Au moment terrible de la succession, il arrive très souvent que les héritiers se déchirent. La jurisprudence regorge d'affaires où frères et soeurs contestent mutuellement leurs droits. L'un des plus fréquents concerne la créance de salaire différé.
le salaire différé est le montant qu'un héritier est en droit de réclamer après le décès de ses parents lorsqu'il a travaillé sur leur exploitation. Ce droit repose sur le principe de non-rémunération. Les enfants qui ont aidé à la ferme pendant des années sans avoir perçu un salaire ont participé à la croissance de l'exploitation familiale. Au moment de faire le partage entre frères et soeurs, il semble logique qu'une part de leur dur labeur leur revienne. Le ou les héritiers en question sont donc en droit de demander un salaire différé, lequel sera soustrait au montant de la succession.
C'est ce qui est arrivé à deux frères, Arthur et Martin. Alors que le premier avait passé de longues années au domaine, aidant ses parents puis sa mère devenue veuve, le second avait choisi une autre voie. À la disparition de leur mère, le conflit fait jour. Arthur réclame un salaire différé que Martin refuse.
Tout commençait bien pour Arthur : en première instance, le magistrat lui accorde le bénéfice du salaire différé au vu des bons et loyaux services rendus à ses défunts parents. En effet, pour le code rural (article L 321-13), « les descendants d'un exploitant agricole qui, âgés de plus de 18 ans, participent directement et effectivement à l'exploitation, sans être associés aux bénéfices ni aux pertes et qui ne reçoivent pas de salaire en argent en contrepartie de leur collaboration, sont réputés légalement bénéficiaires d'un contrat de salaire différé (...) ».
Mais Martin, son frère, décide de faire appel. Là, surprise, la cour déboute Arthur. Comme l'indique le code rural, trois conditions sont nécessaires à l'octroi du salaire différé : avoir plus de 18 ans, avoir participé au travail de l'exploitation et ne pas avoir été rémunéré en retour. Encore faut-il pouvoir en apporter la preuve, charge qui revient au demandeur, c'est-à-dire à Arthur.
Si les deux premières conditions sont aisées à prouver, la dernière est plus délicate. Dans son argumentaire, la cour d'appel ne remet pas en cause la participation d'Arthur aux travaux de l'exploitation et trouve même sa demande de salaire différé justifiée. Mais elle pousse le raisonnement jusqu'au bout et, faisant observer qu'il ne peut prouver l'absence de rémunération, elle lui refuse la possibilité de bénéficier du salaire différé.
Mais les juges sont allés trop loin, ce que l'avocat d'Arthur va démontrer devant la Cour de cassation. En effet, Martin n'a jamais contesté le fait que son frère ait travaillé sans être payé. Il était conscient qu'Arthur a aidé ses parents de nombreuses années sans contrepartie. C'est le juge d'appel qui a pris la liberté d'exiger d'Arthur qu'il apporte la preuve de ses dires. Lui seul a relevé ce point. Plus fort, il n'a pas exigé de débat contradictoire sur ce point entre les deux protagonistes, comme l'impose pourtant l'article 16 du code de procédure civile. Le juge ne peut ainsi « fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ».
Le juge suprême casse l'arrêt et renvoie la fratrie devant une autre cour d'appel. De fait, celle-ci sera amenée à demander à Martin de prouver que son frère a été rémunéré, ce qui pourrait être la seule justification juridique pour lui refuser le salaire différé. Autant dire que le juge en revient à une jurisprudence ancienne pour le cas présent. Mais, la plupart du temps, face à la question du salaire différé, la première chose que contestent les héritiers, c'est bien le fait que leur frère ou soeur n'ait (ou pas) reçu de rémunération en échange de son travail.
Cour de cassation, 24 juin 2015, n° 14-17528