'ai cinq saisonniers en ce moment et un permanent. L'équation est difficile à résoudre. L'idée de changer de métier m'a traversé l'esprit. Mais cette exploitation m'a été transmise par ma famille. Je regrette qu'il n'y ait pas de lobby au niveau de la production pour tenir les cours. L'ODG ne peut pas s'occuper du cahier des charges de l'AOC et mener ce combat syndical. Le mélange des genres n'est pas souhaitable. ».

Le Point de vue de

1 200 € LE TONNEAU (133 €/HL) EST-CE SUFFISANT ?

« Mon prix de revient est autour de 1 300 € »NATHALIE ESCAICHE, 45 ANS, VIGNOBLES ESCAICHE, AOC BORDEAUX ET SAINT-ÉMILION, À SAINTE-TERRE

« Je suis très en colère. Depuis dix-huit ans, date de mon installation, je me bats pour essayer de m'en sortir. Je travaille beaucoup et je ne suis pas récompensée de mes efforts pour élaborer des vins qualitatifs. Sur 900 hl de récolte normale, j'écoule 90 % en vrac et 10 % en bouteilles. J'ai voulu négocier le tonneau de bordeaux rouge à 1 250 €. J'ai été obligée d'accepter un contrat à 1 100 € car ma trésorerie est très tendue. J'ai perdu 80 % de la récolte 2013. Je me rends compte qu'un seul négociant fait la pluie et le beau temps. Les autres le suivent. Avec 1 100 € le tonneau, je ne peux pas me payer. Mon époux est salarié, je suis gérante de la SCEA. Mon prix de revient est à 1 300 €. J'ai un prêt de 50 000 € à rembourser sur cinq ans. Cela fait plusieurs années que je ne paie plus le fermage à mon père. Je lui dois 150 000 €. Je n'ai pas de vision à moyen terme. Je m'essouffle. Mais je vais continuer par respect pour mon père qui a créé la propriété. Je regrette que l'ODG et le CIVB ne nous aident pas davantage. C'est à eux de se battre. Le CIVB nous « bassine » avec des campagnes de pub. Il ferait mieux de nous défendre face au négoce. Il faudrait que j'aille davantage vers la bouteille. mais cela demande des investissements. Ma chance, c'est que j'ai 1,94 ha en saint-émilion que je négocie à 3 500 € le tonneau. »

Le Point de vue de

1 200 € LE TONNEAU (133 €/HL) EST-CE SUFFISANT ?

« C'est un minimum »PHILIPPE ABADIE, DIRECTEUR DU SERVICE DÉVELOPPEMENT DE LA CHAMBRE D'AGRICULTURE DE LA GIRONDE

« Chaque année, nous éditons le "référentiel du vigneron" bordelais où nous calculons tous les coûts et les prix de revient en fonction de quatre types d'exploitations. Pour un domaine de 35 ha en vignes larges (3 334 pieds), récoltant 50 hl/ha, positionnée sur le vrac, le prix de revient est de 1 250 € le tonneau, soit 139 €/hl. Cela permet de rémunérer la main-d'oeuvre et de vivre sur une exploitation qui est en rythme de croisière. Mais pas question de faire de lourds investissements. Deuxième cas de figure : pour une propriété de 25 ha, toujours en vignes larges et avec un rendement de 50 hl/ha, le prix de revient grimpe à 1 349 € le tonneau (150 €/hl). Troisième cas : pour une propriété de 15 ha, à 50 hl/ha, mais en vignes étroites, le prix atteint 1 670 € le tonneau (186 €/hl). Et dernier cas : pour une propriété en bio de 15 ha, à 4 500 pieds/ha, 45 hl/ha, le prix de revient en vrac se situe à 2 069 € le tonneau (230 €/tonneau). 1 250 € le tonneau, c'est donc un prix plancher pour notre région. »

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