« Le monopole, c'est bon pour le contribuable (qui paie moins d'impôts), mais moins pour le consommateur (qui a moins de choix) », tranche Denis, un Québécois amateur de vins français rencontré lors de la dernière édition de Bordeaux fête le vin à Québec (BFV-Q). Ce monopole, c'est la Société des alcools du Québec (SAQ), la seule autorisée à vendre aux particuliers et dont les bénéfices alimentent les caisses de la Belle Province.
Des consommateurs québécois connaisseurs
Bien qu'il soit aussi difficile d'y entrer que d'y rester, tous les opérateurs s'accordent à dire que le jeu en vaut la chandelle. En effet, les Québécois privilégient les vins de l'Ancien Monde. Ils consomment 24 litres de vin par an et par habitant, à l'européenne, au gré des occasions de convivialité. « Ils sont très curieux et ouverts d'esprit. Il est rare qu'ils boivent régulièrement le même vin », précise le sommelier Philippe Lapeyrie, porte-parole de BFV-Q.
À ces consommateurs éclairés, « nous pouvons parler de régions et d'appellations, alors que dans le reste de l'Amérique, il vaut mieux en rester aux cépages », indique Gilles Goulet, le directeur du service des achats de la SAQ. Pour répondre à leurs exigences, l'entreprise a décliné ses magasins (que l'on appelle succursales) sous quatre bannières distinctes : « Signature », pour le caviste haut de gamme ; « Sélection », qui représente la grande surface généraliste ; « Classique », pour le magasin de quartier, et « Dépôt », une série d'entrepôts qui fonctionnent sur le principe du cash & carry.
Deux référencements distincts
La SAQ distingue deux catégories de vins qu'elle sélectionne différemment : les vins courants et les vins de spécialité. Les premiers représentent les gros volumes, 1 200 références et 80 % du chiffre d'affaires de la SAQ. Ces vins sont disponibles en permanence. Leur placement dans les différents magasins est décidé au siège du monopole, à Montréal. Pour les choisir, la SAQ lance chaque année soixante à soixante-dix appels d'offres auxquels 1 200 entreprises répondent. Pour être retenu, un opérateur doit non seulement fournir des volumes importants, mais également s'engager dans des investissements promotionnels.
Bien plus fournie, la catégorie des vins de spécialité compte 10 000 références mais ne représente que 20 % du chiffre d'affaires de la SAQ. Pour y entrer, les opérateurs déposent des candidatures spontanées présentant leur vin, son prix, ses atouts, etc. Chaque année, le monopole reçoit ainsi 8 000 candidatures et en retient 400 à 600. Chaque boutique est libre d'introduire ou non ces vins dans son assortiment.
« Ces deux référencements apportent de la flexibilité à notre réseau de distribution. Nous pouvons ajuster notre offre aux besoins des consommateurs », souligne Roger Thibault, directeur de la bannière SAQ Signature.
Monopole d'État oblige, la SAQ note les vins selon une grille précise pour procéder à ces choix. Elle prend en compte la notoriété du vin (médailles, notes dans la presse...), le budget mobilisable pour la promotion (achats de place en rayon, organisation d'événements, rabais...), la note de dégustation à l'aveugle par les acheteurs de la SAQ et l'implication du producteur dans le développement durable. L'acheteur Gilles Goulet admet qu'« un vin connu a plus de chance d'être référencé. Mais on donne aussi leur chance à des vins peu connus qui sont des coups de coeur et ont un excellent rapports qualité-prix ».
Un marché difficile d'accès
Optionnel en théorie, le recrutement d'un agent est incontournable dans les faits. Celui-ci représente l'exportateur sur place et rencontre les acheteurs de la SAQ pour leur présenter ses vins et répondre à leurs questions. Cependant, en trouver un n'est pas sans difficultés, comme en témoigne la vigneronne Corinne Sicard (Château Coutelor la Romarine, en appellation Sainte-Foy-Bordeaux) : « Depuis trois ans, je cherche le bon agent, qui va croire dans mes produits et les promouvoir auprès de la SAQ. »
« La clé d'entrée du marché, c'est la catégorie des spécialités », explique la négociante Clémentine Quéraux, responsable export Canada et New Jersey pour Barton & Guestier, du groupe Castel. C'est la seule porte ouverte aux petits producteurs. Pour d'autres, mieux vaut démarrer par une importation libre. Cette seconde voie permet aux restaurateurs et aux clubs de dégustation de faire venir les cuvées de leur choix. Elle reste néanmoins très minoritaire, représentant seulement 4 % des vins importés au Québec (530 000 caisses en 2014). Même dans ce cas, les importations passent par l'intermédiaire administratif, logistique et fiscal de la SAQ. Et bien que le monopole ne choisisse pas les vins, il garde un oeil sur eux. « Certains vins atteignent de tels volumes en restauration qu'ils piquent notre intérêt au point de susciter un référencement », glisse Maxime Desjardins, du service produits de spécialité à la SAQ.
Une fois référencé, il s'agit d'y rester. Car dès lors que les vins ne réalisent pas leurs objectifs de vente, ils sont remplacés. Pour éviter ce sort, les opérateurs doivent venir en renfort de leur agent pour participer aux dégustations et autres wine dinners organisés par la SAQ, rencontrer les responsables des boutiques, etc. Pour la négociante Clémentine Quéraux, « le marché est très contraignant, mais il y a des opportunités pour ceux qui font le pari d'être présent et persévérant ».
Au Québec, rien n'est acquis. Y compris pour la SAQ, elle-même soumise à de vives critiques en raison de sa position monopolistique. Le récent rapport de la députée Lucienne Robillard conseille ainsi une libéralisation du marché, pour se mettre à l'heure d'Internet.
Le Point de vue de
LAURENT GÉRARD, CHÂTEAU L'ESCART, À ST-LOUBÈS (GIRONDE), 35 HA, 150 000 COLS/AN
« On ne peut pas se contenter de livrer des conteneurs »
« On peut rentrer sur un coup de bol à la SAQ. Il faut avoir le bon produit, au bon moment, au bon prix, avec les bonnes notes et médailles. Ensuite, le plus difficile c'est de rester référencé. Nous sommes depuis une vingtaine d'années au Québec. Ce marché représente 20 % du volume total de nos ventes. Notre bordeaux y est vendu 14,20 € (19,90 $ can.). Cela demande des efforts réguliers de promotion et de présence. Je me rends deux à trois fois par an au Québec pour des séjours d'une semaine durant lesquelles je visite six à huit succursales ainsi qu'un ou deux restaurants par jour. Car le marché est concurrentiel, même s'il est régi par un monopole. Il est rare qu'un producteur puisse se contenter de livrer des conteneurs. »