Tous les oenologues font le même constat : les vignerons ne réhydratent pas leurs levures correctement. Souvent parce qu'ils ne disposent pas d'arrivée d'eau chaude ou parce qu'elle est mal placée. « Personne n'a envie de parcourir 150 mètres en portant des seaux de 40 litres d'eau chaude, comprend Daniel Granès, responsable technique à l'ICV. Il nous arrive aussi de voir des cavistes prendre la température du levain au doigt mouillé, sans thermomètre, alors que des études ont montré que c'est le paramètre le plus important pour la survie des levures. »
Daniel Granès regrette également le discours de certains vendeurs de levures : « Il y en a qui préconisent aux vignerons de mettre du sucre et de l'azote dans l'eau ou d'utiliser un moût non sulfité. Et après on s'étonne de voir des fermentations languissantes et des problèmes de Bretts. » Dès lors, les oenologues de l'ICV doivent sans cesse rappeler les bonnes pratiques à leurs clients : il faut réhydrater les levures dans de l'eau pure à 37 °C, éventuellement avec des nutriments.
Deux fournisseurs ont trouvé la parade. Depuis cinq ans, nobrands et Fermentis distribuent des LSA qui ne se réhydratent pas. En 2012, nobrands a en effet lancé l'In-Line-Ready, un mélangeur qui disperse dans les moûts des levures sèches « enrobées ». Au même moment, Fermentis a perfectionné le procédé de production de ses levures et sorti sa première LSA « easy-to-use » que l'on peut réhydrater dans de l'eau froide ou disperser directement dans une cuve, sans impact sur le déroulé de la fermentation. Contrairement à celle d'nobrands, la solution de Fermentis ne nécessite aucun investissement en matériel.
Pour Étienne Dorignac, chef de produits chez Fermentis, l'obtention de levures « faciles d'emploi » ne dépend que de la production et du séchage des levures, et non de la souche. Fermentis joue sur plusieurs facteurs. « D'abord, nous veillons à ce que les levures soient affamées lorsque nous arrêtons leur multiplication, pour qu'elles se jettent sur le sucre du moût. Nous nous assurons aussi qu'elles ne sont pas en train de bourgeonner, pour préserver leur membrane. Lors du séchage, nous leur apportons un émulsifiant à base d'huile végétale et nous favorisons leur synthèse de tréhalose, un dissacharide qui améliore leur résistance. Nous avons finalement adouci le séchage pour qu'il ait le moins d'impact possible sur la viabilité des levures. »
Pour chaque souche produite suivant ce protocole, Fermentis lance une batterie de tests dans des moûts plus ou moins difficiles. « Nous faisons toujours le même constat : lors d'une inoculation directe, la viabilité des levures reste haute, autour de 85 %. Et ni la cinétique fermentaire ni le profil des vins ne sont impactés », assure Étienne Dorignac. Pour cette campagne, Fermentis propose sept LSA « easy-to-use ».
Lallemand considère la réhydratation des levures comme une étape indispensable à leur efficacité lors de la fermentation, contrairement à Fermentis et nobrands. « Elle permet de régénérer la membrane, qui protège la levure des stress auxquels elle est confrontée dans le moût (cuivre, SO2, pH, sucres...). Les conditions de production peuvent augmenter sa résistance, mais c'est insuffisant. Tant que l'on n'aura pas sélectionné des souches qui résistent à ces différents facteurs de stress, on ne pourra pas se passer de la réhydratation », indique Anthony Silvano, responsable développement et application chez Lallemand.
À l'ICV, Daniel Granès ne croit pas non plus que la non-réhydratation puisse fonctionner sur toutes les souches. Il l'a testé avec les LSA commercialisées par son entreprise (voir encadré ci-contre). Il soutient que ce mode opératoire n'est possible qu'avec certaines souches et dans des conditions faciles de fermentation. « Je ne vois pas comment cela pourrait marcher avec une levure sensible au facteur "killer", ajoute-t-il. Or, Fermentis en a validé une en "easy-to-use" l'année dernière. J'ai peur que d'autres distributeurs suivent cette voie et que les problèmes fermentaires se multiplient. »
nologue-conseil pour le laboratoire Natoli, Adeline Bauvard se veut prudente. Elle travaille avec les levures Fermentis depuis plusieurs années. « Pour les rouges, je préconise souvent la Bayanus BC S103, une levure robuste et neutre du point de vue sensoriel. C'est la première que Fermentis a formulée en "easy-to-use". L'an dernier, une coopérative l'a dispersée dans une cuve lors du remplissage, sans réhydratation. »
Adeline Bauvard a suivi cette cuve et n'a rien constaté d'anormal, à savoir pas d'augmentation de la phase de latence ou de la durée de la fermentation. Lors des prochaines vendanges, elle donnera son feu vert aux caves coopératives qui veulent se passer de la phase de réhydratation. « Je vais attendre d'avoir davantage de recul pour en faire autant avec les caves particulières. Dans les coopératives, il y a toujours la possibilité de jouer avec les assemblages, mais lorsqu'on vinifie des petits volumes, on n'a pas le droit à l'erreur. » L'oenologue-conseil espère pouvoir généraliser la pratique. Elle y voit un gain de temps et un vrai plus pour les caves qui embauchent des saisonniers qui ne sont pas toujours à l'aise avec la réhydratation. « Ce sera beaucoup plus simple de leur demander de disperser le paquet de levures dans la cuve puis de procéder à un remontage », assure-t-elle.
Attention aux non-Saccharomyces
Cette année, Lamothe-Abiet et Laffort sortent tous deux une préparation de levures non-Saccharomyces dispersables dans la benne à vendange sans réhydratation. À l'ICV, Daniel Granès encourage les utilisateurs à les réhydrater malgré tout : « Nous avons testé la dispersion directe sur la vendange avec notre Saccharomyces oKay, une Torulaspora debruelcki et une Metschnikowia pulcherrima [à réhydrater, NDLR]. Seule la Saccharomyces s'est bien implantée. » En ensemencement direct, la Torulaspora n'a donné des résultats corrects qu'à très forte dose et la Metschnikowia n'a jamais été satisfaisante. « Il faut faire attention. Ce n'est pas parce que l'on utilise une non-Saccharomyces à la parcelle que l'on est protégé et que l'on peut se passer de SO2 », prévient l'expert.
L'inoculation directe testée par l'ICV
L'ICV commercialise une dizaine de LSA à réhydrater dans de l'eau à 37 °C, selon le protocole classique. Daniel Granès, directeur technique, a voulu savoir si elles supportaient une inoculation directe. Seules la K1m, l'Opale 2.0 et la levure ICV oKay ont donné de bons résultats mais à la condition d'être apportées à 1,5 fois la dose classique pour compenser le surplus de mortalité. « À 1,25 fois la dose, la phase de latence augmente. Nous avons aussi observé des montées d'acidité volatile », relate Daniel Granès.
Pour que l'inoculation directe fonctionne, il faut également que le moût à fermenter affiche moins de 13,5 % d'alcool potentiel, que sa turbidité dépasse 50 NTU et que sa température soit comprise entre 16 et 28 °C. « Si l'un de ces paramètres n'est pas respecté, le vigneron doit ajouter du Goferm Protect, riche en stérols et en oligoéléments, ou repasser sur un protocole de réhydratation classique. »
Au terme de ses essais, l'ICV a défini un deuxième groupe de levures, avec lequel la durée de fermentation augmente de 20 %, et un dernier avec lequel elle est rallongée de 50 %. « Bien sûr, on pourrait doubler les doses de levures, mais ce serait trop onéreux. » L'Institut a aussi demandé à Lallemand de lui enrober une levure afin de la préparer à une inoculation directe. Elle a donné de bons résultats mais, passant par deux usines, au coût de 45 €/kg, « alors que nous obtenons ces résultats avec trois levures à 30 €/kg, à 1,5 fois la dose ».